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167815 février 2011 — L’armée égyptienne a pris le pouvoir que lui a offert, avec un empressement contraint, le président et ex-dictateur Osni Moubarak. Elle en fait un usage diligent : dissolution du Parlement, suspension de la Constitution, tentative de remise en ordre au Caire et dans le pays, etc. La “révolution” doit s’accorder un répit, pensent les militaires.
…Les commentateurs aussi, ce qui permet d’éventuellement chercher à distinguer les choses au-delà de la simple échéance de la chute d’un dictateur. “L’armée au pouvoir”, cela n’a guère de signification précise en soi, l’idée variant fortement selon les situations et les pays ; dans ce cas de l’Egypte, il paraît acquis que ce corps va exercer sur la vie politique égyptienne un poids considérable, directement en principe dans les six mois qui viennent avec la préparation des élections et différentes réformes, indirectement, au-delà, quelle que soit la forme que prendra le nouveau gouvernement de l’Egypte. (Y compris, bien entendu, l’hypothèse du maintien au pouvoir de l’armée.) Encore ce schéma doit-il être nuancé fortement devant les aléas considérables qui se manifestent, qui peuvent être réunis sous le terme du “désordre” qui pourrait gagner si les mécontentements divers s’exprimant aujourd’hui à ciel ouvert ne sont pas contenus dans la période transitoire. Cette réserve peut être accessoire ou fondamentale, selon le tour que prendront les événements durant les prochaines semaines, dans un climat général dans la région devenue, sans surprise excessive, extrêmement volatile (Iran, Yemen, Bahrain). Tout cela contient une réserve de prolongements inattendus qui peuvent complètement marginaliser ou transformer les analyses faites aujourd’hui, – y compris la nôtre.
Avant de passer à une analyse plus complète de la situation et de ses possibles développements selon un axe qui nous paraît essentiel, nous mettrons en évidence un texte portant sur la situation et les éventuelles ambitions nucléaires de l’Egypte. Cela concerne l’armée, la puissance de l’Egypte, son orientation politique, etc. Mis en ligne sur Huffington.post le 13 février 2011, le texte est de Joe Cirincione, président du Ploughshares Fund. Il nous parle des “ambitions nucléaires de l’Egypte”, en observant, en guise d’introduction : «As a free Egypt transforms itself, analysts are nervously watching for signs of new nuclear ambitions…»
L’article explore différents domaines, portant sur certaines activités inexpliquées de l’Egypte en matière nucléaire, sur le constat que l’Egypte dispose des moyens et de la technologie pour devenir une “puissance nucléaire” (civile, c’est-à-dire potentiellement militaire), sur le rappel que l’Egypte joue un rôle central dans la dynamique de non-prolifération et, surtout, dans la recherche d’un accord pour l’établissement d’une zone dénucléarisée au Moyen-Orient. L’essentiel de l’article est ainsi suffisamment présenté pour qu’on comprenne qu’il existe d’ores et déjà, dans tous les cas potentiellement, une “question nucléaire égyptienne”, un peu à la manière de la “question nucléaire iranienne”…
Nous proposons deux extraits de ce texte, qui nous serviront plus loin dans notre raisonnement.
• Le premier concerne des détails sur les rôles et positions respectives de divers acteurs égyptiens vis-à-vis du nucléaire, avec, constamment, Moubarak jouant le rôle de frein dans une éventuelle dynamique nucléaire… «In 1984, Defense Minister Abdel Halim Abu Ghazala sought President Mubarak's approval to begin a nuclear weapons program. Mubarak rebuffed him, but Ghazala began looking into nuclear material supply routes anyway and communicated with Iraqi officials about potential nuclear cooperation. When Mubarak found out, he fired Ghazala.
»WikiLeaks cables contained unconfirmed reports of Cairo turning down black-market offers of nuclear technology from former Soviet states in the early 1990s. In more recent days, however, the Muslim Brotherhood has called for Egypt to develop a nuclear capability that could balance the threat posed by Israel. Mubarak kept a lid on Egyptian nuclear ambitions, but they never entirely disappeared.
»Recently, Egypt has begun to accelerate its civilian atomic energy program, calling for international bids to construct the first of four planned nuclear reactors. Though permitted under the Non-Proliferation Treaty (NPT), this could get tricky…
• D’autre part, un passage concernant le rôle de l’Egypte dans la dynamique de non-prolifération (d’ailleurs avec ElBaredei, qui est une personnalité politique importante actuellement, qui a dirigé l’Agence Internationale de l’Energie Atomique pendant dix ans). Cette dynamique est particulièrement sensible au niveau régional, avec la recherche de l’établissement d’une zone dénucléarisée au Moyen-Orient.
«Egypt has made the creation of a Middle East Free of Weapons of Mass Destruction (WMD) a central goal of its foreign policy. At the NPT Review Conference in 2010, agreement was reached only after all 187 nations agreed to the Egyptian-championed plan for a 2012 conference on the creation of a WMD-free zone in the Middle East.
»While all Middle Eastern nations have committed to participate, much work remains to be done to ensure that the 2012 conference is fruitful. Even before Mubarak fell, David Albright, president of the Institute for Science and International Security, feared that failure to make progress “could be a catalyst for [the Egyptians] to leave the NPT.” This would be a disaster, as many nations have long followed Egypt's lead on these issues.»
Depuis l’indépendance complète de l’Egypte en 1952, l’armée joue un rôle central, sinon exclusif dans l’évolution politique. Mais ce rôle a notablement évolué dans son orientation politique, voire dans son essence politique même. Il était d’essence activiste, anti-colonialiste et nationaliste panarabe avec Nasser… (Cas tout à fait différent de la Turquie, par exemple, avec laquelle certains pourraient tenter une analogie ; “l’armée au pouvoir” en Turquie ayant toujours signifié une proximité de l’Ouest, et, dans les trois ou quatre dernières décennies, jusqu’à la servilité subventionnée. L’armée turque, garante du laïcisme d’Ataturk, a évolué nécessairement, jusqu’à récemment, selon une grande proximité idéologique objective avec l’Ouest, basée sur l’hostilité commune au fait religieux islamiste. L’armée égyptienne est marquée originellement mais fondamentalement par l’anti-colonialisme, c’est-à-dire exactement le contraire idéologique, – par son hostilité originelle de l’Ouest et de l’utilisation de ses “valeurs” par l’Ouest pour justifier l’asservissement de l’Egypte.)
Avec Sadate (1969-1981) et à partir de cette situation nationaliste-panarabe du nassérisme, la direction égyptienne a évolué vers un système de plus en plus tourné vers l’Ouest, comme moyen de pacifier le rôle de l’Egypte et de le faire passer de l’activisme à l’apaisement dans ce qu’on pouvait espérer devenir un ordre stable et à peu près acceptable pour les uns et les autres, pour les Arabes et selon l’influence massive des USA par des moyens directs et avec le moyen indirect fondamental du relais d’Israël. Quoi qu’on pense de cette tentative de Sadate, le fait est qu’elle a totalement échoué, d’ailleurs pour des causes le plus souvent extérieures à elle. D’une part, l’influence américaniste sur la région, très puissante mais assez équilibrée, s’est transformée en une hégémonie brutale, partisane et déséquilibrée, avec Israël jouant de plus en plus un rôle agressif dans le même sens ; d’autre part, le pouvoir, avec Moubarak, a complètement perdu ses origines nassériennes et est devenu une oligarchie afichée, avec une corruption et un népotisme dont on découvre aujourd’hui l’ampleur extraordinaire. (De ces deux “causes”, on observera que la seconde n’en est pas vraiment une, mais plutôt une conséquence directe de la première, l’américanisation par le passage de l’influence à l’hégémonie impliquant évidemment une corruption totale. Le fait principal est l’évolution de l’influence devenant hégémonie brutale des USA.)
Avec Moubarak, le pouvoir égyptien s’est institué comme un mélange d’enrichissement personnel effréné des dirigeants, et une politique exactement calibrée pour convenir aux forces dominantes contrôlant la région (hégémonie US avec relais israélien, omniprésence du conservatisme immobiliste, débouchant sur une “guerre contre la terreur” devenant en soi une sorte de politique fondamentale qui écartait la préoccupation de toutes les spécificités, revendications et déséquilibres internes et externes du pays et de la région). L’Egypte est devenu une puissance parasite sans aucune spécificité politique fondamentale, ou, selon une autre définition, un pays-rentier entretenu par les puissances hégémoniques. Elle a perdu toute personnalité, toute spécificité, partant toute souveraineté fondamentale, le régime perdant parallèlement toute légitimité. (Bien entendu, tout cela sans s’attacher à la problématique de la “démocratisation”, dont on comprend qu’elle est accessoire par rapport à ces structurations et déstructurations fondamentales, et plus que jamais un enjeu pour la bonne conscience américaniste-occidentaliste se manifestant de loin en loin, au milieu d’une politique de soutien aveugle à l’ordre hégémonique.)
L’armée a largement profité de cette évolution, la chose a été suffisamment documentée ; et les dirigeants, Moubarak en premier, étaient tous des militaires… Pour autant, nous observerons qu’il ne s’agissait nullement, ou plus du tout, de “l’armée au pouvoir”. L’évolution de corruption structurelle et psychologique du pouvoir, tout en impliquant l’armée, a éloigné la situation dite de “l’armée au pouvoir”, selon l’entendement qu’on avait pu en avoir du temps de Nasser et de l’état d’esprit traditionnel de l’armée égyptienne avec Nasser. Avec le régime Moubarak, l’armée profitait du pouvoir et le contrôlait en partie mais n’en était plus partie prenante en tant que telle, tout comme Moubarak, ancien général, n’avait plus rien à voir avec la fonction de militaire. La “révolution” a bien fait la démonstration de cette situation, a contrario dirait-on. L’armée a été conduite à jouer un rôle soudain plus actif, puis essentiel, et l’on s’est aperçu qu’elle était beaucoup moins monolithique qu’on pouvait le croire, et qu’elle était différente du régime Moubarak, jusqu’à exiger et obtenir elle-même le départ de Moubarak et le blocage de sa succession (Omar Souleiman écarté). Aujourd’hui, l’armée est victorieuse comme force d’arbitrage, mais divisée ; on devine que la veine nationaliste, ou disons “populiste” à-la-Nasser, existe toujours, ou bien renaît sous la pression des événements. Par conséquent, l’armée succédant à Moubarak ne sera pas la poursuite du système Moubarak sous une autre forme. Ceux qui voient dans la prise du pouvoir par l’armée une manipulation de plus des USA, avec l’armée toute entière acquise aux USA, n’ont pas raison, à notre sens ; ils n’ont pas raison sur le fond, et, bien sûr, sur la capacité manipulatrice des USA, qui n’ont rien vu et rien compris de cette crise.
(Les experts américanistes, eux, se doutent de quelque chose. Le 12 février 2011, Paul Woodward écrivait sur son site
Dans ces conditions générales, avec les divisions au sein de l’armée entre conservateurs et réformistes, avec la pression populaire (sinon “révolutionnaire”), avec le climat général de la région où de nouvelles lignes de fracture tendent à reléguer au second plan, très vite, les antagonismes traditionnels institués du type américanistes-occidentalistes (la “civilisation” contre le radicalisme islamiste, les vieux dictateurs pourris de l’ordre occidentaliste-américaniste, l'omniprésence de l’influence USA-Israël, etc.), on peut avancer que “l’armée au pouvoir” en Egypte sera loin de déterminer sa “ligne” en toute sécurité. Elle devra se déterminer en fonction de toutes ces forces nouvelles et, pour affirmer son autorité et sa légitimité, elle n’a qu’une voie pour se concilier ces forces : celle de l’affirmation nationale, éventuellement populiste, de l’affirmation de la souveraineté, etc., – c’est-à-dire le renforcement de sa fraction réformiste-populiste. On peut envisager une sorte de “néo-nassérisme” adapté aux circonstances actuelles (pas nécessairement panarabe, notamment, – nous parlons de l’esprit de la chose), éventuellement avec une poussée de “jeunes officiers” type-“jeunes Turcs”, comme le fut Nasser par rapport à Néguib au début de la prise de pouvoir par l’armée en 1952. Dans ces situations fluctuantes où s’expriment de puissants courants incontrôlés, les arguments comptables classiques de la corruption américaniste (l’aide militaire, par exemple) perdent beaucoup de leur force, d’autant que l’affaiblissement de la position des USA conduirait ce pays vers une position de demandeur, selon laquelle l’aide militaire US, si elle subsiste, n’aurait plus rien à voir, en puissance et en efficacité, avec le levier d’influence qu’elle a été jusqu’ici. Une certaine “libération” de l’Egypte de la main-mise US sur ce pays sera, à un moment ou l’autre, au programme de “l’armée au pouvoir” soumise aux influences “révolutionnaires“.
On a décrit là un schéma classique, qui est valable pour le processus mais qui demande à être actualisé selon les circonstances nouvelles. C’est là que la question nucléaire entre en jeu, en tant que telle autant qu’en tant que symbole de la nouvelle situation.
Le texte de Cirincione nous précise que Moubarak a été la principale force empêchant tout programme nucléaire sérieux, face à un “parti des militaires” qui paraît manifestement tenté par la chose. Sur ce point, on voit bien combien Moubarak s’était séparé de ses origines militaires, et l’on se permettra de supposer qu’il était, en la circonstance, encore plus un vassal zélé des USA (adversaires évidemment de ces ambitions nucléaires) qu’un vertueux amoureux de la non-prolifération. La question soulevée par Cirincione n’est donc pas inutile ni déplacée, en fonction de cette situation de “l’armée au pouvoir” telle que nous l’avons décrite. Pour être précis à cet égard, on comprend combien une perspective nucléaire peut être un formidable argument par rapport à nos hypothèses sur l’évolution de l’armée, parce que le nucléaire est, dans ce contexte comme il l’est par nature d’ailleurs, un tout aussi formidable moyen d’affirmation nationale et souveraine.
On découvre alors la perspective qui s’ouvre, d’autant que l’Egypte s’est mise en pointe dans la bataille pour l’institution d’une zone dénucléarisée au Moyen-Orient, qu’elle est le leader institutionnel de cette poussée. Avec la “révolution” et “l’armée au pouvoir”, Cirincione est totalement justifié d’évoquer l’hypothèse inverse, – une sortie de l’Egypte du NPT et un développement du nucléaire militaire en cas d’échec de la poussée conduite par l'Egypte pour instituer une zone dénucléarisée. Dans les deux cas évoqués (zone dénucléarisée ou développement nucléaire), cela place l’Egypte en confrontation directe avec Israël, et en accord avec des pays tels que l’Iran et la Turquie. Ainsi le parti des salonnards doit-il être rassuré : il n’est pas nécessaire d’agiter l’épouvantail islamiste pour évoquer la perspective d’une déstabilisation dont pâtirait Israël dans le chef de la “révolution” égyptienne. (Bien sûr, il est plus glorieux pour les dîners en ville de pérorer sur la “démocratisation”, et savoir qui la mérite et qui ne la mérite pas, – cela passe le temps.)
Mais cette analyse, on l’a dit plus haut, est soumise aux aléas d’une situation générale complètement déstabilisée. On décrit une perspective hypothétique qui prendrait un certain temps, bien entendu, et qui suppose, pour être conduite au terme, une situation générale qui ne connaisse pas un trop grand bouleversement. On ne peut dire, bien entendu, que cette hypothèse du “trop grand bouleversement” soit accessoire ou marginale, bien au contraire. Il y a, si l’on veut, “concurrence” entre la situation de la “révolution” égyptienne et ses suites (notamment nucléaires), où le contrôle humain est important, et qui peut effectivement développer l’orientation qu’on décrit ; et la situation d’“eschatologisation” du déchaînement crisique qui touche le monde arabe et le Moyen-Orient, et qui est effectivement hors du contrôle humain (d’où sa caractérisation eschatologique). C’est avec cette réserve capitale à l’esprit qu’il faut apprécier notre analyse.
Par contre, il existe une appréciation beaucoup plus assurée, et elle est psychologique. L’analyse autour des ambitions nucléaires égyptiennes est sans aucun doute partout en marche dans les esprits, chez les experts de diverses puissances et pays, notamment en Israël avec son monopole nucléaire dans la région, aux USA, etc. Le texte de Cirincione, en témoigne et, d’ailleurs, il ne s’en cache aucunement : «As a free Egypt transforms itself, analysts are nervously watching for signs of new nuclear ambitions…» En d’autres termes, l’analyse que nous avons exposée, même si elle ne se réalise pas, même si elle avait peu de chances de se réaliser selon le jugement de ceux qui privilégient l’évolution eschatologique de la situation, produit d’ores et déjà un effet important, notamment psychologique, en exerçant une influence sur ceux qui apprécient la situation égyptienne et se situent par rapport à elle.
En ce sens, à côté de la concrétisation encore problématique de l’hypothèse de cette évolution égyptienne (nucléaire) qu’on a décrite comme l'effet possible le plus spectaculaire de la “révolution”, on doit observer qu’il existe d’ores et déjà un effet puissant de cette “révolution”, avec ce phénomène psychologique, et un effet d’ores et déjà assurée. Cet effet devrait contribuer à accroître le désordre général de la situation, – et son “eschatologisation”, par conséquent. Dans ce cas, ce que nous voyions plus haut comme une “concurrence” de l’évaluation, – l’hypothèse d’une nucléarisation de l’Egypte et l’effet psychologique d’ores et déjà en marche de cette hypothèse, devient un complément, puisque les deux événements vont dans le même sens, qui est de porter des coups de boutoir à l’ordre général imposé par le système à la région.
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