L’Arabie et Bandar, faiseurs de désordre aux abois

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L’Arabie et Bandar, faiseurs de désordre aux abois

La relation très privilégiée entre les USA et l’Arabie se trouve dans un grand état d’agitation. Plusieurs faits, commentaires, affirmations, “révélations” de ces derniers jours en témoignent sans qu’on puisse dégager une ligne claire de commentaire, – sinon celui du désordre... Cette situation a notamment le potentiel d’une crise affectant l’une des plus vieilles et des plus importantes relations extérieures informelles des USA, portant à la fois sur la stabilité de la sécurité d’une zone-clef, sur la puissance d’intérêts financiers innombrables et très diversifiés, sur des entreprises de déstabilisation clandestine sans nombre.

Cette relation a été établie informellement en février 1945, à bord du USS Augusta transportant un Roosevelt agonisant, retour de la conférence de Yalta. Le croiseur de l’US Navy avait jeté l’ancre près d’Alexandrie, en Égypte, et le président US avait reçu le roi Ibn Saoud d’Arabie. Les USA s’étaient engagés à assurer la sécurité du royaume contre des garanties de production et d’approvisionnement en pétrole. Ce fut le premier acte fondamental de la politique d’expansion des USA de l’après-guerre, exercée d’une façon gigantesque hors de sa zone d’influence traditionnelle s’avant 1941, dans les deux Amériques et sur quelques points stratégiques comme les Philippines. La relation s’est largement diversifiée avec de puissants intérêts financiers croisés, dans le secteur privé US (pétrole, armement, etc.) avec le soutien des pouvoirs politiques et la participation d’innombrables princes saoudiens et de divers dirigeants politiques US (dont la famille Bush au sein de conglomérats type-Carlysle) ; avec, à partir des années 1980 (opération de soutien à la rébellion afghane, fondatrice des nébuleuse al Qaïda, taliban, etc.), de puissants intérêts opérationnels communs dans de très nombreuses opérations secrètes de déstabilisation et de terrorisme, avec la CIA comme un des principaux interlocuteurs de l’Arabie et, à partir de cette époque le rôle prééminent de Prince Bandar comme intermédiaire-animateur, à son poste d’ambassadeur saoudien aux USA, puis, très récemment, de chef des services de sécurité saoudiens.

Depuis plusieurs jours sinon quelques semaines, plusieurs actes et événements divers ont marqué l’intense inquiétude et la considérable préoccupation des Saoudiens à l’encontre des USA. Deux événements de la part des USA motivent cette attitude : l’attaque avortée des USA contre la Syrie, au profit d’un accord avec la Russie et du lancement de la neutralisation des armements chimiques syriens ; l’amélioration sensible des relations des USA (du groupe P5+1) avec l’Iran, avec des perspectives d’une possibilité d’une résolution de la crise du nucléaire iranien. Parmi ces événements récents, on notera ceux-ci :

• Il y a eu d’abord des bruits d’une “alliance” anti-iranienne entre l’Arabie et Israël (voir Antiwar.com, le 3 octobre 2013). On a aussi des échos de cette perspective dans notre texte du 18 octobre 2013. Le point le plus remarquable de ces rumeurs est évidemment qu’une telle hypothèse se fait en-dehors des USA, sinon presque en position antagoniste. (Reuters, du 9 octobre 2013, citant Mustapha Alani, analyste du Gulf Research Center de Djedda, présenté comme proche de la direction saoudienne : «Usually the Saudis will not make any decision against U.S. advice or interests. I think we're past this stage. If it isn't in our interests, we feel no necessity to bow to their wishes...»)

• Il y a eu l’annonce que l’Arabie Saoudite refusait le siège de non-permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU pour l’attribution duquel elle avait dépensé (au propre et au figuré) des trésors de pressions d’influence. (Voir le Guardian du 18 octobre 2013.) Cette position n’a pas encore été actée officiellement. Selon le Wall Street Journal (le 21 octobre 2013), Prince Bandar aurait précisé –à un diplomate européen : «This was a message for the U.S., not the UN», – et un “message” très négatif on s’en doute.

• Il y a eu, justement, cet article du Wall Street Journal (WSJ) du 21 octobre 2013, qui a été largement cité et commenté. Il est centré sur Prince Bandar et évoque les diverses manigances du personnage, qui semble en train de passer du statut officiel de “notre homme à Ryhad” de la CIA à “notre principal adversaire à Ryhad” de l’administration Obama. Encore faut-il évoquer les multiples facettes, manœuvres, coups fourrés dans tous les sens de Prince Bandar, aussi bien que des hypothèses de désaccords au sein du richissime souk qu’est la direction saoudienne, – cela pouvant être interprété comme la suggestion que la ligne Bandar n’est pas nécessairement la ligne saoudienne. (Un article de Reuters, du 22 octobre 2013, renvoie aux mêmes circonstances, notamment à partir de confidences de Bandar, citées aussi par le WSJ, toujours à un diplomate européen, – est-ce le même ? – au cours d’un week-end à Djedda.) A noter tout de même dans l’article du WSJ deux points concrets bien entendu non officialisés, qui alimenteraient la supposée fureur saoudienne dans le sens qu’ils constitueraient une gravissime entorse à l’alliance verbale Roosevelt-Saoud de février 1945 ...

«Diplomats and officials familiar with events recounted two previously undisclosed episodes during the buildup to the aborted Western strike on Syria that allegedly further unsettled the Saudi-U.S. relationship. In the run-up to the expected U.S. strikes, Saudi leaders asked for detailed U.S. plans for posting Navy ships to guard the Saudi oil center, the Eastern Province, during any strike on Syria, an official familiar with that discussion said. The Saudis were surprised when the Americans told them U.S. ships wouldn't be able to fully protect the oil region, the official said. [...]

»In the second episode, one Western diplomat described Saudi Arabia as eager to be a military partner in what was to have been the U.S.-led military strikes on Syria. As part of that, the Saudis asked to be given the list of military targets for the proposed strikes. The Saudis indicated they never got the information, the diplomat said.»

• Il y a eu de nombreux commentaires suivant l’article du WSJ. On peut lire celui de The Moon of Alabama, du 22 octobre 2013. Celui de ZeroHedge du 22 octobre 2013 est intéressant à méditer pour son hypothèse, dans la chronique “désordre” dans laquelle s’inscrit cette affaire. Tyler Durden décrit un Prince Bandar “furieux” et rappelle la fameuse (et soi-disant secrète) visite de Bandar à Poutine. (Voir sur notre site, le 24 août 2013.) A partir de là, Durden donne cette interprétation des événements divers que nous mentionnons :

»Fair enough: but what can it do? It is no secret, that as the primary hub of the petrodollar system which is instrumental to keeping the dollar's reserve status, Saudi has no choice but to cooperate with the US, or else risk even further deterioration of the USD reserve status. A development which would certainly please China... and Russia, both of which are actively engaging in Plan B preparations for the day when the USD is merely the latest dethroned reserve currency on the scrap heap of all such formerly world-dominant currencies.

»Perhaps the only party that Saudi can lash out at, since it certainly fears escalating its animosity with the US even more, is Russia. And perhaps it did yesterday, when as we reported, a suicide-bombing terrorist incident captured on a dashcam killed many people, and was supposedly organized by an Islamist extremist - of the kind that Bandar told Putin several months ago are controlled and funded by Saudi intelligence chief.

»If true, and if Saudi wants to project its impotence vis-a-vis the US by attacking Russia, this will likely culminate with the Sochi winter Olympics. So will Prince Bandar be crazy enough to take on none other than the former KGB chief? And more importantly, just like in the US Syrian fiasco, what happens when and if Putin retaliates against the true power that holds the USD in place?»

• Il y a enfin cette rencontre de Kerry et du ministre des affaires étrangères saoudien, hier à Paris. Rencontre d’explication sur tous les méchants bruits en cours. (Kerry, mielleux et conciliant, en mode-explication partout ; avec al-Fayçal, mais aussi avec les Français pour leur vanter tous les charmes de la NSA derrière une apparence un peu rude.) Probablement rien de décisif durant les deux heures d’entretien, les deux hommes manœuvrant en mode-déflection pour limiter les dégâts de communication. Dans le Guardian du 23 octobre 2013, cette déclaration de Kerry à la fois franche et lénifiante : «We know that the Saudis were obviously disappointed that the [Syria] strike didn't take place... It is our obligation to work closely with them – as I am doing... The president asked me to come and have the conversations that we have had.»

Il est bien entendu non seulement impossible mais absurde d’essayer de tirer de ces divers “événements” quelque enseignement assuré, quelque conclusion ferme. Des guillemets pour “événements” sont employés ici parce qu’ils sont nécessaires, parce que combien de ces “événements” sont véridiques, combien sont des actes, combien relèvent de la seule communication et de sa guerre, etc. ? Ils témoignent d’abord de l’ordinaire désordre qui caractérise absolument les diverses situation des relations internationales, et particulièrement celles qui semblent, ou semblaient les plus assurées, les plus “taillées dans le marbre”, – ou dans le pétrole et le dollar lorsqu’il s’agit de la relation USA-Arabie. Cette relation-là est si vieille, si fondée, si réciproquement nécessaire qu’elle paraîtrait pérenne pour un peu, si l’emploi d’un mot qui renvoie à l’idée de “principe” n’avait pas un accent un peu obscène dans un rapport qui relève du racket et du gangstérisme des deux côtés, et rien que cela. (Aucune caricature dans ces mots : War Is a Racket disait et écrivait dans les années 1930 le général des Marines devenu “dissident” Smedley Butler, exceptionnellement distingué par deux Médailles d’Honneur du Congrès.)

Certes, la relation USA-Arabie est si nécessaire à la puissance et à l’établissement de ce qu’ils nomment “empire” avec son hybris, mais qui n’est autre en vérité que le Système tout entier dans sa folle équation surpuissance-autodestruction. Par conséquent, tout est possible puisque rien n’est plus assuré de rien dans cet épisode du destin du Système. Le “désordre ordinaire” dont nous parlons n’est ordinaire que parce qu’il est désormais constant, général, omniprésent. Ce “désordre ordinaire” est donc, jugé dans l’absolu, complètement extraordinaire. C’est pour cela qu’il existe bel et bien et qu’il occupe cette place qu’on décrit, effectivement dans une époque extraordinaire. Également extraordinaire la politique devenue erratique de l’Arabie, d’un royaume conservateur, rétrograde et immobile dans sa course richissime et corrompue depuis 1945, – mais avec son côté paradoxal d’extrémisme religieux, – désormais aux abois de ses paniques de déstabilisations internes ; l'Arabie engagée contre tous ses penchants de prudence avaricieuse dans une politique ouvertement offensive dans divers azimuts, répandant des schémas de “Grands Jeux” stratégiques à bouleverser le monde, ne rêvant désormais à ciel ouvert que plaies et bosses pour les autres, devenu quasiment amateur publiquement affirmé de guerres à faire-faire derrière le sourire cyniquement méphistophélique de Prince Bandar, – mais quoi, War Is a Racket...

 

Mis en ligne le 23 octobre 2013 à 10H31