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12792 novembre 2009 — Puisque c’est le mois-anniversaire, allons-y. Jamais événement aussi sensationnel, aussi fécond d’illusions, déclencheur d’espoirs, moteur d’enthousiasmes, aura apporté autant de désillusions, de déceptions, de désespoirs que la chute du Mur de Berlin. Toute la responsabilité, absolument toute la responsabilité de cette triste désorientation d’un tel événement libérateur pèse de tout son poids sur l’Ouest, son américanisme, son occidentalisme, sa suffisance et son arrogance. L’Occident a transformé en une folie déstructurante ce qui était au départ un événement structurant parce qu’il détruisait le foyer de déstructuration qu’était l’univers communiste.
Il y a une excellente interview, dans The Nation du 16 novembre 2009, mise en ligne le 28 octobre 2009, du seul homme de la période qui mérite d’être retenu par l’Histoire comme particulièrement et singulièrement grand. Il s’agit de Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatch, le seul à avoir deviné d’intuition, malgré certaines pressions de sa raison, ce qu’il faisait, ce qui se passait et ce qui allait advenir. L’un des deux intervieweurs, avec la rédactrice en chef de The Nation Katrina vanden Heuvel, est l’un des meilleurs spécialistes US de la Russie et sans doute le seul à bien comprendre le destin actuel de la Russie, le professeur Stephen F. Cohen. (L’interview a été réalisée à Moscou le 23 septembre dernier.)
Parmi les points intéressants de cette interview.
• Bien sûr, Gorbatchev met, fort justement à notre sens, l’accent sur les réformes qu’il avait entreprises en 1985. Comme toujours, nous sommes en désaccord sur l’importance première qu’il accorde à la perestroïka, et seconde à la glasnost. Nous nous en sommes déjà expliqué à plusieurs reprises.
• Pour Gorbatchev, tout était achevé en mars 1989, avec les premières élections libres en URSS. D’ores et déjà, il jugeait que le Mur de Berlin allait rapidement tomber, et le reste avec. Manifestement, il estimait que le rythme de l’Histoire était déjà en route, qui allait tout balayer, d’où ce rappel qu’il fait d’une conférence de presse conjointe avec Kohl sur la réunification de l’Allemagne… «In June 1989 I met with West German Chancellor Helmut Kohl and we then held a press conference. Reporters asked if we had discussed the German question. My answer was, “History gave rise to this problem, and history will resolve it. That is my opinion. If you ask Chancellor Kohl, he will tell you it is a problem for the twenty-first century.”»
• Gorbatchev repousse farouchement l’idée que la fin de la Guerre froide intervint en décembre 1991, avec sa propre chute, la fin de l’URSS et l’arrivée d’Eltsine au pouvoir en Russie, thèse favorisée par les historiens occidentaux US, qui s’appuie implicitement sur l’idée que c’est l’effort d’armement US des années Reagan qui força cette issue. (Nous sommes en complet désaccord avec cette thèse qui ne sert qu’à justifier l’effort de production d’armement aux USA après la chute de l’URSS.) Gorbatchev estime que la Guerre froide se termina formellement à la rencontre qu’il eut avec le nouveau président US Bush-père à Malte en décembre 1989. Il estime au contraire de la thèse sur “la course aux armements” qu’à côté de la nécessité impérative de briser le système bureaucratique soviétique, existait la crainte mutuelle d’une guerre nucléaire, et que c’est l’action conjuguée des deux hommes de la période (Reagan et lui-même) qui résolut cette question. C’est l’exacte antithèse de la “victoire” de l’Ouest par la pression de la production des armements US. Un passage intéressant à cet égard, avec quelques révélations sur les confidences de deux dirigeants US, le futur président Bush-père et le secrétaire d’Etat George Schultz:
The Nation: «So the cold war ended in December 1989?»
Gorbatchev: «I think so.»
The Nation: «Many people disagree, including some American historians.»
Gorbatchev: «Let historians think what they want. But without what I have described, nothing would have resulted. Let me tell you something. George Shultz, Reagan's secretary of state, came to see me two or three years ago. We reminisced for a long time – like old soldiers recalling past battles. I have great respect for Shultz, and I asked him: “Tell me, George, if Reagan had not been president, who could have played his role?” Shultz thought for a while, then said: “At that time there was no one else. Reagan's strength was that he had devoted his whole first term to building up America, to getting rid of all the vacillation that had been sown like seeds. America's spirits had revived. But in order to take these steps toward normalizing relations with the Soviet Union and toward reducing nuclear armaments – there was no one else who could have done that then.”
»By the way, in 1987, after my first visit to the United States, Vice President Bush accompanied me to the airport, and told me: “Reagan is a conservative. An extreme conservative. All the blockheads and dummies are for him, and when he says that something is necessary, they trust him. But if some Democrat had proposed what Reagan did, with you, they might not have trusted him.”
»By telling you this, I simply want to give Reagan the credit he deserves. I found dealing with him very difficult. The first time we met, in 1985, after we had talked, my people asked me what I thought of him. “A real dinosaur,” I replied. And about me Reagan said, “Gorbachev is a diehard Bolshevik!”»
The Nation: «A dinosaur and a Bolshevik?»
Gorbatchev: «And yet these two people came to historic agreements, because some things must be above ideological convictions. No matter how hard it was for us and no matter how much Reagan and I argued in Geneva in 1985, nevertheless in our appeal to the peoples of the world we wrote: “Nuclear war is inadmissible, and in it there can be no victors.”…»
• Plusieurs questions portaient sur les conséquences de la façon dont se terminèrent l’URSS et la carrière de Gorbatchev lui-même, avec son brutal remplacement par Eltsine, tout cela en connexion avec le débat sur la fin de la Guerre froide. De ce point de vue, l’ancien Premier secrétaire du PC de l’URSS montre à la fois une extrême lucidité et une certaine déception rentrée, mais, nous semble-t-il, sans jamais d’amertume. Pour lui, ces circonstances elles-mêmes, et le sentiment de triomphe de l’Occident, conduisirent à une situation catastrophique qui engendra tous les événements que nous avons connus depuis. Il dit cela un peu comme on affirme une évidence ou comme on enfonce ce qui lui paraît être une porte ouverte; ou comme on fait, en passant et sans trop y insister, la leçon à un adolescent instable.
«…The times work through people in history. I'll tell you something else that is very important about what subsequently happened in your country. When people came to the conclusion that they had won the cold war, they concluded that they didn't need to change. Let others change. That point of view is mistaken, and it undermined what we had envisaged for Europe – mutual collective security for everyone and a new world order. All of that was lost because of this muddled thinking in your country, and which has now made it so difficult to work together. World leadership is now understood to mean that America gives the orders.»
Et, plus loin: «In Yeltsin, Washington ended up with a vassal who thought that because of his anticommunism he would be carried in their arms. Delegations came to Russia one after the other, including President Bill Clinton, but then they stopped coming. It turned out no one needed Yeltsin. But by then half of Russia's industries were in ruins, even 60 percent. It was a country with a noncompetitive economy wide open to the world market, and it became slavishly dependent on imports.
»How many things were affected! All our plans for a new Europe and a new architecture of mutual security. It all disappeared. Instead, it was proposed that NATO's jurisdiction be extended to the whole world. But then Russia began to revive. The rain of dollars from higher world oil prices opened up new possibilities. Industrial and social problems began to be solved. And Russia began to speak with a firm voice, but Western leaders got angry about that. They had grown accustomed to having Russia just lie there. They thought they could pull the legs right out from under her whenever they wanted.»
C’est l’une des interviews les plus intéressantes qu’ait donnée Gorbatchev, sur cette période cruciale, que nous allons célébrer sans doute aux plus mauvais des motifs, avec notre absence caractéristique de sens de l’Histoire, avec notre tendance universelle aujourd’hui à récrire l’histoire d’hier pour mieux justifier nos engagements et nos choix d’aujourd’hui. On nomme cela “mémoire”, pour brouiller les pistes.
Cette commémoration du 9 novembre 1989 (chute du Mur) à laquelle nous nous préparons avec nos torrents de mélasse humanitaristes et démocratiques rendra un son bien obscène, ou bien extrêmement paradoxal. La chute du Mur et celle de l’URSS, telles que nous les avons interprétées et exploitées, si elles nous procurèrent un moment factice de triomphe, mirent en marche une implacable mécanique qui a conduit à notre actuelle crise catastrophique. La fin de l’URSS interprétée comme elle le fut, par le triomphe absolu de l’Occident américaniste et de son système libéral et capitaliste adoré, montra très vite que le roi restant en place était nu, et, vraiment, fort peu ragoûtant à regarder. Au triomphe de l’effondrement du Mur de Berlin correspond, exactement vingt ans après, comme l’image d’un miroir ricanant, la dévastation d’une planète et d’une civilisation par le système triomphant de 1989. Vingt ans pour nous montrer cela, ce n’est pas attendre trop longtemps en termes de longueur historique. L’Histoire ne s’est pas fait prier.
Sont-ce le fatalisme slave et le sens russe du tragique ? Dans cette interview, Gorbatchev apparaît, à côté de l’image classique de l’homme d’Etat (il mérite ce titre) formidablement volontariste qu’il fut, mais qui fut constamment contrarié dans ses desseins par rapport à ce qu’il espérait, comme un personnage particulièrement maistrien. Il ne cesse de répéter qu’il faut laisser faire et parler l’Histoire, après que certains détonateurs, certains événements, certains acteurs (lui-même, certes, parmi d’autres), aient déclenché l’impulsion initiale ou, plutôt, l’accident initial. (“Accident” plutôt qu’“impulsion” puisque, souvent, cet acte initial conduit à des situations si différentes de celles qu’on avait envisagées et imaginées.)
Personnage maistrien, dans ce cas, mais pas vraiment mécontent de l’être s’il en a conscience. C’est certainement là l’un des traits les plus remarquables, les plus superbes de Gorbatchev. Le contraste entre l’énergie formidable, le volontarisme qui furent les siens lorsqu’il fut à son poste de Premier secrétaire du Parti, fonction infâme qu’il réussit en quelques petites années à rendre noble, et cette acceptation des grandes forces de l’Histoire, fait croire, en effet, à une conscience d’être un personnage maistrien; à côté de cela, dans les mots et dans l’humeur, on découvre chez lui une propension à se satisfaire de cet assemblage apparemment si paradoxal, d’une façon roborative, presque joyeuse. Cette attitude mise en regard de notre arrogance satisfaite pour l’empilement de catastrophes qui caractérise nos actions, de nos récitations “par cœur” de nos principes humanitaires, quel contraste édifiant. Effectivement, Gorbatchev est de ces hommes qui, comme de Gaulle par exemple, ne lésinent pas sur les grands desseins tout en concédant aussitôt, voire simultanément, comme dans une seule pensée, et avec cette joie édifiante qui en dit long sur leur conscience des vanités terrestres, qu’en dernier ressort c’est l’Histoire, ou disons “la force des choses”, qui fixe le destin de leurs desseins.
Ce que fait également apparaître cette interview d’une façon éclatante, c’est la vastitude des projets que Gorbatchev entretenait pour “après” (après le communisme, après l’URSS), si l’“aventurier” imbibé d’alcool, le “vassal de l’Amérique” qui mettait cinq avant des bâtons dans les roues de Gorbatchev pour stopper ses réformes au nom de l’orthodoxie de la nomenklatura du système communiste, si Eltsine ne lui avait pas été jeté dans les pattes à nouveau, pour le bloquer net, cette fois pour répondre aux consignes du système de l’américanisme. (Eltsine, entre deux muflées carabinées dans les rues de New York ou de Chicago, avait su, au cours de voyages aux USA dans la période intermédiaire, s’assurer à propos des soutiens qu’il fallait pour usurper la position de Gorbatchev.)
Gorbatchev avait des idées de réforme fondamentale du système international, de la sécurité de l’Europe, etc. Mais peut-être est-ce là que parle l’Histoire. S’il était resté en place et s’il avait eu quelque réussite, n’aurait-il pas, indirectement au moins, prolongé le système occidentaliste en lui permettant de s’installer dans un équilibre acceptable? Au lieu de quoi, son élimination mit à nu (“le roi est nu”), sans le moindre doute, sans le moindre recoin d’ombre, ce qu’est et ce que vaut ce système américaniste et occidentaliste. Le paradoxe est en effet que la mise à l’encan obscène de la Russie par les bandes ultra-libérales venues de l’Ouest durant les années-Eltsine fut un des éléments qui contribuèrent à lancer le système de l’américanisme dans les excès qui conduisent à la chute finale. C’est une mise à jour qui, finalement, bien qu’elle soit passé par l’injustice ainsi faite à l’encontre de Gorbatchev et les malheurs épouvantables imposés à la Russie, ne souffrait pas d’attendre, tant l’imposture méritait effectivement d’être exposée pour ce qu’elle est. On en tirera la conclusion que l’Histoire a supplanté Gorbatchev, selon l’ordre et “la force des choses”, après qu’il ait accompli l’essentiel pour quoi il était appelé.
En ce sens, on dira que Gorbatchev, par sa carrière volontaire et par sa destinée involontaire, fut non seulement le destructeur du système communiste, mais le deus ex machina complètement involontaire qui contribua décisivement à mettre en pleine lumière le degré de décadence, de perversité et d’instinct de mort auquel est arrivée en vérité notre civilisation. Après tout, on comprend qu’il n’ait jamais cédé à l’amertume; être à ce point l’instrument de l’ironie grandiose de l’Histoire vous rattrape de vingt, de cent Eltsine s’il le faut…
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