L’hollywoodisme à l’aide du JSF

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L’hollywoodisme à l’aide du JSF

Comment sauver la star JSF de son destin fatal d’effondrement d’ores et déjà entamé ? En faisant ce que les philosophes de la bande dessinée US (Comics) nomment RetCon, ou Retroactive-Continuity. Le Pentagone a décidé de collaborer à fond avec Hollywood et le réalisateur Zach Znyder, dans le film Man of Steel, qui nous présente un Superman réactualisé selon la doctrine RetCon consistant à modifier les activités passées d’un héros de Comics, dans les volumes précédents, pour l’adapter à de nouveaux épisodes. Si l’on veut, il s’agit, dans le cadre du virtualisme des Comics, de modifier avec une nouvelle narrative, les narrative passées conformément au goût du jour, aux ajustements publicitaires, sociologiques et éventuellement du politically correct. Le film mettra en scène de vrais JSF, ou F-35, en vous laissant imaginer toutes les merveilles extraordinaires qu’accomplit cet avion une fois entré en service, plus tard, bien plus tard, in another world… C’est donc une œuvre d’anticipation qui projette sur le futur une narrative qui se libère volontairement des séquelles incongrues et inadmissibles du temps présent : les F-35 de Man of Steel voleront, ou plutôt l’on dira qu’ils volent comme si le programme JSF que nous connaissons aujourd’hui s’effondrant régulièrement n’avait jamais existé, et se portait au contraire comme vous et moi, comme un charme.

C’est Spencer Ackerman, de Danger Room, qui publie un reportage sur cette affaire, avec consultation des divers intéressés (y compris le F-35, possiblement), dont notamment Phil Strub qui est l’agent de liaison du Pentagone à Hollywood, ou disons son imprésario. Il s’agit bien de l’apparition pour la première fois “pour de vrai” du JSF, avec son beau fuselage, sa belle peinture, sa belle allure, et sans trop s’attarder sur le bordel intérieur de la chose, ses millions et millions de lignes de code mélangées, son oxygène qui marche en claudiquant, son casque-viseur-renifleur-penseur qui ne vise, ni ne renifle, ni ne pense… (Auparavant, des simili-F-35, type pseudo-JSF ou faisant fonction, étaient apparus dans l’un ou l’autre film, en images de synthèse, parfois avec des froncements d’yeux du Pentagone, en désaccord sur le scénario, – voir Ackerman à nouveau, le 7 mai 2012, sur Danger Room, à propos du film très hollywoodien The Avengers.)

«Faster than a sluggish bureaucracy. More powerful than enemy radar. Able to scale tall buildings with a single engine. Up on the screen in the forthcoming Superman reboot, it’s — it’s — it’s the debut of the F-35 Joint Strike Fighter, the most expensive weapons program in human history.

»Long before the family of stealth jets known as the F-35 Joint Strike Fighter will ever fly a combat mission, the F-35 will appear in theaters for the first time next summer in Man of Steel, Zach Snyder’s anticipated re-imagining of the Superman franchise. It’s perhaps the best cinematic debut possible for an aircraft program that’s suffered numerous budgetary and engineering woes.

»“It was a target of opportunity,” Phil Strub, the Pentagon’s Hollywood liaison, tells Danger Room. When the filmmakers visited California’s Edwards Air Force Base in January to get shots of military aircraft for a scene, they were excited to learn that the base hosted a complement of F-35s for flight testing. The base arranged for two of them to be towed into the shot. “They liked the idea of having the most modern, the newest fighter aircraft in the background,” says Strub, who was on location with Man of Steel at Edwards. The F-35 had been digitally rendered in movies previously, including a scene in The Avengers when the Hulk tears it apart, but this was its first screen test for the actual plane. And it took only a few hours to film…»

Après avoir rappellé, sans ménagement, la situation catastrophique du vrai JSF, Ackerman justifie la démarche du Pentagone, acceptant de faire figurer cet avion en tant que tel, dans le film (le JSF est effectivement identifié pour ce qu’il est dans le film, soit le F-35 en majesté opérationnelle).

«So it’s understandable that the Pentagon would consider a Superman movie to be the right cinematic vehicle for the F-35’s introduction to the culture. (Well, except for the web videos.) Although the way Strub tells it, the arrival of the F-35 in Man of Steel was little more than a happy accident for the Pentagon. There is no footage as of yet of the planes in flight, just shots of it on the ground at Edwards. And it appears not to have a role in helping vanquish Kryptonian villain General Zod, the film’s antagonist. […] Strub won’t say if the plane actually interacts with Superman. But it gets the troubled aircraft program in the same sentence as the four-color symbol of truth, justice and the American way.»

Prenons la chose sérieusement. Hollywood n’est pas là simplement pour le fun, ni pour donner du grain à moudre aux infatigables critiques parisiens type Cahiers du Cinéma. Il s’agit d’un instrument d’influence colossal pour diffuser l’américanisme, depuis longtemps selon une technique conceptuelle catalogué sous le terme d’“hollywoodisme”. Cela signifie qu’une part importante, sinon essentielle, de l’industrie cinématographique US a pour mission de répandre une image faussaire, virtualiste, de cet artefact complètement faussaire également qu’est l’American Dream, pour idéaliser à mesure l’American Way of Life, pour séduire dans le bon sens de la marche les populaces extérieures. Cela fait partie de l’arsenal de ces “USA trotskistes” dont nous parlons ce même 18 octobre 2012. (Si nous employons intentionnellement cette expression d’industrie cinématographique, c’est pour établir une différenciation souvent décisive, dans l’esprit de la chose, des activités cinématographiques d’autres nations, et aussi une différenciation également décisive d’une partie non négligeable du cinéma US, en général fait d’auteurs, souvent indépendants mais aussi dans le circuit de l’“industrie” lorsqu’ils ont du succès, qui peuvent atteindre à la célébrité, et qui peuvent prétendre à la haute critique antiaméricaniste en même temps qu’à une dimension artistique incontestable, – du Heaven’s Gate de Cimino aux films des frères Coen.)

Le Pentagone a toujours eu des liens serrés avec Hollywood, particulièrement pendant la Deuxième Guerre mondiale où il servit d’instrument de propagande directe, avec des amitiés très révélatrices (Jack Warner avec le général Arnold, chef d’état-major de l’USAAF). Aujourd’hui, les liens sont impersonnels puisqu’on affiche des différences de pure apparence de sensibilités politiques, ils sont du plus pur style bureaucratique et de communication, mais ils n’ont jamais été aussi forts. Toute une catégorie de films (en général des blockbusters) dépend directement du Pentagone, aussi bien pour les matériels utilisés que pour l’influx d’informations et pour l’orientation qui est faite de célébrer directement ou indirectement la pseudo-puissance militaire des USA. C’est dans ce contexte qu’il faut placer ce cas du JSF/F-35, mais aussi lui restituer l'aspect extraordinairement particulier et spécifique de l’avion et des circonstances de son implication. De ce point de vue, nous hésitons très fortement à partager le point de vue implicite exposé par Ackerman selon lequel il s’agit d’une initiative habile… Le sens de cette initiative est décrit en termes sans ambiguïté comme d’influence, par la “culture” considérée comme un canal fondamental de l’influence : «[T]he Pentagon… […] consider a Superman movie to be the right cinematic vehicle for the F-35’s introduction to the culture.»

Jusqu’alors le Pentagone avait toujours fait la promotion de systèmes, d’unités, de situation, etc., d’ores et déjà catalogués, à juste raison ou d’une façon faussaire, comme des succès pour sa cause ; leur introduction dans la culture populaire constituait un renforcement au moindre coût et sans risque de l’image du Pentagone. Le JSF présente un cas complètement différent. Il n’est en rien assuré d’être jamais un succès puisque tout montre de plus en plus le contraire, avec une carrière déjà entachée d’évènements catastrophiques. De ce point de vue, l’“introduire dans la culture” populaire comme un succès acquis, par le fait même, représente un risque non négligeable. Le cas du F-35 par rapport aux opérations de promotion courante est symboliquement mis en évidence par ce détail signalé par Ackerman que le Pentagone était en négociation avec le metteur en scène Tony Scott, avant la mort de celui-ci, pour une suite de Top Gun. («It turned out that Man of Steel didn’t have much competition to be the first firm featuring the Joint Strike Fighter. “The F-35 came up in very, very preliminary conversation in a very preliminary meeting regarding Top Gun 2,” Strub says, but those discussions stopped after director Tony Scott’s suicide.») Tourné en 1986, Top Gun faisait une forte publicité pour le Grumman F-14 TomCat et pour l’école de perfectionnement au combat aérien de l'U.S. Navy, Miramar NAS Air Combat School (Top Gun). Le TomCat entra en service en 1972 et Top Gun commença à fonctionner en 1969. Il s’agissait de deux succès assuré, y compris les performances du F-14, remarquable chasseur lourd embarqué. Rien de cela n’existe pour le cas du F-35 qui, de plus, n’a quasiment aucune des capacités du F-14 pour le combat aérien rapproché (visuel) qui est l’essence même de l’enseignement de Top Gun, et l’argument fondamental de l’aspect spectaculaire, et efficace, du film. On doit se demander par quel artifice de scénario évitant le ridicule par rapport à la future carrière, ou non-carrière, du F-35 ce film aurait pu être développé selon les lignes du premier, et quelles traces potentiellement catastrophiques par rapport aux déboires à venir du F-35, encore plus graves, il aurait laissé. (On peut d’ailleurs avancer que cet emploi du conditionnel est peut-être déplacé, puisqu’il n’est nullement impossible que le projet Top Gun 2 soit repris, sans Tony Scott.)

Cet avatar des aventures du JSF à Hollywood sera sans doute considéré comme mineur, mais faussement à notre sens. D’abord à cause de l’importance de la communication et de l’influence qu’elle dispense dans l’équation du pouvoir et de la puissance. Ensuite, à cause de ce qu’il montre comme dysfonctionnement probable entre les services bureaucratiques qui s’occupent du JSF et les services de relations publiques du Pentagone : ce n’est pas à l’heure où le nouveau chef du JSF Office déclare que le programme JSF et la gestion de Lockheed Martin [LM] sont le pire programme militaire qu’il ait vu dans sa carrière, qu’il importe de faire une publicité type hollywoodienne pour le JSF. Cela n’est certainement pas la première fois qu’on constate un tel dysfonctionnement entre les différents services du programme JSF, et cela n’est sans aucun doute pas la dernière. On a aussi et ainsi, un révélateur du conflit d’intérêt et d’action entre le système de la communication et le système du technologisme.

Pour le reste et d’une façon plus générale, cet épisode hollywoodien confirme la part fondamentale de la narrative et de la communication dans la structuration du JSF et dans son développement, comme on l’a déjà vu avec déjà des avatars très graves dans des retournements dus à la vérité de la situation. (Voir, par exemple, le 5 décembre 2009.) Mais il s’agit de “structuration” et de “développement” perçus à l’intérieur d’une narrative, et, par conséquent, prisonniers de la fragilité impliquée par la pauvreté extrême du véridisme de la démarche. Toujours selon la même logique d’inversion se référant à l’hypothèse extrêmement probable de l’absence de changement de l’orientation négative générale du programme, ces tentatives de renforcement par la communication ne peuvent que mettre en évidence et en lumière sa situation catastrophique, voire l’accélérer.


Mis en ligne le 18 octobre 2012 à 15H49

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