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3292Nous signalons la lecture d'un document intéressant sur le site mediatransparency.org, document qui retrace l'historique, l'importance et les effets d'un autre document, datant du tout début des années 1970 (23 août 1971), et qu'on présente comme “Le Manifeste Powell”, ou Memorendum Powell (repris également sur le site reclaimdemocracy.org) du nom de Lewis F. Powell, Jr., qui termina sa carrière comme Juge à la Cour Suprême. Le sous-titre est indicatif de l'importance que l'auteur (Jerry M. Landay) accorde à cette affaire: « How A Prominent Lawyer's “Attack Memo” Changed America. »
Ce document donne une approche très générale de la situation américaine, selon un point de vue très inhabituel pour un regard européen. Il s'agit de l'action, par influence mais de façon fort directe et explicite, du Big Business américain sur l'évolution fondamentale du pays, non seulement évolution économique, mais évolution politique et évolution idéologique. L'idée centrale qui nous est présentée est la description d'une réaction politique et idéologique directe du Big Business, sous la forme du document Powell dont il est question, qui a lancé dès 1971-72 le mouvement néo-conservateur, diversement qualifié selon les domaines où il évolue (on parla de la “nouvelle droite” sous Reagan, aujourd'hui les neo-conservatives en sont les héritiers dans le domaine idéologique). Ce mouvement débouche sur plusieurs orientations :
• une dérégulation forcenée, commencée sous la présidence Carter, à l'oeuvre à plein régime dès la présidence Reagan ;
• un mouvement extérieur de globalisation, axé notamment sur la promotion d'une économie hyper-libérale par le biais de l'affirmation de la démocratie (modèle américain), lancé sous la présidence Reagan et ensuite régulièrement accéléré sans aucune intervention contraire des autorités politiques successives ;
• un mouvement extérieur d'interventionnisme de plus en plus unilatéraliste et d'affirmation hégémonique par des moyens militaires notamment, identifiable dès les premières années 1990 et de plus en plus affirmé jusqu'à l'affirmation explicite de la présidence GW.
Cette approche est très intéressante dans la mesure où elle présente des conséquences dans nombre de domaines (politique, militaire) à partir d'une initiative effectivement économique et industrielle. Pour nous, cet intérêt peut être concrétisé selon trois domaines successivement :
• le domaine de la perspective historique, pour bien comprendre les grands axes de l'histoire de l'Amérique au XXe siècle ;
• le domaine de l'idéologie, pour bien comprendre quelle est l'idéologie fondamentale de l'américanisme ;
• le domaine de notre temps historique, pour mieux comprendre les événements actuels.
Ci-dessous, le paragraphe de l'historique originel du document Powell, sur fond de la perspective historique qui y conduisit, pour mieux situer cet arrière-plan :
« One of the early goals of movement-conservative leaders was to enlist the support and funding of senior business executives. Corporation heads had withdrawn to the political sidelines since their repudiation in the aftermath of the Great Depression. They had formed uneasy alliances with the Roosevelt Administration to rebuild the economy, and to defeat Nazi Germany and Japan. CEOs had only paid lip service to the mythic rhetoric of free marketry. The business of America was business, and its Washington activities were largely limited to promoting policies that directly affected bottom lines and dividends: bigger defense budgets, favorable taxation and tariff policies. But, a new generation, which had never experienced history's downside, was coming to power. Its members had been repelled by the liberal activism of the '60s. New-conservative strategists wanted their support. »
Cette perspective, aussi bien que les événements que nous décrit le document, nous permettent de mieux réaliser l'importance de la grande Dépression dans l'histoire américaine du XXe siècle. C'est une thèse qui nous est chère : il y a une histoire américaine du XXe siècle qui n'est pas la nôtre. Alors que, pour nous, le(s) grand(s) événement(s) est (sont) la (les) Guerre(s) Mondiale(s), soit la Première ou la Deuxième, soit les deux pour ceux qui considèrent ces deux guerres comme un seul conflit interrompu par une armistice de 20 ans, — pour les USA, un véritable grand événement est la Grande Dépression de 1929-33.
Le résumé ci-dessus nous montre bien que l'histoire américaine est faite des rapports entre le Big Business et le pouvoir politique soi-disant réformiste (fort peu mais déjà beaucoup pour les USA) des démocrates, qui dominèrent la scène politique de 1932 à 1968 (sauf l'intermède 1952-60 de Eisenhower, qui ne marqua aucune riposte particulière des forces du Big Business) . Dans ce cadre historique, le “Manifeste Powell” est la riposte décisive du Big Business devant ce qu'il juge être une dégradation insupportable de la situation civique (activisme politique des années 1960, dégradation des moeurs, impopularité des valeurs économiques classiques, activisme anti-corporate type-Nader dès la fin des années 1960, etc).
La bataille fut, pendant cette période, toute entière intérieure, entre les tenants d'un certain interventionnisme pour faciliter les progrès sociaux demandés par l'électorat (les démocrates) et les tenants du “laisser-faire”, adversaire d'un gouvernement interventionniste, donnant toute latitude d'agir aux puissances industrielles et économiques. (Malheureusement, un troisième courant fut étouffé à cette occasion, le courant de la droite dite aujourd'hui “paléo”, adversaire du centralisme du gouvernement fédéral, donc adversaire de l'interventionnisme, mais également adversaire du grand capitalisme type Big Business. Une véritable réaction anti-Big Business aux USA ne pourrait venir que d'une alliance des deux courants, le courant social de gauche et le courant “paléo” de droite, à moins qu'un élément nouveau ne se signale comme, par exemple, l'action homogène de la communauté latino.) Les événements extérieurs, dont nous avons l'impression qu'ils sont si importants pour les USA, ne sont jamais que des moyens utilisés dans la lutte intérieure.
Les documents envisagés ici permettent de mieux comprendre combien la politique intérieure aux USA est marquée par la bataille idéologique, et particulièrement depuis le Manifeste Powell, dans une tension peu ordinaire puisque les auteurs et commentateurs parlent sans hésitation d'une « cultural war ». Ils dispersent l'image convenue d'un pays établi, apaisé, vivant dans une bonne intelligence générale, — qui est l'image présente en surface, avec le consensus apparent de deux partis en apparence homogénéisés, l'absence de classes, ou plutôt de lutte de classes, la paix sociale et politique et ainsi de suite, en un mot tout ce qui représente en général l'habillage de l'American Dream. Au contraire, l'image qui nous est restituée ici est celle d'une bataille féroce, comme il y a peu d'exemple en intensité, en constance, en absence complète du sens de la fraternité nationale. C'est dans un cas semblable que l'absence d'autorité régalienne sous la forme d'un État investi d'une telle autorité pèse particulièrement.
Les documents nous font également mieux mesurer combien la période reaganienne constitua un événement idéologique important, plutôt qu'une réorientation économique comme il arrive souvent dans nos pays. A la lumière de la révélation et de l'interprétation du manifeste Powell, on découvre à la fois une certaine simplification de l'histoire américaine à ses grandes lignes de force ainsi révélées, et une dramatisation de cette histoire.
On découvre encore combien la chute du Mur et l'effondrement de l'URSS, qui furent pour nous, en Europe, d'immenses événements, le furent beaucoup moins en Amérique qu'on le croit en général. Leur effet principal fut d'abord de remettre au grand jour la bataille intérieure américaine qu'on a décrite comme si féroce. Toutes les péripéties des années Clinton notamment, jusqu'aux divers scandales qui nous paraissent si dérisoires (scandale Lewinski notamment), prennent une autre allure, en apparaissant désormais comme des manifestations indirectes de cette formidable « cultural war » qui déchire le pays.
Le manifeste Powell, avec tout ce qu'il nous dit de la réalité des tensions intérieures américaines, nous permet de mieux mesurer l'importance et la gravité des événements en cours depuis l'effondrement d'Enron et la succession de scandales et de révélations qui ont suivi. Ce qui est en cause, c'est la légitimité même du mouvement et de l'affirmation qui sont implicites dans ce document.
Le manifeste Powell constituait, en même temps qu'une reprise en main du pouvoir aux États-Unis au travers d'un cadre idéologique et économique favorables au Corporate Power, une affirmation de la justesse de ce pouvoir, c'est-à-dire, dans le sens le plus large, de sa légitimité. Il s'agissait, véritablement, de rétablir une prépondérance légitime du Corporate Power, menacée et très gravement diminuée par la Grande Dépression et les compromis accepté avec le système rooseveltien. Cela fut fait dans les années 1990, grâce notamment à la complicité d'un pouvoir démocrate acquis aux termes du pouvoir du Corporate Power (ce que la faction Clinton appelait les new democrats).
Les scandales en cours sont une brutale et formidable remise en question de cette légitimité péniblement reconquise, cette fois par l'intérieur même, par la mise à jour de la tricherie des composants du système vis-à-vis des règles que ce système a lui-même établies. Considérés à cette lumière, l'effondrement d'Enron et le reste forment un événement peut-être aussi grave pour le Corporate Power que la Grande Dépression. Ils frappent l'essentiel de l'équilibre intérieur du système. La légitimité ainsi mise en cause reposait effectivement sur l'acceptation par l'Américain de cette prépondérance du Corporate Power (même si cette acceptation est acquise par des moyens douteux), et cette mise en cause se traduit effectivement et d'abord par une grave crise de confiance.
L'aspect révolutionnaire de la situation actuelle se mesure à la vigueur de la critique qui est en train de naître et de s'affirmer aux USA, critique du Corporate Power et de ces diverses oeuvres, qui ne devrait pas tarder à s'étendre, notamment, à la globalisation, et jusqu'à la mise en question des grandes doctrinbes du Corporate Power (ultra-libéralisme).
On signale ici, comme exemplaire de cette critique contre le Corporate Power en crise, le livre One Market Under God de Thomas Frank. Les références laudatives pour le livre de Thomas Frank sont significatives du climat qu'on veut signaler, les noms cités étant tous ceux de grands adversaires du Corporate Power, de droite comme de gauche, des années 1920 et 1930, autour de la Grande Dépression. Thomas Frank est ainsi comparé à H.L. Mencken et Dwight MacDonald par Ron Rosenbaum ; à Sinclair Lewis, par Kevin Phillips.
La synthèse du livre de Thomas Frank, que présente son éditeur lui-même, donne une idée de son contenu révolutionnaire par rapport à ce que voudrait représenter une légitimation du pouvoir du Corporate Power. Ce contenu révolutionnaire est notamment largement perceptible dans la description critique du montage idéologico-politique du corporate system, une critique qui se rapproche dans bien des domaines de celle qui fut faite du système économique US dans les années 1920, rapprochant là encore notre période de celle de la Grande Dépression :
« At no other moment in American history have the values of business and the corporation been more nakedly and arrogantly in the ascendant. In One Market Under God, social critic Thomas Frank examines the morphing of the language of American democracy into the cant and jargon of the marketplace. Combining popular intellectual history with a survey of recent business culture, Frank traces an idea he calls ''market populism''-the notion that markets are, in some transcendent way, identifiable with democracy and the will of the people. The belief that any criticism of things as they are is elitist can be seen in management literature, where downsizing and ceaseless, chaotic change are celebrated as victories for democracy; in advertising, where an endless array of brands seek to position themselves as symbols of authenticity and rebellion; on Wall Street, where the stock market is identified as the domain of the small investor and common man; in newspaper publishing, where the vogue for focus-group-guided ''civic journalism'' is eroding journalistic independence and initiative; and in the right-wing politics of the 1990s and the popular social theories of George Gilder, Lester Thurow, and Thomas Friedman.
» Frank's counterattack against the onslaught of market propaganda is mounted with the weapons of common sense, a genius for useful ridicule, and the older American values of economic justice and political democracy. Lucid and intellectually probing, One Market Under God is tinged with anger, betrayal, and a certain hope for the future. »
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