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1065Le secrétaire à la défense Robert Gates a défendu dans un texte minutieusement calibré la décision du président Obama d’abandonner le projet initial du BMDE, avec ses bases en Pologne et en Tchéquie. Il s’agit d’un article publié dans le New York Times, le 19 septembre 2009. Il y détaille le nouveau plan, dont il confirme les grandes lignes, en cherchant essentiellement à contrer les diverses critiques qui, à Washington, ont immédiatement suivi la décision:
• La mise en place d’une défense anti-missiles contre des missiles à courte et moyenne portée, qui se fera au niveau des unités navales (croiseur anti-missiles AEGIS, en service depuis les années 1980 et constamment modernisés depuis). Les indications sur la localisation de ces unités, mobiles par définition et ne dépendant d’aucune autorisation nationale d'interférence (autre que US), sont extrêmement vagues. «In the first phase, to be completed by 2011, we will deploy proven, sea-based SM-3 interceptor missiles — weapons that are growing in capability — in the areas where we see the greatest threat to Europe.»
• La seconde phase, quelque part autour de 2015, est encore plus vague, puisqu’elle prévoit le déploiement terrestres de missiles du système AEGIS (des Standard Missiles 3, ou SM3, en service sur les AEGIS, qui seraient améliorés et adaptés). Leur localisation est également très imprécise: «The second phase, which will become operational around 2015, will involve putting upgraded SM-3s on the ground in Southern and Central Europe.»
(Tout cela très imprécis… Mais tout est imprécis. Pour situer le cas des croiseurs AEGIS, on rappellera que c’est le croiseur AEGIS USS Vincennes, en mission de contrôle impératif dans le détroit d’Ormuz, qui, en 1988, tira un missile SM2 vers un chasseur F-14 de la Force Aérienne iranienne et abattit … un Airbus d’Iran Air, avec les quelques deux cents morts et quelques qui vont avec. [Où l’on voit que le Standard Missile, même dans ses anciennes versions, fonctionne bien.] On ne s’excusa guère à Washington parce que l’Airbus n’avait qu’à pas se trouver là et que la technologie US marche toujours aussi bien; par contre on rugit et on pleure toujours aujourd’hui à propos des morts du Boeing de Lockerbie, la même année. On se demande toujours pourquoi les Iraniens ne coopèrent pas de meilleur cœur avec les USA au premier clin d’œil venu de la Maison-Blanche et l’on est rassuré sur la protection de l’Europe par la ceinture des croiseurs AEGIS, contre des missiles dont [voir plus loin] la CIA pourrait vous expliquer demain qu’ils n’existent pas.)
• D’une façon générale, Gates fait une critique assez détaillée des plans du système BMDE initial, qui est abandonné. Il les juge inadaptés à la “menace”, statiques, insuffisants en capacités, etc. Plus encore, puisque le BMDE initial est désormais catalogué comme une idée complètement erronée, Gates nous révèle qu’elle aurait également été extrêmement lente à être mise en application. Alors qu’il y a une semaine encore, on annonçait ces missiles en service en 2012-2013 en Pologne, on apprend désormais qu’il fallait compter… 2017 – au mieux, en étant très optimiste. On en apprend tous les jours: «That plan would have put the radar and interceptors in Central Europe by 2015 at the earliest. Delays in the Polish and Czech ratification process extended that schedule by at least two years. Which is to say, under the previous program, there would have been no missile-defense system able to protect against Iranian missiles until at least 2017 — and likely much later.»
• Enfin, l’argument suprême du renseignement. Pour ce qui concerne le renseignement sur les intentions de l’Iran, le Pentagone a changé d’avis. Gates a un aveu charmant, qui est presque une vérité des plus intéressantes, une bonne mesure donnée par un orfèvre en la matière de ce qu’il faut penser des évaluations du renseignement – qui, pourtant, mènent toute la politique des USA depuis huit ans, voire depuis soixante ans…“Ayant passé l’essentiel de ma carrière à la CIA, je suis très familier du piège qui consiste à trop faire confiance aux évaluations du renseignement, qui peuvent changer du jour au lendemain”. Certes, et l’on pourrait dire la même chose des nouvelles évaluations qui, opportunément pour la politique d’Obama, écartent le danger de missiles iranien à longue portée, au profit des missiles à courte et moyenne portées? C’est la vie…
«One criticism of this plan is that we are relying too much on new intelligence holding that Iran is focusing more on short- and medium-range weapons and not progressing on intercontinental missiles. Having spent most of my career at the C.I.A., I am all too familiar with the pitfalls of over-reliance on intelligence assessments that can become outdated. As Gen. James Cartwright, the vice chairman of the Joint Chiefs of Staff, said a few days ago, we would be surprised if the assessments did not change because “the enemy gets a vote.”»
Ce texte a dans tous les cas le mérite de mettre en évidence l’extraordinaire relativité, pour rester dans les qualificatifs bienveillants, de toute cette aventure du BMDE et de celle qui suit avec le nouveau plan. Nous sommes donc dans la pénombre la plus complète pour ce qui concerne les intentions et les capacités des Iraniens, s’ils en ont – ce qui n’étonnera que ceux qui ont bien voulu croire à la dialectique américaniste de ces dernières années comme paroles d’évangile. Pourtant, Reuters, qui commente l’article de Gates dans une dépêche de ce 19 septembre 2009, précise qu’il y a tout de même une évaluation du renseignement US sur les missiles à longue portée («The Bush plan was intended to intercept long-range Iranian missiles, but Iran has yet to develop long-range missiles and U.S. intelligence recently determined that Tehran is unlikely to have such missiles until between 2015 and 2020.»). Manifestement, Gates ne s’en inquiète pas trop, sauf une vague promesse sur les habituelles capacités hors du commun de la technologie US («The SM-3 has had eight successful tests since 2007, and we will continue to develop it to give it the capacity to intercept long-range missiles like ICBMs.»). En un mot, Gates règle le problème en le réduisant à une affaire de pure “quincaillerie”, dont il dit qu’elle n’a rien à voir avec une “concession” à la Russie et qu’elle se place dans la simple évolution bureaucratique du Pentagone – ce qui ravira évidemment Dimitri Rogozine, qui, comme toujours très avisé, avait donc bien raison lorsqu’il disait le 17 septembre (voir notre F&C du 18 septembre 2009): «On entend à présent en Occident, notamment à l'OTAN, que [L'abandon déclaré par les Etats-Unis de leur bouclier antimissile en Europe] est une immense concession à la Russie... Mais ce sont avant tous ceux qui comptent obtenir de nous une contrepartie qui parlent d'une prétendue concession.»
Voilà donc comment Obama a réglé ce problème de main de maître en ratant son affaire, en ratant l’occasion de devenir l’“American Gorbatchev” qu’il doit devenir s’il veut être un grand président. Cela apparaît évident en observant la structure de l'intervention US qui a accompagné la décision.
@PAYANT L’extraordinaire, dans cette affaire, est qu’il n’y a eu, jusqu’ici, aucune intervention marquante, c’est-à-dire digne d’être rapportée, du département d’Etat, qui est pourtant concerné par les affaires de sécurité nationale. (L’étoile d’Hillary Clinton, dont on dit qu’elle est plus préoccupée par le sort des femmes africaines que par la politique extérieure, ne cesse de pâlir.) Il n’est question que d’Obama (une fois, une déclaration avant de s’en retourner à ses occupations intérieures), puis, essentiellement, de Robert Gates, c’est-à-dire du Pentagone. On est complètement retombé dans la “quincaillerie” et dans la narrative sur la “menace” iranienne, malgré le peu de cas que fait Robert Gates lui-même des évaluations de cette menace – étrange paradoxe, ou paradoxe révélateur. S’il fallait une indication que la politique extérieure des USA est et reste (avec Obama) complètement militarisée, et en plus d’une façon complètement erratique et insaisissable! (Erratique et insaisissable – voir les évaluations du renseignement selon Gates.) Cette affaire du BMDE, qui était une crise stratégique majeure en Europe, qui est traitée à Moscou par Medvedev, Poutine et Lavrov et nullement par le ministère de la défense, par les Premiers ministres et les ministres des affaires étrangères des pays de l’OTAN (quand ils s’y intéressent), est traitée ici, à Washington, pour cette phase cruciale précisément, quasiment par le seul secrétaire à la défense, et quasi uniquement selon des arguments techniques. La chose est également à consommation intérieure, pour résister aux attaques des “faucons” de service, ce qui conduit Gates à marteler, selon l'appréciation technique de la chose, que l’abandon du BMDE n’est absolument pas une concession à la Russie. Cela ne peut que remplir les Russes d’une joie extrême, eux qui n’ont ainsi rien à donner en retour à une décision présentée comme absolument unilatéraliste, qui n’aurait à voir qu’avec la seule philosophie de la bureaucratie du Pentagone. C’est une étrange et notable démonstration de l’affaiblissement de la politique extérieure qu’implique la militarisation insensée de cette politique réalisée sous l’administration Bush. Cela s’appelle récolter avec constance ce qu’on a semé avec grand zèle.
Dans ce cas, s’il y a une faute du côté US, et certes il y en a une, elle est complètement le fait d’Obama, cet homme brillant, ce “grand homme” comme dit Bonnie Greer («We have a great man in the Oval Office. With him, we are in uncharted waters. Let's help him keep the ship of state steady – and let's shut up.»)… Certes, ce “grand homme”, malheureusement et décidément incapable d’autres choses que de demi-mesures sur la voie de grandes politiques qu’il suscite, ce qui détruit d'une façon inéluctable ce qu’il y a de grand dans ses politiques. Obama a fait exactement le contraire de ce qu’il devait faire, cela pour éviter des attaques de son opposition interne à Washington qui ont lieu tout de même, en rendant le dossier absolument technique, en le donnant à Gates et à la bureaucratie du Pentagone, en le “militarisant”, c’est-à-dire en le transformant en quelque chose qui doit ressembler à tout sauf à un acte politique, et bien entendu pas à une concession aux Russes – donc un acte qui n’a rien à voir avec la Russie et tout avec l’Iran. La narrative se poursuit, même si elle est “pragmatique”, comme Gates se définit lui-même.
Bien sûr, l’affaire est politique, immensément, fondamentalement politique, et elle ouvre le débat sur la sécurité européenne qui est politique. Les Américains, eux, par avance, se placent en position de faiblesse puisqu’ils nient cette dimension politique. Le “grand homme” aux demi-mesures a raté son “coup” du siècle: prendre l’avion impromptu pour Moscou, faire une conférence de presse à Moscou aux côtés d’un Medvedev aux anges, annonçant l’abandon du BMDE, dont il aurait dit que c’était effectivement une concession à Moscou – car c’est bien le cas, et comment! – mais une concession “offensive” dans le bon sens, créative, constructive, faite de générosité politique, faite pour rétablir la confiance et lancer une “grande politique” de sécurité européenne basée sur l’entente entre les USA et la Russie. (Tandis que les croiseurs AEGIS, eux, croiseraient dans les mers qu’il faut – rassurons-nous.) La fureur eût été grande à Washington, chez les républicains et autres, mais pas plus qu’elle n’a été et qu’elle n’est aujourd’hui, puisqu’elle est toujours grande, puisqu’il s’agit pour eux d’avoir la peau d’Obama quoi qu’il fasse. En contrepartie, quelle confiance rétablie avec les Russes, qui se seraient aussitôt sentis en position de débiteurs reconnaissants! Quel prestige, quelle réaffirmation de la puissance US, par sa générosité, sa volonté d’arrangement, etc., malgré sa puissance militaire! (Ou ce qu’il en reste, mais on en aurait oublié l’effondrement de cette puissance.) C’eût été du vrai “American Gorbatchev”.
Tant pis… Et puis tant mieux. Dans les négociations qui s’amorcent en Europe, qui ne vont pas tarder, qui vont s’imposer, les USA partent en position de faiblesse. Ils ont fait une concession dans une affaire politique fondamentale, mais comme ils ne veulent pas faire penser qu’ils ont fait une concession ils nient que l’affaire soit politique en nous parlant de l’Iran, et rien que de l’Iran; eh bien, dans cette affaire politique européenne, ils auront donc au départ un strapontin. Il est temps que Sarko retrouve son alacrité de novembre 2008, lors de sa rencontre avec Medvedev (le 14 novembre 2008), et parle d’abord avec les Russes. Car c’est à eux, qui savent que le BMDE était politique, qu’il faut parler.
Mis en ligne le 21 septembre 2009 à 05H38