L’enthousiasme fou du désespoir

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L’enthousiasme fou du désespoir

6 novembre 2008 — L’enthousiasme a déferlé sur les USA avec l’élection d’Obama, après être monté dans les derniers jours de la campagne. Cet enthousiasme est nettement marqué d’affectivité et d’émotivité et caractérise une montée, – ou bien certains pourrait suggérer une plongée comme dans une ivresse, après tout, – dans une représentation idéale de l’homme (Obama), de la situation et des possibilités de cette situation. Tom Engelhardt (voir plus loin) parle d’une “force irrésistible” (“juggernaut”).

Un de nos lecteurs cite opportunément Toni Morrison, le Prix Nobel de littérature. Le 28 janvier 2008, Toni Morrison avait proclamé son soutien à Obama dans une lettre ouverte publiée par le New York Post. Un des passages de cette lettre, traduit en français, est repris sur le site du Nouvel Observateur, dans un texte du 4 novembre qui décompte le soutien massif des écrivains US pour Obama. Le passage mérite citation parce qu’il représente un bon exemple du sentiment qui accompagne l’élection du 44ème président des Etats-Unis, – et, dans ce cas, éprouvé dans des conditions de pression psychologique bien moindres que celle qui accompagne les jours que nous vivons. Il s’agit d’une interprétation intuitive et artistique, certains diront utopique, du personnage qu’est Obama, dans son insertion dans l’histoire des USA à un moment crucial de l’histoire des USA.

Morrison: «En plus d'une intelligence aiguë, de l'intégrité et d'une authenticité rare, vous faites preuve de quelque chose qui n'a rien à voir avec l'âge, l'expérience, la race ou le sexe, et quelque chose que je ne vois pas chez les autres candidats. Ce quelque chose est une imagination créatrice associée à la sagesse. [...] La sagesse est un don, on ne peut pas s'entraîner pour l'obtenir, l'apprendre dans une classe, ou la gagner sur le lieu de travail – tout cela peut encourager l'acquisition du savoir, pas de la sagesse.»

Il est impératif de ne pas sous-estimer ou de réduire ce courant formidable d’enthousiasme. Pour se convaincre de sa puissance et de sa dynamique, il faut lire le rapport qu’en fait Tom Engelhardt sur son site TomDisparch.com ce 5 novembre. Engelhardt a la tête froide et l’œil clair, c’est un féroce critique de la politique expansionniste US, qui ne s’en laisse pas conter. Il faut lire le rapport qu’il fait de cet enthousiasme, cette force irrésistible (“juggernaut” est le titre de sa chronique) qui l’a touché lui-même, sans aucun doute. Il faut lire sa conclusion qui, à partir de ce rapport du “juggernaut”, le ramène sur terre.

«Do I understand this? No. Like the rest of us, like the very talking heads on FOX News or CNN or Charlie Rose, or… well, you name it… I'm immersed in what Todd Gitlin once termed “the torrent,” which is our televisual civilization, of which this last campaign was such a part.

»I can't help but think, despite the quality of the man who somehow ended up atop our world, that this was indeed an imperial election, far too supersized for any real democracy. Yes, Americans crudely expressed the displeasure of a people who had had enough, and thank heavens for that, but… our will? The People's Will. I doubt greatly that the People's Will is going to make it to Washington with Barack Obama.

»On this small, noisy, endangered planet of ours with its almost 7 billion high-end omnivores – that's us, in case you didn't know – something historically quite out of the ordinary and wonderful just happened, and something historically quite out of the ordinary and disturbing happened as well. One man changed history. One juggernaut ran over us all.

»It's worth keeping in mind that Barack Obama is but a man. One man, living these last years like the rest of us at the heart of a juggernaut – and I don't mean his campaign – that none of us really understands.

»In the meantime, if things get worse, there's always the elecular of 2012 to look forward to.»

Sur la fin de la campagne, Obama avait commencé à inscrire dans ses discours des avertissements concernant les attentes de la population avec son élection. Ces avertissements avaient été diversement interprétés. Le site WSWS.org avait choisi, le 1er novembre, une approche politique et sociale, dans le fil de sa ligne éditoriale de critique matérialiste et dialectique. Le Times de Londres, le 31 octobre, avait choisi une autre approche, certainement suggérée par la fréquentation de l’équipe Obama. L’on voit évidemment que cette explosion d’enthousiasme et d’espérance était prévisible, qu’elle avait été considérée par l’équipe Obama, qu’elle posait dès ce moment un problème sérieux pour cette équipe.

«Barack Obama’s senior advisers have drawn up plans to lower expectations for his presidency if he wins next week’s election, amid concerns that many of his euphoric supporters are harbouring unrealistic hopes of what he can achieve.

»The sudden financial crisis and the prospect of a deep and painful recession have increased the urgency inside the Obama team to bring people down to earth, after a campaign in which his soaring rhetoric and promises of “hope” and “change” are now confronted with the reality of a stricken economy. One senior adviser told The Times that the first few weeks of the transition, immediately after the election, were critical, “so there’s not a vast mood swing from exhilaration and euphoria to despair”.

»In an interview with a Colorado radio station, Mr Obama appeared to be engaged already in expectation lowering. Asked about his goals for the first hundred days, he said he would need more time to tackle such big and costly issues as health care reform, global warming and Iraq. “The first hundred days is going to be important, but it’s probably going to be the first thousand days that makes the difference,” he said. He has also been reminding crowds in recent days how “hard” it will be to achieve his goals, and that it will take time. “I won’t stand here and pretend that any of this will be easy – especially now,” Mr Obama told a rally in Sarasota, Florida, yesterday, citing “the cost of this economic crisis, and the cost of the war in Iraq”…»

C’est là, pour Obama, le principal défi, le principal obstacle, la tâche essentielle qui l’attend dans les prochaines semaines: quelque chose comme “ramener l’Amérique sur terre”. Il n’est pas assuré que cette événement essentiellement psychologique ne forme pas la question fondamentale de son mandat, par la façon dont elle sera appréhendée dans les prochaines semaines, résolue ou pas résolue, ou mal résolue, par ses effets ensuite.

Certes, l’enthousiasme né du désespoir

L’Amérique est un pays qui prétend, par son affirmation et sa propre présentation de lui-même, être bien plus qu’une nation. On connaît ses origines, l’affirmation d’une Mission rédemptrice qui anime ses créateurs et caractérise ses prémisses et sa fondation, et ainsi de suite. Le lien entre cette “histoire” qui a été fabriquée plutôt que vécue et accomplie et la psychologie américaniste est fondamental. On ne peut rien comprendre de l’essentiel du phénomène américaniste, et notamment l’effet qu’il a sur nous tous, même si nous nous en déclarons farouches adversaires, si l’on ne prend pas en compte prioritairement ce lien. Cette situation psychologique impose une formidable tension dans le rapport que ceux qui vivent cette situation ont avec la réalité. Cette tension apparaît, explose de loin en loin. C’est à une explosion de cette sorte à laquelle nous assistons, mais certes d’ampleur exceptionnelle, dont la signification entière reste à trouver, dont les effets profonds sont encore à venir.

Il faut se remémorer le passé très récent. Contrairement à la description lyrique, mais justifiée pour le domaine psychologique, qu’Engelhardt fait de la campagne, cette campagne n’a pas eu lieu. Entendons-nous: la tension de cette campagne qui explose avec l’élection d’Obama était ailleurs pendant une phase importante en durée et en intensité de cette campagne. Du 15 septembre au 20 octobre (cette dernière date approximative, pour fixer les idées), cette tension était réservée à la “terreur” soudaine éprouvée par les citoyens, électeurs et consommateurs, devant la crise financière et ce que cette crise amenait de déstabilisation au terme d'une période très déstabilisée elle-même. La dernière séquence (disons 20-octobre-4 novembre) a vu un formidable transfert de cette tension, et sa couleur est passée de la terreur et du désespoir à l’exubérance et à l’enthousiasme. Ce transfert d’un extrême à l’autre a été vécu comme un intense soulagement. Ainsi sommes-nous passés, en un laps de temps incroyablement court, de la réalité (le crise, la déstructuration) à laquelle est confrontée l’affirmation originelle de l’Amérique à cette affirmation originelle réaffirmée avec tous les moyens formidables de la communication, avec toute la puissance d’une psychologie collective s’appréciant soudain comme libérée du carcan de la crise.

Un tel phénomène, une telle séquence de phénomènes psychologiques colossaux et contradictoires, ne peut évidemment pas ne pas laisser de trace. Il le peut d’autant moins qu’il exprime une réalité, au-delà de l’affrontement entre la réalité et l’affirmation originelle réaffirmée; cet affrontement lui-même, entre réalité et non-réalité, est une réalité formidable parce que formidablement exacerbée de la situation psychologique des USA aujourd’hui, par conséquent un des facteurs essentiels de la situation politique. Un facteur supplémentaire à considérer, qui montre bien qu’il s’agit d’un phénomène psychologique qui dépasse Obama, est la différence entre ce formidable déferlement d’enthousiasme et la hauteur des chiffres de l’élection; 52% des votants pour lui, c’est très loin d’être une majorité écrasante, même s'il s'agit d'un chiffre d'une réelle hauteur pour une élection présidentielle US. Il y a un grand facteur de déséquilibre entre cette puissance psychologique et cette moyenne statistique assez sage, dans les normes du système même si en haut du tableau. L’enthousiasme déferlant concernait une situation, pas un homme. C’est un quiproquo gros de nombreuses autres incompréhensions.

Obama a été élu comme un outil, un instrument de réaffirmation désespérée de l’Amérique originelle, encore plus que comme un symbole. Il a peut-être été plus manipulé par les événements qu’il ne les a manipulés, – nous dirions même “sans doute”, sinon “sans aucun doute”. C’est une ambiguïté grosse d’évaluations erronées. Notre sentiment est qu’Obama sera accaparé bien plus qu’on ne croit par la situation intérieure des USA, à commencer par leur situation psychologique. Jamais la psychologie n’a été autant celle des extrêmes, jamais l’enthousiasme n’a été plus proche du désespoir, pour en être né avec une gestation comptée en jours, par conséquent menacé d’y retomber aussitôt.