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106926 août 2008 — Que font les Russes en Géorgie? Ils se sont retirés, mais pas vraiment complètement puisqu’ils semblent devoir conserver une présence dans la zone du port de Poti, point stratégique naval (la Flotte de la Mer Noire y avait des droits d’escale jusqu’en 1998); l’on débat sur l’ampleur des diverses “zones de sécurité” ou autres. Il a semblé et continue à sembler, depuis les deux semaines qui nous séparent de l’acceptation du cessez-le-feu, que les Russes s’accommodent assez bien de provoquer des réactions hostiles du côté occidental (Europe et USA), voire même qu’ils n’hésitent pas une seconde à les susciter. Poursuivent-ils un but local ou régional, en assurant des positions stratégiques? C’est possible et, de toutes les façons, cela n’empêche pas d’autres objectifs et d'autres explications.
D’autres récents développements, dans un domaine stratégique plus large, montrent que les Russes ne rechignent certainement pas à élargir la crise, à l’aggraver. Aucun signe de compromis chez eux, plutôt une poussée massive d’affirmation, non seulement conceptuellement (“la puissance russe est de retour”) mais de façon très concrète, alimentant la tension de la crise. Citons deux cas du jour, parmi d’autres.
• Les Russes élargissent la crise à l’Afghanistan, en activant leur position menaçante de la rupture de la voie de renforcement des forces de l’OTAN en Afghanistan par la Russie. C’est plus qu’une mesure de rétorsion, c’est une mesure offensive d’élargissement de la crise.
• Le Parlement russe demande, à l’unanimité, la reconnaissance de l’indépendance des territoires de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Certains ont pondéré aussitôt cette décision. Le Guardian cite un expert russe: «One analyst said it was unlikely that the Kremlin would unilaterally recognise South Ossetian and Abkhazian independence. “This would be more troublesome and problematic for Russia,” said Fyodor Lukyanov, the editor-in-chief of the journal Russia in Global Affairs. […] “My guess is that this vote is a means to achieve better conditions for international negotiations,” he added.» Las, les choses furent aussitôt mises au point par la signature du président Medvedev, reconnaissant effectivement l'indépendance des deux régions. L'émotion est générale dans nos vertueuses capitales.
Les Russes ont partout durci le ton et l’on peut presque parler, pour qualifier leur attitude dans certains domaines, d’une réelle intransigeance nullement dénuée de provocation. D’une certaine façon, on pourrait considérer cette attitude comme une surprise, tant les Russes nous ont habitués à manœuvrer et à adoucir les affirmations volontaires par les nuances prudentes des positions politiques. L’attitude générale d’intransigeance des Russes, même nuancée de certaines manœuvres, constitue un facteur important de la crise. On pourrait même considérer la chose comme une énigme si l’on s’en tenait au jugement que ce comportement est abrupt et trop peu nuancée. On observera aussitôt que l’absence de nuance et une certaine brutalité peuvent dans certains cas constituer la poursuite de l’habileté politique par d’autres moyens.
…Certes, les Russes sont habiles. Ils n’ont pas été complètement intoxiqués par les coutumes occidentales, l’espèce de paralysie des esprits et des volontés produite par le virtualisme, le médiatisme, l’abdication complète des autorités politiques devant les conditions imposées par la crise systémique et ainsi de suite. Pour autant, la Russie n’est pas exempte de conceptions et perceptions qu’on jugerait irrationnelles ou, dans tous les cas, comme sortant du seul cadre de la politique rationnelle telle qu’on la conçoit en général, – des conceptions et des perceptions comme l’intuition, l’extrapolation, l’analogie. La Russie (la direction russe) en a souvent conscience et elle parvient, souvent également, à les contrôler ou à les utiliser éventuellement d’une façon constructive, éventuellement rationnelle; elle est aussi inclinée à penser que certaines de ces attitudes peuvent avoir des effets positifs et s’avérer enrichissantes pour juger des situations politiques. Il n’est pas impossible que les Russes acceptent d’intégrer cette sorte de démarche dans leur vision globale de la situation. L’on peut d’autre part avancer l’hypothèse que les Russes sont arrivés à une appréciation de la crise plus fondamentale, plus radicale que la coutume, et nécessitant plus qu’une “tactique habile”.
Il semble que la situation est idéale pour une évolution russe qui dépasse le seul domaine politique, et même pourrait-on en percevoir certains signes avant-coureurs. Notre idée est qu’il pourrait apparaître puis exister aujourd’hui une poussée grandissante de patriotisme russe, avec la probabilité très grande d’une dimension mystique propre à cette nation. Les Russes sont capables de cette sorte d’élan, c’est même une circonstance assez courante dans leur histoire. L’une des plus récentes occurrences est bien entendu la “Grande Guerre Patriotique”, avec le sursaut russe sous la direction de Staline, par ailleurs grand massacreur de Russes et organisateur de l’enfer soviétique qui avait culminé exactement durant les années précédant la guerre (la “Grande Terreur”, ou Iejovtchina, de 1936 à 1939).
A côté de cet élan classique pour la Russie, il semble qu’il existe également une conviction dans la direction politique et dans les milieux de l’analyse de sécurité nationale selon laquelle les USA, dans tous les cas et sans parler du cas européen, se trouvent dans une situation de tension extraordinaire. Cette appréciation est souvent rencontrée dans les conversations informelles qu’on peut avoir avec certains officiels russes, certains analystes. Exprimée de façon plus concrète, analogique et historique, l’idée est qu’il est temps de prendre en compte, éventuellement pour influer sur la politique, que les USA sont aujourd’hui dans une situation structurelle similaire à celle de l’URSS avant son effondrement. Certaines remarques, notamment de Zogorine, l’ambassadeur russe à l’OTAN, montrent que la Russie a bien une analyse radicale et assez originale du phénomène américaniste, bien plus qu’aucune des directions des peuples “évolués” de notre Occident qui s’en tiennent aux analyses des dîners en ville. Nous avons déjà commenté le néologisme de “technologisme” proposé le 28 juillet par Zogorine pour qualifier la politique occidentale. De même, du même Zogorine, la façon leste mais très juste dont il expédie le rôle du président Bush dans l’affaire du BMDE, indique une excellente compréhension du fonctionnement du système américaniste (et non de la seule administration Bush): «Je pense que le président américain George W. Bush ne comprend même pas ce qu'on lui a “refilé”. Il ne s'agit en fait que des ambitions du complexe militaro-industriel convoitant de grosses commandes.»
Un autre élément est la rupture totale de la confiance des Russes dans la parole des USA, et aussi dans le comportement (la rationalité du comportement) des USA. Une analyse de certains experts russes dans ce sens pourrait être qu’on est arrivé à un point de non-retour, non seulement pour ce qui est de l’état des USA, mais également pour les relations de la Russie avec les USA. Les contacts que des diplomates et experts occidentaux (européens) ont aujourd’hui avec les Russes, surtout depuis la présentation qui a été faite de la courte guerre russo-géorgienne, montrent, selon le mot d’une source à l’OTAN, «une perte complète, totale et furieuse de confiance des Russes dans tout ce que disent et font les Américains particulièrement; pour l’instant il n’y a plus aucune communication de confiance possible, spécifiquement avec les Américains».
A partir des constats faits précédemment, on voit qu’il existe une convergence, ou une complémentarité potentielle remarquable entre divers éléments des conceptions et des milieux dirigeants, voire de la population russes. Le paradoxe qui doit faire réfléchir est le contraste entre cette proximité et la situation désordonnée en Occident, notamment la rupture entre les dirigeants occidentaux et leurs populations. Même dans les deux pays de l’UE les plus concernés (la Tchéquie et la Pologne, avec leurs bases BMDE), cette rupture est considérable, avec une très forte opinion contre les bases. D’Ukraine, autre “pays de première ligne”, Anatol Lieven rappelle quelques faits de base: «On Ukraine, Mr Miliband should study carefully a range of reliable opinion polls showing that by a margin of about three to one, ordinary Ukrainian voters are opposed to Nato membership. […] Even when it comes to the wider question of alignment with the West rather than Russia, the Ukrainian majority in favour of the Western line is slim – about 53 to 47 per cent to judge by the last Ukrainian presidential election.» Autant les Russes semblent concernés par la crise et en comprendre le sens, autant les populations occidentales s’en désintéressent ou, lorsque certaines des populations de leurs “alliés de première ligne” s’y intéressent, c’est pour s’opposer à la politique occidentale. Il s’agit pourtant de la même crise, aussi dangereuse pour l’un que pour l’autre. Cette situation peut provoquer, chez les dirigeants russes, une conviction et un volontarisme qui les conforteraient, ou les auraient déjà confortés dans la recherche d’une vision beaucoup plus globale et beaucoup plus profonde de la crise et de la situation.
L’addition de ces divers éléments, à la lumière de l’hypothèse suggérée (“l’hypothèse que les Russes sont arrivés à une appréciation de la crise plus fondamentale, plus radicale, et nécessitant plus qu’une tactique habile”), conduit à envisager que la Russie pourrait être, ou serait en train d’entrer dans une phase complètement nouvelle, qui concerne certes les intérêts russes et l’affirmation de la puissance russe, mais plus, beaucoup plus encore, – qui concerne la situation internationale dans son ensemble et le cas extraordinaire de déstabilisation et de déstructuration que constituent les USA et leur politique, – selon le jugement russe mais aussi selon le jugement dans divers autres pays et dans diverses catégories d’analystes. Le remarquable discours de Poutine à Munich en février 2007 montre que les dirigeants russes sont capables d’observations de cette ampleur, d’une approche théorique de l’Histoire très puissante. Cette vision n’est effectivement pas dépourvue d’une certaine dimension mystique propre à l’esprit russe; ou, constaté à l’inverse: cette “dimension mystique propre à l’esprit russe” est propre à conforter et à renforcer cette vision.
(Les observations sur le “génie de Poutine“, peut-être à d’autres propos, existent désormais, même chez les commentateurs les plus inattendus, – comme dans la dernière admonestation de notre ami Ralph Peters, que nous avions ratée et que nous signale obligeamment un lecteur; admonestation d’autant plus intéressante qu’elle ne nous fait grâce par ailleurs d’aucun des liens communs et marques d’inculture satisfaite dans le jugement implicite qu’elle implique des Russes, – le peuple de Tolstoï, de Dostoïevski, de Pouchkine, de Tchaïkovsky et de Soljenitsyne est défini par l’expression de “ alcohol-sodden barbarians”: «The Russians are alcohol-sodden barbarians, but now and then they vomit up a genius. Prime Minister – and now generalissimo – Vladimir Putin is Mother Russia's latest world-class wonder. Let's be honest: Putin's the most effective leader in the world today. […] Not a single free-world leader currently in office can measure up to Czar Vladimir the Great. […] The empire of the czars hasn't produced such a frightening genius since Stalin.»).
En conclusion et pour clore le propos en revenant à son début: que cherchent les Russes concrètement? Il est difficile de croire, et impossible de penser une seconde qu’ils cherchent l’affrontement au plus haut niveau, bien entendu. On peut penser, par contre, que les Russes en sont arrivés à la conclusion que, dans certaines conditions de tension, les USA peuvent être conduits à rencontrer des difficultés intérieures graves qui mettent leur système en grave danger. En cela, après tout, ils (les Russes) sont instruits par l’expérience. (Il y a divers moyens pour imposer des tensions supplémentaires au système. Un de nos lecteurs suggérait d’une façon très intéressante l'idée de la pression conduisant à des dépenses supplémentaires d’armement, que les structures US pourraient de moins en moins supporter, – la situation soviétique des années 1980 à l’envers, dans tous les cas la situation soviétique des années 1980 selon la narrative des historiens assermentés du système de l’américanisme.) L’attitude russe dans la crise géorgienne a-t-elle pour but, parmi d’autres, d’exacerber la tension à l’intérieur du système américaniste en espérant que cela mènera à une rupture intérieure ou l'autre?
Poutine, après Chirac (et avant le Turc Gür), est l’un des rares hommes politiques à avoir conclu qu’un système unipolaire n’était plus possible, – et, ajouterions-nous, plus tenable, lorsque le détenteur de l’unipolarité peut être observé comme irresponsable et erratique dans son comportement, et conduisant le reste à l’abîme. Les Russes ont-ils conclu que le système international ne peut plus continuer d’une façon cohérente avec les USA dans leur position d’influence actuelle et ont-ils commencé à agir pour tenter de briser sa structuration actuelle dans le chef du système américaniste? L’hypothèse est à retenir pour suivre la crise telle qu’elle va se développer.
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