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214510 mai 2010 — Les exemples se succèdent et il est parfois bon de s’arrêter à l’un et l’autre, pour faire un bilan et mesurer l’évolution de la chose. Il s’agit de la “colère populaire”, voire de la “révolte populaire” contre le pouvoir du système anthropotechnique, ou système du technologisme et son allié incertain, le système de la communication ; tout cela, politiquement étiqueté “système occidentaliste-américaniste”, cette ampleur de l’étiquette justifiée par la diffusion et la généralisation du chaos qu’il engendre. En première ligne de ce système, les élites politiques, complètement soumises à lui, qui sont chargées à la fois de le gérer et de lui assurer une bonne réputation avec l’étiquette convenue (démocratie, droits de l’homme, bla bla bla).
Trois affaires en cours, en même temps que l’évolution générale de la “colère populaire“ aux USA, justifient notre commentaire à ce point. Il s’agit d’une part de l’affaire britannique, d’autre part de l’affaire japonaise. Ces deux affaires montrent l'imagination instinctive dont peut faire montre cette “colère populaire” contre le pouvoir politique assujeti au système. Dans un autre sens, exactement contraire, nous citons la question grecque, notamment avec les troubles (trois morts) qui ont eu lieu la semaine dernière, alors que le Parlement votait les mesures d’austérité.
• Les élections britanniques ont connu une campagne extraordinaire par sa diversité et ses rebondissements, et aussi bien extraordinaire par ses résultats. Alors que différentes hypothèses constructives pour un résultat clarificateur étaient successivement apparues au travers des sondages (Clegg et le parti LibDem apportant une inflexion nouvelle décisive, un effondrement travailliste libérant une coalition constructive Tories-LibDem, une majorité absolue pour les conservateurs), le résultat a été un véritable “hung Parliament” (littéralement : “Parlement perdu”, c’est-à-dire qui ne dégage aucune majorité décisive); c’est-à-dire un Parlement où les trois partis principaux (puisque les LibDems étaient inclus dans le lot) sont, chacun à leur façon, chacun par rapport à leur attente, apparus comme affaiblis et donc “délégitimés”. Ce n’est pas une appréciation démocratique que nous portons ici mais bien une appréciation portant sur la légitimité de la place que sont censées occuper les élites. Le vote nécessairement non coordonné des Britanniques a pourtant abouti à un message cohérent et impératif. Il s’agit d’une sorte de miracle de la comptabilité électorale qu’un résultat aussi net soit apparu, dans le fait de rendre aussi inopérant l’outil du pouvoir pour ceux qui exercent le pouvoir. Cela est absolument remarquable dans un pays aussi notoirement et historiquement attaché à son système, à l’ordre qui en émane, quel qu’en soit le doute qui l’accompagne quant à sa représentation démocratique. Cette fois, les Britanniques ont préféré le désordre institutionnel, en une attaque qui ressemble véritablement à une transcription dans le cadre du système de la communication et des actes qui l’accompagnent, d’une révolte populaire. Quel que soit le résultat des tractations en cours entre conservateurs et LibDems, le résultat sera au mieux un gouvernement extrêmement faible parce que d'une très faible légitimité, avec d'ores et déjà l'évocation de nouvelles élections très rapides.
• La situation japonaise, que nous avons évoquée le 8 mai 2010, représente également une version adaptée aux temps du système de la communication d’une révolte populaire. Il y a une sorte d’entêtement presque flegmatique dans les refus successifs des différentes re-localisations envisagées par le Premier ministre Hatoyama pour la base du U.S. Marine Corps de Futenma (Okinawa), de la part des autorités locales, représentant sans le moindre doute les vœux des populations qu’elles représentent. Là aussi, effectivement, nous parlons de “révolte populaire” non concertée, non préparée ni même conçue dans ces termes d’une révolte, pour arriver finalement à la perspective d’une situation où l’enchaînement des événements pourrait mettre en cause l’arrangement stratégique fondamental entre le Japon et les USA. Le résultat est, là aussi, un message extrêmement net et puissant, s’adressant à l’élite dirigeante japonaise, exprimant une insatisfaction profonde qui n’est peut-être pas réalisée en tant que telle, mais qui concerne effectivement le fardeau pesant sur la souveraineté japonaise et son enchaînement à un projet hégémonique sans la moindre justification, là aussi sans la moindre légitimité, – qui est le projet du Pentagone, lui-même abîmé à la fois dans son intransigeance et dans son impuissance. La “révolte populaire” s’adresse donc bien, également, et même prioritairement même si indirectement, aux structures tentaculaires du Pentagone.
• Les événements de Grèce de la semaine dernière, qui ont éveillé le spectre de la véritable “révolte populaire” (émeutes, affrontements, etc.), montrent exactement le contraire… La “révolte populaire” au sens classique de l’émeute ne marche plus, ne marche pas. Elle provoque des tensions, donne l’impression de l’intensité de la tragédie, mais elle est aussitôt noyée sous un torrent d’imprécations et de lamentations éplorées de la part des divers acteurs, et, particulièrement, des élites contre lesquelles elle s’exerce. Cette réalité puissante de la communication immédiate, de la perception instantanée de l’émeute classique et de ses conséquences tragiques immédiates, sème aussitôt le trouble dans les esprits, réduit les volontés, divise les résolutions, dissout les motifs de l’affrontement, enfin met à nu l’absence complète de sens de ces manifestations brutales, bien que ces manifestations soient à la fois particulièrement compréhensibles et complètement justifiées. (Nous avons déjà abordé cette question de l’“impossible révolution” dans une Notes d’analyse, le 24 septembre 2009.)
Le contraste entre les deux premiers cas exposés et le cas grec rend compte d’une différence fondamentale entre deux époques pour l’évolution de la culture de la “révolte populaire”. Il est manifeste que nous nous trouvons dans une situation où la paralysie des directions politiques ne fait que s’accroître. (Nous mettons de côté le cas des pays “en dedans/en dehors”.) Ces directions politiques sont aujourd’hui bien plus impuissantes et incapables de la moindre critique contre le système qu’elles ne l’étaient il y a moins de deux ans, lors du pic de crise de l’automne 2008, alors qu’entretemps la crise générale n’a cessé de s’aggraver. On doit en conclure logiquement que, plus la crise s’aggrave, plus ces directions sont tenues dans la plus totale sujétion au système, exactement comme si elles étaient fascinées par lui. C’est pour ces directions une situation que nous avons définie comme “le Titanic avec des voies d’eau considérables”, mais où la fascination pousse jusqu’à des perceptions totalement surréalistes. (Citons ce même texte déjà référencé : «Dans ce cas de figure, les “voies d’eau considérables” évoluent d’une étrange façon; elles ne sont plus ni des avatars dramatiques, ni des dangers peut-être mortels, mais, disons, une caractéristique normale du Titanic, peut-être même ce qui fait à la fois sa beauté, sa grandeur et sa certitude incontestable quoique paradoxale de durée, – point final et glou glou.»)
La “révolte populaire” brutale n’a dans ce cas aucun sens. Elle aggrave les conditions pour les révoltés, en permettant aux directions politiques de mêler les imprécations contre la subversion et les lamentations consternées pour les victimes des brutalités, en même temps qu’elle tend à diviser la “révolte populaire” en introduisant la peur bien compréhensible et justifiée du désordre et de l’anarchie. Il s’agit d’actions d’un autre temps, d’esprits attachés à la seule violence, résonnant comme au XIXème et au XXème siècle jusqu’à la fin de la Guerre froide, et finalement aussi attirés par l’idéal de puissance (à leur avantage) que ne l’est le système qu’ils prétendent combattre.
La “révolte populaire” n’a pas de plus grand allié que le système de la communication, qui est pourtant l’une des grandes branches d’action du système anthropotechnique qui nous domine, au côté du système du technologisme. Le système de la communication est un Janus. Conçu pour enfoncer les dernières résistances des forces structurantes, et notamment des “forces populaires” lorsqu’elles réagissent dans ce sens de la résistance, il est effectivement capable de faire déferler un torrent de propagande, d’inventer le virtualisme et de le développer jusqu’à l’hystérie pathologique, de faciliter la diffusion de l’“hollywoodisme” jusqu’à complète castration et stérilisation des cultures et des psychologies, de développer la pub-people jusqu’à complète éviscération des neurones des esprits trop tendres. En même temps, parce qu’il est d’essence marchande et globalisante, il met à la disposition de qui le veut et qui peut s’avérer consommateur à un moment ou l’autre, c’est-à-dire du peuple en général, tous les moyens possibles de la communication. C’est un Janus qui serait aussi une putain.
Mis à part les premiers coups de semonce de la résistance durant les divers conflits-folie du système (Kosovo, Irak), les pionniers en la matière du retournement et de l’utilisation du système de la communication contre le système anthropotechnique général, c’est-à-dire d’une “révolte populaire” complètement réussie sans le moindre appel à l’inutile violence, ce sont les Français avec leur vote du 31 mai 2005 (“non” au référendum). Quoiqu’en disent les experts propagandistes du système et autres, l’Europe institutionnelle, malgré le traité de Lisbonne qui fut la petite cochonnerie prévisible de nos directions politiques, n’a jamais récupéré du KO debout de mai 2005. Aujourd’hui, elle continue à être à la dérive, mettant en place une structure de direction héritée de Lisbonne aussi énorme et paralysante que le JSF pour le Pentagone, toujours groggy, ridicule et ridiculisée, incapable de réagir aux crises diverses qui continuent à la marteler malgré son KO debout. Grâce en soit rendue au système de la communication.
Le système de la communication inclut bien entendu parmi ses attributs, et prioritairement, le système de la soi-disant démocratie. (On l’a vu en mai 2005.) A supposer qu’elle ait jamais existé dans le sens vertueux qu’on dit, la démocratie n’existe plus aujourd’hui que comme artefact destiné à couvrir de louanges le système du technologisme comme unique “avenir de l’homme”. Néanmoins, pour la crédibilité de la chose, il (le système du technologisme, dit “Progrès” pour les salons parisiens) se doit d’avoir une façade d’apparence pour moraliser son fonctionnement, qui est simplement prévue pour oindre le même système de la vertu démocratique.
Le grain de sable de cette mécanique, c’est la “colère populaire”. Inspirée par on ne sait quoi et on ne sait qui, sinon par l’Histoire au cas où l’Histoire aurait une conscience et aurait décidé de jouer un rôle actif, la “colère populaire” nous accouche de résultats démocratiques étonnants qui ont l'avantage de la cohésion et de la cohérence et qui plongent les directions politiques dans le plus complet désarroi. La démonstration de la chose est aisément faite dans les cas rappelés ci-dessus des élections au Royaume-Uni et de l’action entêtée des forces “localistes”, démocratiquement représentées, au Japon. On imagine les effets potentiels si, d’une part le système politique britannique est paralysé par rapport à son habituelle efficacité à cause du “hung Parliament” qui lui a été gracieusement fournie par les sujets de Sa Très Gracieuse Majesté, et si l’affaire dérisoire de la base de Futenma tourne à un vinaigre si piquant qu’il conduise à un débat hargneux sur les liens de sujétion stratégique du Japon par rapport aux Etats-Unis.
Tout cela, on le sait, ne fait pas partie de la rubrique des exceptions. La colère aux USA, avec de plus en plus comme alternative possible le mouvement néo-sécessionniste, est un autre exemple d’une “colère populaire” qui reste au niveau de l’invective, des discours allumés, de l’excitation verbale, des lois dites “scélérates” passée par tel ou tel Etat en accentuant la tendance souveraine des Etats de l’Union, et qui secoue pourtant et ainsi de plus en plus violemment l’entièreté du système de l’américanisme.
Face à tout cela, le système ne peut rien sinon qu’aggraver les conditions générales alimentant la “colère populaire”. Il ne peut condamner le système de la communication, et notamment la “démocratie”, puisque ce Janus-putain qu'est le système de la communication a partie lié avec lui. Il ne peut “dissoudre le peuple”, comme Brecht recommandait ironiquement aux dirigeants communistes de faire, parce que le peuple est un élément impérativement nécessaire dans le fonctionnement et la justification d’être du système.
La partie est enjouée et nullement jouée d’avance. Elle nous réserve encore bien des surprises et le système, avant la phase finale de son effondrement, n’a pas fini d’en voir.
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