L’étoile de Gates pâlit

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L’étoile de Gates pâlit

9 novembre 2009 — Le secrétaire à la défense Robert Gates devient un cas important de possible contestation au sein de l’administration Obama. Il avait été maintenu à son poste (où il se trouve depuis novembre 2006) avec la réputation flatteuse d’une continuité modérée de la politique du Pentagone sous GW Bush, nuancée encore plus dans le sens de la modération par une attitude politique qui lui avait fait effectivement tenir un rôle de modérateur décisif de la “politique de l’idéologie et de l’instinct” marquant la période triomphante de l’époque Bush (de 9/11 à novembre 2006). Brusquement, on devrait commencer à percevoir que la position de Gates devient plus fragile, en même temps qu’il commence à être identifié à une politique dure du Pentagone… Question de déplacement relatif des acteurs et de la pression des événements: la politique modérée du Pentagone de Gates sous GW Bush devient plus dure à cause des déplacements relatifs, d’une part de la puissance des USA vers l’effondrement, d’autre part de l’évolution de l’administration Obama dans certains domaines. Ces changements conduisent, de surcroît, à une maladresse nouvelle de Gates dans ses interventions.

Quatre points peuvent être relevés à cet égard, concernant la position de Robert Gates.

• L’évolution à Washington, par rapport à l’évolution de la situation en Afghanistan. Gates a pris position en faveur du plan McChrystal à sa manière, d’une façon implicite (mais aussi explicite d’une façon occasionnelle à un conseil des ministres de la défense des pays de l’OTAN approuvant le plan), cela pratiquement dès l’origine alors que le président Obama montre pour le moins des hésitations et des réticences. Gates a été un peu vite, sans doute avec une certaine maladresse – montrant d’abord une sorte de prudence sans gloire puis très vite avec une attitude sous-entendant que le plan devait être accepté. Curieusement, Gates s’est mis plutôt du côté “des militaires” mais sans avoir les avantages d’une telle position. Aujourd’hui, son rôle est très effacé dans cette affaire, certainement sur consigne de la Maison-Blanche, au profit, notamment, du général James Jones, directeur du National Security Council.

• L’évolution des relations avec la Russie. Gates a totalement disparu de “l’écran-radar” alors qu’il était, du temps de Bush, le principal négociateur US avec les Russes. Son département n’a pas montré une très grande discipline, ni une très grande habileté (affaire Vershbow) dans le suivi de l’affaire des anti-missiles. Les deux interlocuteurs US de Moscou sont, aujourd’hui, Hillary Clinton et surtout le général Jones, alors même que la matière la plus immédiate (les accords de réduction des armements stratégiques – START-II) est éminemment militaire.

• Dans le facteur nouveau et très important de l’évolution des relations avec le Japon, Gates s’est mis au premier plan comme celui qu’on pourrait potentiellement accuser, dans le gouvernement US, d’être le responsable de cette détérioration. On voit encore aujourd’hui, ce 9 novembre 2009, un prolongement qui implique un revers de la “diplomatie militarisée” US, donc un revers pour le Pentagone, donc un échec pour Gates. C’est cette “diplomatie militarisée” que Melvin A. Goodman met en cause dans son texte du 2 novembre 2009 déjà cité par ailleurs. Goodman, qui a 42 ans de CIA derrière lui et qui semble avoir gardé un très mauvais souvenir de l’action de l’Agence avec Gates dans l’équipe de direction et à sa direction elle-même, dénonce le comportement de Gates envers les Japonais et, plus généralement, cette prééminence du Pentagone sur le département d’Etat du fait de la militarisation de la politique US.

«Gates’s gratuitous behavior in Japan on this latest mission will only create problems for the United States as it seeks to negotiate delicate political and military issues with the government of Yukio Hatoyama, who is committed to a more “equal” partnership with the United States and to improved relations with other Asian nations, particularly China.

»It is time for President Obama to give some thought to placing his man at the helm of the Pentagon. It was Obama's original intention to keep Gates in place for one year in order to manage the withdrawal of military forces from Iraq and hopefully placate congressional Republicans who favor U.S. troop deployments at current levels. But there are Democrats – such as Richard Danzig, Larry Korb and Sen. Jack Reed of Rhode Island – who have military experience and have written creatively about the need for change.

»The President needs a “new thinker” who can develop strategies for reducing the U.S. military presence in Germany, Japan and South Korea, which we cannot afford and don't require at current levels, and for more diplomatic and non-military solutions for outstanding problems in an era of significant resource constraints.»

• Dans un plan différent, mais selon une orientation similaire, l’évolution de la crise du JSF dans ses derniers développements constitue une grave menace pour Gates. L’affaire, dans la tournure qu’on lui voit prendre, menace toute la structure que Gates tente de mettre en place en la présentant comme une structure “réformée” du Pentagone, à la fois adaptée à une “nouvelle” stratégie et tentant de contenir l’accélération des coûts et l’inefficacité devenues endémiques et incontrôlables du Pentagone. (Dans ce même domaine de l’acquisition des systèmes, donc de la situation générale de gestion du Pentagone, les difficultés de programme stratégique très urgent du ravitailleur en vol KC-45 continuent à s’accumuler.) L’ensemble menace de plus en plus précisément l’ambition de restructuration et de réforme du ministre, dans une circonstance où, comme on l’a déjà vu, il n’est pas sans reproche. Si la crise du JSF se confirme et s’aggrave, Gates pourrait être directement mis en cause pour avoir accepté un peu trop aisément les garanties du constructeur.

Une crise par surprise?

@PAYANT En avril, Gates était au pinacle. Il annonçait un nouveau budget marqué de l’apparence de décisions importantes, comme l’abandon du programme F-22. (Nous avons longuement rapporté combien cette attaque contre le F-22 et la décision qui a suivi, symboliquement marquante, était en fait un faux-semblant dès lors qu’elle mettait en piste le JSF sans aucune restriction, alors que l’état réel de ce programme n’avait pas encore été déterminée – puisqu’il commence à peine à l’être.) Gates jouait un rôle de conseiller important en matière de politique extérieure, impliquant la pérennisation de cette “diplomatie militarisée” si allante sous l’administration Bush. Le président semblait s’engager dans la politique de renforcement des forces en Afghanistan (21.000 hommes de plus en mars), satisfaisant ainsi le Pentagone; le programme BMDE était toujours en cours, figeant les relations USA-Russie dans la connexion militaire, le problème japonais n’était pas apparu, etc. Gates semblait à la fois l’homme de la continuité raisonnable et l’homme de la réforme raisonnable, le “vieux sage” à la poigne ferme.

Depuis septembre, tout cela a commencé à se défaire. La visite malheureuse de Gates à Lockheed Martin le 31 août pour soutenir sans réserve le JSF, le plan McChrystal, la visite catastrophique au Japon… Ces événements doivent être considérés comme un tout, d’un point de vue synthétique, en parallèle avec l’amélioration des relations avec la Russie suite à l’abandon du BMDE, avec la reconnaissance de la puissance chinoise par les USA. Cet ensemble n’implique rien de moins que l’affaiblissement général catastrophique de la puissance US à la suite de la crise du 15 septembre 2008, affaiblissement objectif et affaiblissement encore plus dramatique dans la perception que les partenaires et les adversaires des USA ont de cette puissance.

Ainsi, la position qu’on peut commencer à percevoir comme affaiblie de Robert Gates correspond désormais à un déséquilibre grandissant entre la “politique extérieure” du Pentagone, ses exigences, ses réseaux divers, ses habitudes basées sur des allégeances qui paraissaient acquises, et l’affaiblissement très rapide des situations correspondant à toutes ces exigences et les justifiant. C’est toute l’énorme puissance hégémonique et bureaucratique du Pentagone qui continue à s’affirmer, à exiger, à plastronner dans des conditions parfois grotesques (Goodman: «The United States currently occupies 134 military bases and facilities on land in Japan that is greater in size than Tokyo, representing an “occupation” footprint.») – toute cette puissance affirmée mais de plus en plus affaiblie, qui rencontre des résistances grandissantes, qui insiste et s’entête sans avoir désormais les moyens et l’influence de surenchérir pour l’emporter. Parallèlement, les crises type-JSF et le caractère incontrôlable du budget accroissent le sens général de l’affaiblissement du monstre Moby Dick et rendent cette politique encore plus décalée.

Il s’avère désormais très incertain, dans ce nouveau contexte en rapide évolution, que Gates soit l’homme adéquat pour “gérer ce déclin”, à un point où le déclin demande plus d’imagination et d’audace dans l’imagination. C’est là que revient à la surface le passé de Robert Gates, l’homme qui a fait une carrière importante à la CIA, qui fut impliqué dans le “scandale Irangate” des années 1986-1988, qui, lorsqu’il siégeait au NSC (1989-1991) comme adjoint du directeur Scowcroft avant de diriger la CIA de 1991 à 1993, manœuvrait pour bloquer la politique de rapprochement du département d’Etat de l’URSS de Gorbatchev. Goodman rappelle nombre de points à cet égard, qui viennent certainement de son expérience personnelle, pour nous rappeler que Gates est un conservateur “faucon”, qui a toujours eu une position en accord avec la politique hégémoniste et belliciste du Pentagone.

En fait, l’observation essentielle est moins de déterminer si Gates est toujours à son aise dans sa fonction actuelle, s’il est toujours efficace et si ses choix sont encore acceptables, que de constater que, peut-être, sans doute, les événements ont dépassé Gates et poussent à des aménagements qu’il n’est guère capable ni désireux de faire. Les événements, par leur puissance même, mettent en question la politique de “diplomatie militarisée” que le Pentagone a complètement mis en place et annexée depuis la fin de la Guerre froide – paradoxe révélateur et réalité significative, alors qu’on se plaignait bruyamment de la puissance et de la prépondérance du complexe militaro-industriel durant ces mêmes années de Guerre froide. (Durant la guerre froide, le département d’Etat était infiniment plus puissant qu’il n’est aujourd’hui, avec des hommes comme Marshall, Acheson, Dulles, Kissinger, Schultz, Baker.)

Aujourd’hui, les événements mettent en cause l’influence du Pentagone, et les critiques contre Gates, par conséquent, commencent à se faire jour. Ce n’est pas pour autant que l’on puisse, dans les conditions actuelles, prévoir une modification de cette politique, même avec un départ de Gates (des rumeurs à cet égard se font insistantes). Mais c’est pour le moins un nouveau foyer de crise qui est en formation au sein de l’organisation de l’exécutif de sécurité nationale aux USA – et, par conséquent, cette question de la modification de cette politique commence à se poser effectivement. Comme c’est logique dans cette période de déclin/effondrement de la puissance US, le maintien des prérogatives du Pentagone constitue un facteur de déséquilibre en constant accroissement qui va peser de plus en plus sur la politique extérieure US. Un homme peut et doit jouer un rôle central dans cette crise, si celle-ci vient au grand jour – le général Jones, directeur du National Security Council, qui est le “gouvernement de sécurité nationale” du président. Rien d’étonnant dans cette hypothèse, si l’on considère le nombre de fois où, ci-dessus, nous avons signalé que Jones prenait, souvent à la place de Gates, un rôle prééminent dans les grands dossiers. Jones ne cesse désormais de peser de tout son poids, qui s’avère fort important, dans la politique de sécurité nationale, dans le sens de la détente et de la “démilitarisation” de la diplomatie. C’est paradoxalement, ou paradoxe apparent, l’homme idéal pour cela; général du Corps des Marines, bardé de médailles, il est quasiment invulnérable aux attaques de l’habituelle cabale belliciste qu’entretient le Pentagone.