L'infinie vertu du désordre

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L’infinie vertu du désordre

2 octobre 2008 — La rapidité de l’évolution de ce qu’on serait tenté de nommer Histoire, sous nos yeux, est un phénomène dont on ne peut se lasser. Le vote favorable du digne Sénat des Etats-Unis s’est fait hier après-midi, sans guère d’attention pour la procédure solennelle et habituelle puisqu’il s’agit d’une nouvelle loi (le plan de sauvetage Paulson révisé, dit “sweetened”, ou version “light”, par rapport à la version rejetée par la Chambre) et que la procédure prévoit le vote de la Chambre d’abord. Nul n’ignore qu’il s’agit d’imposer une pression sur la Chambre pour qu’elle rentre dans le rang, – ce qui devrait être fait demain à moins d’une surprise qui nous stupéfierait à nouveau. Mais la stupéfaction est devenue monnaie courante et, pour ce qui est du comportement de la Chambre, notre ami Gerard Baker, du Times, est diablement prudent.

Ce vote du Sénat est loin, très loin d’avoir déclenché l’enthousiasme “des marchés” auxquels il était pourtant expressément destiné. Cela nous fait mesurer la perte de crédit que le puissant pouvoir de Washington a essuyé en quelques jours, au point où un Poutine peut traiter Washington d’“irresponsable” sans susciter l'ire d’une Condi Rice particulièrement sommeillante.

La colère de l’establishment, après le vote de la Chambre, a été homérique. David Brooks, qui nous annonçait un nouvel âge d’or de la sagesse américaniste, s’étrangle de fureur en découvrant qu’au cœur de cette sagesse se tenait tapie une cohorte de “nihilistes” (les 228 “neys” du vote de lundi soir à la Chambre). A qui se réfère Brooks, pour justifier sa colère? A Saint-FDR, pardi, – pour pouvoir mieux maudire les 228 malheureux…

«In 1933, Franklin Roosevelt inherited an economic crisis. He understood that his first job was to restore confidence, to give people a sense that somebody was in charge, that something was going to be done.

»This generation of American political leaders is confronting a similar situation, and, so far, they have failed utterly and catastrophically to project any sense of authority, to give the world any reason to believe that this country is being governed. Instead, by rejecting the rescue package, they have made the psychological climate much worse.

»George W. Bush is completely out of juice, having squandered his influence with Republicans as well as Democrats. Treasury Secretary Henry Paulson is a smart money man, but an inept legislator. He was told time and time again that House Republicans would not support his bill, and his response was to get down on bended knee before House Speaker Nancy Pelosi. […]

»And let us recognize above all the 228 who voted no - the authors of this revolt of the nihilists. They showed the world how much they detest their own leaders and the collected expertise of the Treasury and Fed…»

Ce vote de la Chambre confond les plus rétifs. Même le candidat à la vice-présidence du SEP (trotskiste), Bill Van Aucken, reconnaît, sur WSWS.org aujourd’hui, que ce vote est “objectivement” un coup porté contre le système. En un sens, juge-t-il, la colère des braves gens du peuple a trouvé une expression au cœur même du système bourgeois et capitaliste.

«Much of the opposition in the 228-to-205 vote to defeat the bailout was attributed to representatives—Democratic and Republican alike—who face tight races for their seats in November and fear being tarred by their opponents as shills for Wall Street who handed over hundreds of billions in taxpayers’ money to the CEOs and speculators who are responsible for the crisis.

»In this sense, the overwhelming hostility of ordinary working people toward this massive transfer of public resources to the super-rich found its expression, highly distorted as it was, in the measure’s temporary demise.»

Van Aucken ne se prive pas, aussitôt, de décrire en long et en large les extraordinaires réactions des portefaix du système, les divers commentateurs énervés, excédés, furieux du comportement de la Chambre, à l’instar de Brooks. Là-dessus, Van Aucken s’empare d’une thèse tentante: une menace de dictature, pour supprimer les bavures type-Chambre des Représentants. Description faite de l’une (Thomas Friedman) ou l’autre (George F. Will) réaction, il en tire la conclusion effectivement d’une inévitable dictature: «These intense social antagonisms cannot be contained within America’s existing political set-up. The furor over the vote in the House serves as a warning that capitalism in crisis will inevitably move toward new forms of rule capable of defending the economic dictatorship of finance capital by means of an open political dictatorship against the working class.»

Parmi les protestataires vouant la Chambre aux gémonies et nous promettant une dictature, Van Aucken cite une Britannique, Camilla Cavendish, du Times, dans sa chronique du 1er octobre:

«…Across the Atlantic, where furor reigned in financial circles over the bailout’s defeat, media reaction was even more blunt. The Times of London carried a prominent column entitled “Congress is the Best Advert for Dictatorship.”

»“The most flattering reading of the turmoil in Congress this week has been that this is democracy in action,” wrote columnist Camilla Cavendish Wednesday. “Personally, I have never felt more attracted to benign dictatorship.”»

Aussitôt, nous nous reportons à la chronique de la dame Cavendish. Une forte personnalité, qui fut consultante pour McKinsey, étudiante talentueuse à Harvard par le biais du Kennedy Memorial Trust, impeccable guerrière du libre-échangisme américaniste et du swinging London (années Beatles revisitées circus Blair). Sa fureur est complète et ses accusations contre le “laxisme démocratique” (quelque chose comme ça) s’accompagnent d’anathèmes sur la fin de l’Amérique et de jugements admiratifs, par contraste, pour les ministres européens:

«The untold story of the past 48 hours is the decisive leadership that finance ministers in Europe have shown. In that time there have been six huge interventions by governments across the Continent. These have rescued Bradford & Bingley in the UK; Glitnir, the third largest bank in Iceland; Hypo Real Estate in Germany; Dexia, which funds local government in Belgium and France; the whole of the Irish banking system; and Fortis, the biggest employer in Belgium with 85,000 jobs, which was so large that it has had to be rescued by the Dutch, Belgian and Luxembourg governments combined. […]

»…But what all these interventions have in common is that they have not destroyed the capital structures. In every case, creditors and depositors have been protected. Europe has learnt from America's mistakes.»

D’où la péroraison qui, outre les déclarations d’affection sans doute excessive pour un petit coup de “dictature atténuée” (“dictature light”, en fait), nous signifie la fin définitive de l’“empire américain” au profit d’une Europe étrangement régénérée: «It should come as a desperate irony to every American that the only grown-ups today are in the capitals of Europe. Europeans are forging the way ahead as Washington's childish sulk brings America to a new nadir.»

Que le désordre règne…

Que pourrait-on tirer comme enseignement de cette généreuse pagaille sinon le jugement extrême, une sorte de devise de notre temps historique qui serait également un constat assez compatissant, – que le désordre règne (effectivement, à la fois constat mais aussi exhortation, comme on dit : “que la lumière soit”).

Tous les avis, toutes les condamnations comportent leur double contradictoire, ces deux termes contradictoires se subdivisant eux-mêmes en termes à nouveau contradictoires. Accuser Camilla Cavendish de souhaiter la dictature (“light”) pour renforcer et sauver le système américaniste, c’est méconnaître qu’elle porte un jugement de condamnation extrêmement utile sur ce même système américaniste et propose une ode à l’Europe qui sait agir vite. Au reste le jugement de Camilla semble nous signifier que les Européens prennent en charge, ou à leur compte, le système de l’américanisme alors qu’on pourrait considérer qu’en réalité ils le repoussent, en commençant à desserrer le carcan néolibéral que leur ont imposé les doctrinaires de la Commission, relayant ceux de la City et de “l'école de Chicago”. Leur rapidité de décision, dans un sens si peu orthodoxe (vers des nationalisations), dans des cadres politiques qu’on connaît en général pour leur inefficacité et leur pusillanimité, montre qu’il s’agit d’une évolution hors système, si pas “antisystème”.

Par exemple, le “succès” (on verra sur le terme [!], avant d’en être sûr, car l’on connaît les acteurs) de l’intervention (Fortis, Dexia) de ce qu’il reste d’Etat belge, qui se révèle ainsi encore fort utile, est en train d’ouvrir un nouveau débat en Belgique. Constatant le rôle qu’on (re)fait jouer à l’Etat, certaines voix réclament de remettre en cause les grandes initiatives de privatisation en cours, notamment celles des services publics, – par exemple la poste, dont l’avancement vers la privatisation (bouclée en Belgique en 2011, en principe) a donné jusqu’ici, à mesure du processus, une dégradation du service, une raréfaction des points d’accès, un allongement des délais, un affaiblissement de la sécurité, une réduction des effectifs et ainsi de suite. Le gâchis n’est pas qu’à Wall Street et le révisionnisme anti-néolibéral se développe comme une trainée de poudre en Europe. Cette évolution européenne est un apport non négligeable au désordre assaillant le système.

On voit combien les accusations et les soupçons sont incertains, même s’ils sont énoncés d’une voix forte. Nul ne sait plus où se trouvent les choses, sur quelle ligne est l’adversaire et qui est l’adversaire. Le vote de la Chambre, sans aucun doute selon nous un de ces actes “antisystème” dont notre époque et notre système ont le secret, vient du cœur du système et ne porte sans aucun doute aucune intention maligne à son encontre. De même, les centaines de milliers, voire les millions de courriels de citoyens US à leurs représentants pour dire leur refus du plan Paulson, ne viennent certainement pas de dissidents ant-américanistes. Au contraire, on le comprend, tous ces citoyens en colère sont de fervents soutiens du système de l’américanisme et ils sont sûrs de le défendre en s’opposant au plan Paulson. Par le jeu des contradictions de ce système et des effets contradictoires induits, ils se retrouvent “objectivement” aux côté des Français (en 2005) et des Irlandais (en 2008) qui refusèrent une Europe qui singe un modèle, américaniste sans aucun doute, qui agonise sous nos yeux. Les votants comprenaient cela ou pas, qu’importe. Les uns et les autres défendent des choses complètement différentes, sinon antagonistes, et parviennent à une attaque objective contre la même cible, – qui n’est pas une cible, d’ailleurs, car le tireur ne la visait pas précisément, mais qui est touchée en plein cœur, comme s’il s’agissait d’une cible.

La dictature, là-dessus? Drôle d’idée, et il faudrait encore songer à l’avoir. Ce n’est pas le désordre de l’Amérique qui est en cause aujourd’hui, c’est le désordre du système. Comment une force si complètement déboussolée, et pourtant restant si complètement assurée d’être l’alpha et l’omega de l’avenir du monde, – les réactions de colère contre le vote de la Chambre en témoignent a contrario, – comment une telle force pourrait-elle s’imaginer de se soumettre elle-même à une dictature, alors qu’elle évolue déjà comme telle, objectivement? (La colère de l’establishment contre la Chambre montre bien également que la Chambre a ignoré les consignes, et que ces consignes sont évidemment d’ignorer la vox populi, d’une façon “objectivement” dictatoriale quoique démocratiquement vertueuse.) Au reste, aurait-elle encore les moyens et la volonté, cette force déboussolée, d’envisager une aventure si risquée et si contraire à sa façon d’être? Comment peut-on imaginer de soumettre à un diktat policier un système dont toute la vertu est fondée sur l’absence complète de régulation entraînant, recherchant le désordre vertueusement qualifié de “créateur“? Et ainsi de suite, pour conclure que l’hypothèse de la dictature relève à notre sens d’un autre univers que le nôtre.

(Il faudra bien finir par admettre que le système américaniste a des traits essentiels qui sont fondamentalement démocratiques et que la démocratie poussée à son extrême débouche notamment et peut-être principalement sur la situation que nous voyons. Ce qui fait la différence n’est pas être ou ne pas être une démocratie, ce qui fait la différence c’est être ou ne pas être une force déstructurante. Reste alors à s’interroger, avec une certaine angoisse, pour savoir si une “démocratie poussée à son extrême” ne devient pas nécessairement une force déstructurante.)

Notre univers, c’est le désordre; notre mission, c’est le désordre... Tout ce qui contribue à semer le désordre dans ce système dont la finalité est le désordre, dans le sens d’une force fondamentalement déstructurante, est une chose louable. Brooks a raison de qualifier les 228 opposants de la Chambre de “nihilistes”; du point de vue du système, ils le sont même s’ils le sont inconsciemment et sans volonté de l’être. Le système est un artefact monstrueux, notamment parce qu’il est nihiliste, et lancer une attaque nihiliste contre ce nihilisme (désordre contre désordre) revient, à l’image du contre-feu qui arrête le feu, à poser un acte créateur. Dont acte, pour la Chambre des Représentants des Etats-Unis, le 29 septembre 2008. Voyons la suite.