L’ombre du JSF sur le Bourget

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L’ombre du JSF sur le Bourget

14 juin 2007 — Le Salon du Bourget va commencer dans quatre jours (18-24 juin). C’est la grande fête biannuelle du monde de l’aéronautique, lieu et circonstance où se font et s’amorcent les grands marchés, où se mesurent les grandes circonstances du domaine, où les rumeurs et les fastes des chalets des grands constructeurs occupent les journées des visiteurs. Cette introduction qui ne brille pas par son originalité nous conduit assez classiquement à nous interroger sur la “vedette” de ce Salon, — qui ou quoi parmi “les rumeurs et les fastes des chalets des grands constructeurs” tiendra la vedette?

(Certains pourraient reprendre : BAE et ses problèmes. Nous ne répondrons certainement pas non. C’est une hypothèse que nous gardons de côté, pour éventuellement y revenir. Peut-être parlerions-nous de “vedette américaine” (expression de circonstance)? Peut-être y aura-t-il un Oscar partagé? Peut-être les circonstances disposeront de la chose?)

Pour Bill Sweetman, la vedette du Salon sera le JSF, — ou, dans tous les cas, l’ombre du JSF. Pourquoi citons-nous Sweetman ? Parce que c’est un des journalistes britanniques les plus sérieux du domaine de l’aéronautique, à la fois par sa compétence et par une certaine liberté de jugement par rapport aux consignes générales du domaine pour les journalistes anglo-saxons (aveuglément pro-US, jugeant la politique britannique du domaine selon l’adage “right or wrong, my country”). (Ces consignes sont en général suivies par imitation, plutôt stupidement qu’aveuglément, par les journalistes français. Elles représentent par conséquent une sorte de catéchisme du domaine. Nous serions plutôt du genre non-pratiquants.)

Depuis juin 2005, Sweetman est rédacteur en chef d’une revue de défense lancée par le groupe McGraw-Hill, éditeur de Aviation Week & Space Technology (AW&ST), groupe très américaniste et dont la qualité profite d’une haute réputation pour pouvoir publier des écrits décrits comme “authoritative”. La caractéristique de Defense & Technology International (DTI) est une orientation moins “américano-centrée” que AW&ST. Manifestement, Sweetman a une certaine liberté d’expression “par rapport aux consignes…“, etc., et il en fait un certain usage. C’est la raison pour laquelle nous nous intéressons à son éditorial du numéro de juin, sous le titre peut-être trompeur et sans doute ambigu et menaçant lorsqu’on lit le contenu : «JSF : Too Big to Fail».

• La première moitié de l’édito est consacrée aux raisons pour lesquelles le JSF ne peut pas échouer : parce que c’est le seul avion de combat pour le XXIème siècle pour les USA et pour un certain nombre de pays, voire la plupart des pays, — voire quasiment tous les pays voulant s’équiper d’avions de combat modernes, — tout cela, selon la “communication”/propagande américanistes. («For most of these nations, it’s a once-in-four-decades overhaul of their fighter fleets and JSF will be their only fighter»)… «In short, a lot of people will be disgruntles, or at least very far from gruntled, if JSF does not live up to its promises. Yhis suggestion may seem impertinent givetn that Lockheed Martin and the JSF program assure all that all is well. But the US is no better than anyone else when it comes to delivering combat planes on time and on cost…»

• Commence alors la deuxième partie de l’édito, celle des raisons obscures, cachées, en général ignorées par le monde conformiste de l’information, — les raisons de certains doutes particulièrement inquiétants. Sweetman résume, — et justifie son sujet (le JSF au Bourget) : «Which is why , at Paris, smart customers who have not already ordered the airplane and who have other options still open will not more want of the Fifth Generation stuff, but will be looking for answers to a few questions…» (L’expression “ Fifth Generation stuff” désigne l’incertitude et le désordre caché entourant le programme JSF, avion de combat ardemment promis comme la “star” des avions de combat de la soi-disant “cinquième génération”.)

Les questions que pose Sweetman sont fondamentales et concernent le développement de chacune des trois versions de l’avion. Ces questions concernent des faits et non des spéculations (commandes nationales et internationales, prix de l’avion, intervention du Congrès) qui sont pourtant elles-mêmes déjà si préoccupantes et dissimulent à peine d’autres faits.

• Que se passe-t-il avec le F-35B (la version à décollage/atterrissage court/vertical)? «Two years after a costly redesign effort was supposed to fix the problem, the U.K. says the F-35B’s ability to land on a carrier with weapons anf fuel reserves is “at risk”…». On est en train de tester d’étranges techniques de lancement en profitant du déplacement du navire pour pallier au problème de poids qui semble insoluble. (Les toutes dernières nouvelles du côté britannique à propos du F-35B sont loin d'être exaltantes.)

• Que se passe-t-il avec les délais de développement du F-35A (la version terrestre/USAF)? Sweetman constate que le premier vol du premier F-35A en configuration “réaliste” (tel qu’il volera en utilisation courante), prévu pour 2007, est discrètement passé en 2009. Les tests préliminaires nécessaires sur les avions volant déjà sont accaparés par les problèmes du F-35B. On est loin de la prévision qui faisait de 2009 la date du premier vol du F-35A en configuration complète de mission. (NDLR, pas de Sweetman : si on situe le retard de ce point de vue à 2 ans, on est bon prince.)

• Que se passe-t-il avec le F-35C (la version embarquée/Navy)? L’U.S. Navy charge ses budgets de Super Hornet (F-18E/F) supplémentaires et ne cesse en conséquence de rogner ceux du F-35C. Cela repousse d’autant son entrée en service, — cette entrée en service «…quietly slipped […] by two years, to 2015, which falls a little short of a ringing vote of confidence».

• Enfin, le mystère est toujours complet sur l’intention des Américains vis-à-vis de la technologie furtive pour les versions à l’exportation : sera-t-elle ou non incluse dans ces versions non-US?

Ecoutez le “clic clic” de la bombe

L’intérêt de ces propos réside dans la source, autant l’auteur que le média. Ils (ces propos) vont au fondamental en présentant un état général du programme JSF du point de vue des fondements (les avions qui volent ou non, et comment). Si nous nous attachons à ce texte, c’est parce que la compétence, l’expérience et les contacts de Sweetman, autant que ses qualités de journaliste, autorisent à penser qu’il appuie son inquiétude sur de nombreux faits circonstanciés qu’il lui importe de ne pas rapporter noir sur blanc. Son dossier doit être solide. La question générale est alors bien, contrairement au titre qui prend ainsi un tour ironique et angoissé : le programme JSF peut-il être un échec? (Et l’on comprend bien que le terme “échec” peut être camouflé sous une infinité de montages, de commandes réduites, de délais subreptices ou présentés comme des promesses d’amélioration, de changement de cap et ainsi de suite. Cette opération générale de manipulation et de dissimulation est d’ailleurs déjà bien entamée.) La réponse habituelle à propos du JSF lorsqu’on expose toutes ces difficultés, surtout entendue dans les milieux français (paradoxe habituel des Français vis-à-vis de la puissance des USA) est du type fatalité-incantation : “de toutes les façons, le JSF se fera”… D’accord, mais dans quel état, à quel prix et dans combien de temps?

Il y a une complicité générale dans le chef de ceux qui font le JSF, de ceux qui le commandent, de ceux qui pourraient le commander, et même de ceux qui ne le commanderont pas. Cette complicité se résume à ceci : ne pas soulever le pansement pour ne pas distinguer l’avancement de la gangrène, — parce que la gangrène pue. (Et si l’on soulève le pansement par mégarde, quand une partie de l’iceberg de la catastrophe pointe le nez, vite le refermer comme on pousse la cendre de cigarette sous le tapis.) Cette complicité renvoie à la fragilité générale du système, qui se résume à ceci : si la puissance des USA s’effondre, qu’allons-nous faire? (Si le JSF s’effondre, que faire?) Cela rejoint les leçons de la catastrophe irakienne, un peu plus avancée et voyante que la catastrophe-JSF en train de se faire : tout le monde reconnaît que l’Irak est une fantastique catastrophe, qui est en train de briser l’armée des Etats-Unis et tout le monde ajoute, comme si cela allait de soi, que la puissance des Etats-Unis (l’armée des Etats-Unis) possède une efficacité et une hégémonie supérieures à tout ce qu’on peut imaginer sur la planète terre. Réflexe, plus que raisonnement, du même type fatalité-incantation, avec l’accent mis sur “incantation”, avec fermeture étanche des sas de communication entre l’objet de l’incantation et la réalité de l’objet de l’incantation.

Dans cette affaire JSF, les américanistes jouent le jeu de la dissimulation virtualiste, — jusqu’au plus loin possible, faire croire que tout va bien. Au moins, ils jouent leur jeu, même si c’est celui du nihilisme suicidaire, car c’est bien de cela dont il s’agit (la puissance aérospatiale US ne se relèverait pas de ce qui serait perçu comme un échec du JSF ; donc, tout est axé sur la perception). Qu’importe, ce nihilisme suicidaire c’est leur destin. Mais les autres, ceux qui achètent le JSF, ou s’y intéressent, ou renforcent implicitement l’“image de puissance” que le JSF véhicule en assurant qu’il sera un succès au bout du compte? Il y a chez les autres, chez les Britanniques qui savent très bien les choses et rechignent en-dedans, chez les Italiens qui ne veulent pas savoir les choses qu’ils savent, un entraînement aveugle du nihilisme suicidaire de leurs meneurs (les USA). Les causes sont connues : bêtise, fascination, fatalité, lâcheté, — intérêt de la corruption parfois, mais beaucoup moins que l’on croit, — ou bien parlons évidemment de la corruption psychologique.

Mais le JSF est une bombe à retardement. Il faudra bien qu’il vole, qu’il soit vendu, qu’il ressemble à quelque chose qu’on nomme “avion de combat” (ou “système”). La bataille pour faire survivre sa virtualité de conquête et de puissance, de réussite technologique à bas prix, de système universel et globalisé, sera véritablement épuisante. Une bombe à retardement, ça explose. La véritable difficulté pour les observateurs sera de distinguer les prémisses de l’explosion. Pour la partie adverse (LM+DoD), l’enjeu sera très orwellien : comment faire entendre que “to fail” (“Too Big to Fail”) signifie en fait et en vérité, — “to succeed”?