L’ordre nouveau s’appelle désordre

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L’ordre nouveau s’appelle désordre

21 octobre 2010 — Nous allons revenir sur deux Bloc-Notes successifs que nous donnions tous deux le 18 octobre 2010, l’un sur la Turquie et d’autres acteurs, l’autre sur la Russie et l’Iran.

Nous pourrions y ajouter éventuellement une référence à notre F&C du 19 octobre 2010, pour éclairer le paysage général de cette notion de “deuxième âge” du virtualisme, – après le “virtualisme triomphant”, le “virtualisme de la déroute” (plutôt que “défensif”, tous comptes faits, si l’on veut y ajouter une notion spécifiquement dynamique). Ce serait une transcription de cette situation générale dans la dialectique des directions politiques.

Il s’agit de tenter de donner une explication générale à des évolutions qui semblent assez dépourvues de cohérence, en ayant à l’esprit que celles qui sont décrites dans les deux Bloc-Notes ne nous apparaissent nullement comme des exceptions ou des accidents, mais bien comme des exemples d’une nouvelle situation. Nous n’employons pas le qualificatif de “géopolitique” (“une nouvelle situation géopolitique”) car, justement, notre thèse est qu’il ne s’agit pas de géopolitique.

@PAYANT A première vue on serait tenté d’interpréter ces diverses nouvelles comme l’amorce d’un reclassement de pays qui semblaient jusqu’alors devoir être rangés dans une sorte de “coalition” de contestataires de l’ordre américaniste-occidentaliste, avec plus ou moins de virulence selon les acteurs. Mais il s’agit d’une “première vue” dont on comprend très rapidement qu’elle est très courte et, même, tout bonnement fausse. L’évidence ne nous laisse aucun doute à ce sujet.

Le cas de la Russie, on l’a souligné aussitôt, comprend des contradictions qui sont actives d’une façon parallèle. L’“alignement” russe sur la ligne américaniste-occidentaliste, “contre” l’Iran, s’accompagne d’une accentuation du soutien au Venezuela dans un domaine très sensible (l’armement) qui contredit complètement et d'une façon provocatrice “la ligne” américaniste-occidentaliste ; et il ne réduit pas pour autant la méfiance hargneuse des Russes vis-à-vis du système anti-missiles de l’OTAN, malgré les divers paires d’yeux doux, venus autant de l’OTAN que des USA, pour une coopération de la Russie dans le système.

…Surprise (sans beaucoup de surprise…), ce dernier point (opposition au système anti-missiles) remet la Russie sur une ligne objectivement favorable à l’Iran, puisque le système anti-missiles de l’OTAN est emballé, dans sa présentation virtualiste, comme destiné à contrer la “menace iranienne”. Cela met par ailleurs la Turquie plutôt assez proche de l’Iran, puisque c’est au nom de cette hostilité conceptuelle à l’Iran figurant dans la nomenclature virtualiste du système anti-missiles que la Turquie manifeste plus que de la mauvaise humeur à l’encontre du même système. La Turquie, plus proche de l’Iran ces derniers temps, l’est donc aussi de la Russie face à cette question des anti-missiles, tout comme elle est proche de la Russie dans les arrangements en cours autour de la Mer Noire ; laquelle Russie a par ailleurs, pour boucler la boucle ouverte dans le paragraphe précédent, fait connaître sa mauvaise humeur à l’Iran en privant ce pays de missiles sol-air S-300 qu’elle propose au Venezuela… Au fait, lequel Venezuela, à l’occasion d’une visite de Chavez à Téhéran suivant sa visite moscovite (comme les choses s’enchaînent…) proclame, la main dans la main avec Ahmadinejad, la nécessité d’un “nouvel ordre mondial”, un de plus, où les deux hommes joueraient un rôle central (avec les Russes ?).

Là-dessus, la Chine est amie avec tout le monde dans ce ballet à 4, 5 ou 6 danseurs… Avec l’Iran, cela va sans dire, comme on ne cesse de l’apprendre chaque jour, mais aussi avec la Turquie, membre de l’OTAN, avec laquelle elle fait des exercices militaires dans l’espace aérien turc. Au reste, la Chine n’est pas mécontente de voir la Turquie montrer tant de sollicitude au Pakistan et le Pakistan n’est pas fâché de trouver un autre grand pays musulmans, intégré dans plusieurs organisation américanistes-occidentalistes, partenaire essentiel des USA et très grand ami d’Israël jusqu’il y a peu, lui venir en aide pour ses terribles inondations de l’été et recevoir le Premier ministre turc sur son territoire, pour l’entendre dénoncer les hypocrisies israéliennes et américanistes sans nombre, notamment vis-à-vis des pays musulmans prétendument chéris par ces mêmes USA.

Restons-en encore un instant à la Chine pour noter, tout de même, qu’elle reste dans les meilleurs termes du monde avec la Russie, et que le partenariat stratégique des deux anciens géants communistes tient toujours bon au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghaï et du BRIC. Laquelle Russie, pour poursuivre sur un autre thème qui élargit le champ de notre enquête dans l’esprit de montrer que rien, dans ce vaste monde, n’est épargné par l’évolution à laquelle nous nous référons, – laquelle Russie s’en est allée (les 18 et 19 octobre) rencontrer à Deauville Français et Allemands pour tenter de faire avancer un grand axe européen de sécurité, qui pourrait aussi comprendre la Pologne, et qui n’enchante pas vraiment, ni l’OTAN, ni les USA. Pourtant, Allemands et Français ne cessent de déverser, aux conseils hebdomadaires de l’OTAN, leur dialectique passionnelle et passionnellement virtualiste sur l’importance de la dimension transatlantique et ainsi de suite, ; et les Russes eux-mêmes iront voir à Lisbonne, en novembre, au sommet de l’OTAN, ce qu’il en est des offres que leur fait l’OTAN sur les anti-missiles, – qui, eux-mêmes, les anti-missiles, sont dans des eaux bien incertaines, par la grâce de la folie américaniste, en mode turbo au Congrès.

On voit que, ce faisant, on s’aventure hors du cadre tracé par nos références aux deux Bloc-Notes mentionnés au départ de ce texte, pour tremper un doigt de pied craintif et évaluer la température du liquide bouillonnant de la soupe otanienne et transatantique. Ce que nous voulons montrer, sans nous attarder, c’est que le désordre des orientations, plutôt que le désordre tout court, est partout, dans tous les domaines, sur tous les grands axes habituels de structuration stratégique, et que le cas des deux Bloc-Notes référencés n’est qu’exemplaire du reste. (Veut-on poursuivre dans le champ européen des extravagances postmodernistes, type “ni queue ni tête” ? Consultez, par exemple, les projets britanniques en matière de porte-avions.)

Au fait, – on n’a guère parlé des USA… De ce point de vue, la meilleure définition de la chose nous a été donnée il y a trois jours, par deux vénérables anciens, Brzezinski et Scowcroft, interrogés par David Ignatius, du Washington Post : depuis 2008 et l’arrivée d’Obama, à peu près rien n’a changé alors qu’il était impératif pour le sort du monde (et des USA) que tout changeât. («I asked Scowcroft and Brzezinski to sit down for a brief reprise of the discussions we had in 2008 that resulted in a book called “America and the World: Conversations on the Future of American Foreign Policy.” What struck me this time was that the bipartisan agenda they framed two years ago was still mostly valid. Although Obama nominally supported most elements of this strategy, he hasn't been able to advance it very far…») Quand l’on sait que les mêmes remarques s’accumulaient, avant l’élection d’Obama, à propos de Bush, sur une situation qui n’avait guère changé depuis les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak, on doit s’estimer fixé. Mais on le sait bien, désormais, les USA sont hors concours, ils mènent leur chemin à l’écart des autres ; du sur place dans le bruit et la fureur style Tea Party.

Impossible d’échapper à ce mot : désordre, mais plutôt dans le sens d’absence d’ordre finalement assez tranquille, on dirait presque “ordonné”, plutôt que dans le sens de la violence, comme si l’“ordre nouveau”, ou “le nouvel ordre mondial” comme disait Bush-père et comme disent Chavez-Ahmadinejad, se définissait de plus en plus comme une sorte d’absence d’ordre, une sorte de désordre planétaire “organisé” dans la plus complète coopération. Il n’y a pas vraiment de chaos, de bruits et de fureurs dans les manifestations et les intentions des dirigeants ; les menaces d’attaques contre l’Iran ressemblent à une sorte de minimum syndical type neocon et les diverses guerres en cours, si elles sont cruelles, exposent surtout le désordre conceptuel de ceux qui les ont lancées au nom de l’établissement d’un quelconque “nouvel ordre mondial” nième version (plutôt postmoderniste), et se caractérisant par une statique impuissante et sans perspective. Il y a beaucoup de contacts, beaucoup de négociations, beaucoup de conférences entre tous ces gens, et l’on pourrait avancer l’idée qu’il n’y en a jamais eu autant. De tout cela n’émerge rien, absolument rien, aucun axe clair et précis, bien au contraire.

Le monde multipolaire pris de vitesse

C’est que les choses vont vite… Le monde unipolaire (l’“hyperpuissance” US) succédant au monde bipolaire de la Guerre froide, n’a duré que quelques petites années, pour faire place au “monde multipolaire” annoncé dès 2003 (Chirac notamment), et effectif dès 2006-2007 (à l’occasion de l’entrée dans un coma moyennement prolongé des USA). Mais ce monde multipolaire est déjà lui-même dépassé, – c’est-à-dire, pris de vitesse. Par quoi ? Mystère, bien entendu.

Nous voulons attirer l’attention sur notre hypothèse, dans dde.crisis du 10 octobre 2010, avec une présentation succincte dans notre Note d’analyse le 13 octobre 2010. Cette hypothèse est désignée : “9/15 comme diversion”, se plaçant dans le cadre général du constat que les grandes catastrophes climatiques (Russie et Pakistan) ont ranimé la conscience de la grande crise eschatologique, dans le cadre de la grande crise générale impliquant l’inéluctable effondrement du système :

«A l’été 2008, après une crise du prix du pétrole sévère, la conscience était très forte du lien entre la crise eschatologique (ressources, environnement, etc.) et notre système de puissance et de “la matière déchaînée” en crise. […] Puis vint 9/15 (l’écroulement boursier du 15 septembre 2008). Quelle que fut la gravité de l'événement, cette crise fut presque un soulagement dans l’inconscient et pour nos psychologies épuisées. En s’imposant comme l’urgence absolue, elle nous ramenait aux débats terrestres… […] On ne pensait plus à la crise eschatologique, pourtant si contradictoire des remèdes mêmes qu’on cherchait pour 9/15 (relance du système, donc de la production, donc de la destruction du monde). Mais la riposte a échoué, montrant par là l’inéluctable vice de mort du système. Aujourd’hui, deux ans après, la crise financière et économique est passée du conjoncturel brutal de 9/15 au structurel d’un horizon où plus aucune sauvegarde du système ne semble possible. Ainsi la conscience de la crise eschatologique peut à nouveau se manifester, ce qu’elle a fait avec les catastrophes de l’été 2010.»

Cette hypothèse élargie nous conduit à envisager que se généralise la perception avec l’influence sur les psychologies qui va avec, à la lumière des grandes crises eschatologiques qui s’organisent, d’une certaine futilité à rechercher des organisations diverses d’axes de puissance, selon des constructions géostratégiques rationnelles, selon des lignes d’affrontement entre un ordre établi insupportable et sa contestation. (A ce point central s’ajoute la puissance du système de communication, ce qui fait que nous sommes passés de l’ère géopolitique à l’ère psychopolitique, et ce déplacement rendant extrêmement ardu de considérer et de faire évoluer une situation d’arrangement selon une orientation essentiellement géopolitique.) Tout se passe comme si, – toujours cette formule, – le caractère insupportable du système dominant était de plus en plus dépassé par la rapidité de son effondrement, rendant vaine une contestation qui ne pourrait plus que s’exercer, contre son gré, à partir d’éléments faisant partie de cet ordre en cours d’effondrement, et donc finalement contestation contreproductive. La conséquence est l’abandon progressif de grands axes d’action générale (politique, géostratégique, de communication) dont on espérait qu’ils établissent cohérence et cohésion selon des buts ou des nécessités politiques précises. C’est le paradigme écrasant lui-même qui est en train de voler en éclat… Dans ce cas, pourquoi tenter de mettre en place des lignes cohérentes sur un sol si mouvant, massacré par des secousses telluriques d’une telle puissance ? Nul ne parle ni ne pense de façon consciente comme cela mais ce constat semble être une fatalité qui pèse sur toutes les psychologies.

Nous sommes bien dans cette période que nous qualifions le 3 septembre 2010 de “désordre [qui] continue à s’organiser”, et l’analyse présente ne ferait que poursuivre ce texte référencé, comme la poursuite de la chronique de l’effondrement en cours, avec des exemples éclairants. Un seul point précis continue à retenir toute notre attention comme un facteur central, peut-être le tournant décisif, de la crise général et du bouleversement qu’il faut en attendre : l’attente de la conduite à terme de la crise US, avec la liquidation de cette prison psychologique qu’est l’American Dream.

Dans tout cela, le rôle dévolu au sapiens en charge, celui qui croit diriger la manœuvre, est assez dérisoire, sinon risible. C’est lui qui, au travers de l’affirmation arrogante de sa raison triomphante, a mis le feu aux poudres. Désormais, il est obligé de suivre, épuisé et interdit, la succession d’explosions qui est en train de pulvériser la grande aventure de la modernité. Cours toujours, camarade, le monde nouveau est derrière toi…


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