L’étrange affaire du tanker devenu “canard” (à la russe)

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Parmi les journaux qui ont fait le plus d’écho à cette “étrange affaire” de l’“offre” jamais faite de ravitailleurs en vol russes pour l’U.S. Air Force, il y a le Seattle Times que nous avons cité principalement le 22 mars 2010. Ce même 22 mars 2010, le décalage horaire faisant la différence, le journal revient sur l’affaire. Il enregistre les démentis russes mais insiste sur le cas. Le “canard”, selon le vice-Premier ministre russe Ivanov, ne le serait pas vraiment ni tout à fait, selon des documents fournis par l’avocat US impliqué, qui a lancé ce même “canard”. (L’avocat est John Kirkland, du cabinet Luce Forward, de Los Angeles.)

«…Documents provided by Kirkland, however, indicate discussions between United Aircraft and a U.S. company had proceeded quite far in January and February.

»A Feb. 16 letter, in Russian with an English translation, says United Aircraft, as well as Russia's arms-exporting agency and several other entities, “all gave positive conclusions in regards with our proposal of signing this JV agreement between our two organizations.” It continues, “Earlier Prime Minister [Vladimir] Putin has issued a resolution of his approval instructing executing of this JV cooperation agreement.”

»The letter, which specifically requests documentation that the tanker contract is open for bidding, was written by V.V. Smolko, identified as general director of civil aviation for United Aircraft. It was addressed to Richard Berkshire of World Aviation Maintenance in Omaha, Neb., who did not return calls Monday.

»Kirkland also provided an unsigned Jan. 29 “joint cooperation venture agreement” in English and Russian that calls for United Aircraft to bid “to supply the next generation of United States Air Force tankers, the KC-X, and to sell, manufacture and supply the planes if selected.”

»The U.S. partner in the venture was identified as UAC America, a shell company created for the venture, with Richard Berkshire as its corporate secretary and Kirkland as its attorney. Kirkland had said the U.S. partner would be “a U.S. public company.” World Aviation Maintenance is not publicly traded, and it's unclear what the company currently does. […]

»A source at the Russian company told Reuters “there are some internal discussions within [United Aircraft], but very preliminary ones, about the production of an air tanker based on the Il-96. But to talk about Russian air tankers refueling U.S. military planes, “it is from the realms of fantasy.”»

Notre commentaire

@PAYANT Montage peut-être, manipulation peut-être bien, éventuellement affabulation à partir de vagues sollicitations, – mais “canard”, c’est-à-dire information totalement inventée et sans aucun fondement, ou bien un canular, pas vraiment… L’étrange affaire des ravitailleurs en vol proposés par UAC à l’USAF l’est, étrange, à plus d’un titre.

• Etrange, le délai entre l’annonce de la chose – vendredi, avec un article dans l’hyper-sérieux Wall Street Journal, qu’on peut ne pas aimer mais dont on doit admettre qu’il travaille sur des sources confirmées, – et les démentis catégoriques, lundi, en fin d’après-midi.

• Etrange, également, que des porte-paroles officiels de centres de pouvoir importants (la présidence russe et le bureau du Premier ministre Poutine, le Pentagone) aient accueilli des questions sur la “proposition russe” sans émettre des observations sur son sérieux, simplement en disant (pour les Russes) qu’il n’en avait pas été discuté (avec Hillary Clinton); simplement en répondant (hier, le porte-parole du Pentagone): «[W]e welcome proposals from any qualified offerors. That said, I don't think that they would qualify.» La prudence peut expliquer ces réactions, mais une prudence vraiment extrême, qui indique les habitudes de déconnexion existant entre les différents services et canaux officiels traitant de ces affaires, et la possibilité admise par chacun qu’une affaire si peu ordinaire puisse être connue ou traitée par l’un sans que l’autre n’en sache rien.

Tout reste donc à éclaircir dans l’affaire, et d’abord le rôle, la position et les intentions de l’acteur central aux USA (l’avocat Kirkland, prétendant représenter UAC/Russie et que le PDG de UAC affirme ne pas connaître). Mais, pour l’instant, la tendance serait plutôt à traiter cette affaire par le silence et le désintérêt officiel, autant de la part des médias que des services officiels. Cela indique sans aucun doute que l’on n’en connaît pas la trame exacte, que l’expédier d’un “c’est un canard” reste un peu court et qu’on préfère la prudente expectative du silence.

L’intérêt de la chose est bien que, pendant 48 heures, l’affaire a été considérée comme sérieuse sans que cette appréciation puisse être ridiculisée en fonction des divers éléments qu’on a énoncés. C’est alors qu’elle représente une expérience in vivo sur un cas qu’on jugerait extraordinaire et qui n’a pas vraiment été apprécié comme tel. C’est même cette réaction qui est le fait le plus remarquable dans cette affaire et qui, sans doute, contient une bonne dose de l’explication qu’on peut avancer sur la prudence des réactions et la lenteur des mises au point. Sans doute bien des officiels ont été surpris par le sérieux avec lequel a été prise cette nouvelle, et, dans l’incertitude, ont spéculé qu’il se pouvait dans ce cas qu’elle fût fondée.

Quant aux spécialistes, ils ont réagi comme si la chose n’avait pas lieu a priori d’être suspectée, même s’ils pouvaient juger l’offre “bizarre” ou la situation étrange. Le 20 mars 2010, Bill Sweetman annonçait la nouvelle avec ce commentaire: «Just when you thought that the lunacy of the USAF tanker procurement could not get any worse, the Wall Street Journal reports that the latest offer could be a US-buiilt version of the Ilyushin Il-96». Puis, à un lecteur qui suggérait qu’il s’agissait effectivement d’un “canard”, Sweetman répondait, repoussant ainsi la suggestion: «If it wasn't the WSJ, or if it was April 1st, I might buy that…»

Bien, le lecteur avait donc raison, dans tous les cas pour l’instant et sans préjuger de l’avenir. (Qu’on se rappelle comment l’approche de l’achat du Mistral par les Russes avait été marquée d’informations tronquées, semblant peu sérieuses, qui furent ridiculisée, de mutismes officiels ou d’aveux complets d’ignorance d’officiels également, etc.) Il reste au moins deux enseignements “sérieux” à sortir de cet épisode.

• Le premier est le constat que l’état d’esprit du public, et cela au vu des nombreuses réactions de lecteurs à la nouvelle avant son démenti, dans les divers médias qui la reprirent, n’est nullement en majorité de la tenir pour ridicule et totalement absurde. Au contraire, diverses réflexions furent enregistrées, des débats sur les valeurs comparées des avions, menés par des gens dont la qualification était évidente. Cela implique que l’état d’esprit est aujourd’hui acquis à la possibilité d’un marché si extraordinaire, de la vente de systèmes russes aux USA, dans un domaine stratégique aussi important. Que cela puisse se faire ou non, que les Russes soient capables de le faire ou pas, tout cela n’importe pas en l’occurrence. Ce qui est remarquable, c’est cet état d’esprit de ne pas prendre une telle “nouvelle” pour absurde.

• Le deuxième point complète le second. Il y a eu également à cette occasion beaucoup de commentaires insistant sur le chaos extraordinaire de cette affaire de ravitailleurs en vol, du côté US, cela autorisant la possibilité de toutes les hypothèses, y compris celle-ci, d’une proposition russe. (Cela a été notre réaction, comme ce le fut un peu de la part de Sweetman lorsqu’il apprécie qu’“on pouvait penser que le désordre de l’affaire des ravitailleurs ne pouvait être pire, et pourtant…”) C’est sans doute une démonstration, également in vivo, de la perception qu’on a aujourd’hui de la situation du Pentagone, derrière les exclamations convenues d’admiration pour la puissance US. Le véritable jugement est celui d’un immense désordre, d’un formidable désarroi. Dans ces conditions, effectivement, pourquoi pas une offre russe…

Cela permet donc de conclure que les Russes eux-mêmes, à propos de ce “canard” dont les ailes restent à être identifiées, ont au moins découvert qu’ils pouvaient effectivement envisager de prospecter le marché US sans soulever un immense éclat de rire ou déclencher une troisième Guerre Mondiale. Dans l’état de désordre du Pentagone, désormais, tout serait possible… Peut-être vont-ils songer à développer un ravitailleur en vol, les Russes.


Mis en ligne le 23 mars 2010 à 07H35