L’OTAN, Rasmussen, Rogozine et les chemins de la liberté

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L’OTAN, Rasmussen, Rogozine et les chemins de la liberté

Pour faire croire que nous étions bien à la conférence d’hier midi à Bruxelles, à la Carnegie, du nouveau secrétaire général de l’OTAN Rasmussen, nous pouvons rapporter avec une certaine sûreté que le représentant de la Russie auprès de l’OTAN, le pétulant Dimitri Rogozine, était au premier rang, à la première chaise face au secrétaire général. Quand celui-ci s’est rassis pour la séance des questions-réponses, on aurait dit, nous glissa opportunément un de nos amis sinon un de nos voisins (si nous avions été présents comme cela est possible), “que Rasmussen [parlait] directement à Rogozine”.

D’une certaine façon, c’était le cas. Dans son discours qui était à la gloire de l’amitié entre l’OTAN et la Russie, Rasmussen glissa une proposition remarquable de coopération avec la Russie. Pour bien faire sentir que la chose est publique, nous citons le Guardian du 18 septembre 2009, où l’intervention de Rasmussen est rapportée, avec certaines remarques sur les à-côtés – remarques sur lesquelles nous reviendrons plus loin.

«In echoing the White House rhetoric about “pressing the reset button” on relations with Russia, Rasmussen went further than the US by calling for Nato and Russia to conduct a joint threat assessment of the big global security challenges.

»“I propose that we undertake a joint review of Nato's and Russia's common threats and challenges,” he said. “We need an agreed analytical basis which we can then use to further enhance our practical cooperation.”

»This offer is believed to have the backing of the US and the Germans, but the British and Canadians have reservations and central Europeans could also object. Diplomats said British officials asked Rasmussen to drop this part of his speech earlier this week, but the Dane refused.»

Quoi qu’il en soit, il est possible qu’on ait vu, à cet instant, Rogozine branler du chef d’une manière approbatrice, comme Rasmussen lui-même aurait fait, aux dires de Rogozine, qui le visitait le 11 août dernier. Après tout, Rogozine lui proposait une chose assez semblable, certainement dans l’esprit, et cela avait été présentée de la sorte, par Bloomberg.News:

«“It is in the interests of NATO to make Russia a permanent participant in all the discussions, professional discussions, closed discussions that are being held on Afghanistan in Brussels and Mons,” Rogozin said. […] Rogozin said he broached Russia’s proposals to Anders Fogh Rasmussen, a former Danish prime minister who became NATO secretary general on Aug. 11. Rasmussen responded with an “approving nod,” he said.

»Rasmussen gave his account of that Aug. 11 encounter at a briefing today in Brussels, calling it a “a very successful, very fruitful and very useful meeting.” NATO is “reflecting on which further steps could be taken,” Rasmussen said.»

L’atmosphère qui régnait lors de cette réunion d’hier midi bénéficiait de l’euphorie de l’annonce, la veille, de la fin du BMDE qui a l’air de libérer tout le monde d’un grand poids; tous se répétaient le bon mot de Rogozine au même Guardian, qui lui avait demandé ce qu’il pensait de la décision sur la fin du BMDE, et qui avait répondu: “C’est comme si vous aviez un cadavre en décomposition dans votre bureau, que vous vous en débarrassez parce qu’il commence à sentir, pour pouvoir enfin vous mettre sérieusement au travail.” On peut noter, pour le climat, une question de la salle au secrétaire général de l’OTAN, qui pourrait se formuler d’une façon lapidaire, de la sorte: “Pourquoi pas la Russie dans l’OTAN?” (sous-entendu: “puisque vous vous entendez si bien”). Réponse un peu imprécise du secrétaire général, reconnaissant que la chose est tout à fait possible, et qui sait, etc. Là, on reconnaît un terrain miné, sur lequel il est encore délicat d’avancer un pied devant l’autre.

(Pour mémoire et parce que c’est drôle, et parce que c’est instructif, les Russes, alors connus sous le nom de Soviétiques, firent une première demande d’adhésion à l’OTAN le 31 mars 1954. Lord Ismay, premier secrétaire général de l’OTAN, écrivit dans son livre de mémoire L’OTAN, les 5 premières années: «De même, tous les membres du Conseil se sont entretenus de la note adressée le 31 mars 1954 par le gouvernement soviétique aux trois puissances occupantes et dans laquelle — proposition assez singulière — ce gouvernement se déclarait “prêt à examiner conjointement avec les gouvernements intéressés la question de la participation de l'URSS au Traité de l'Atlantique Nord”. Les gouvernements des Etats-Unis, de la France et du Royaume-Uni tinrent pleinement compte des points de vue des autres gouvernements membres de l'OTAN en préparant leur réponse à cette note.» L’on refusa cette occasion en or, et l’on exprima ce refus, le 23 avril 1954, dans des termes d’une platitude qui valait bien celle de ceux d’en face, qui auraient pu devenir pour cette occasion historique, l’URSS débarrassée de Staline et engagée dans un dégel radical, “quelques-uns des nôtres”: «Le Conseil, après avoir examiné l'évolution de la situation internationale depuis sa dernière réunion, a estimé que rien ne semblait indiquer un changement dans les objectifs ultimes de l'Union Soviétique et a constaté que la puissance militaire de l'URSS et des ses satellites n'a cessé de croître. En conséquence, le Conseil a affirmé à nouveau la nécessité pour les peuples libres de rester vigilants, unis et persévérants dans l'effort.»)

Cette conférence du nouveau secrétaire général de l’OTAN et cette proximité plus ou moins accidentelle avec Rogozine constituent un point anecdotique assez intéressant dans la situation désormais en pleine fusion, et par conséquent un peu en pleine confusion, de la sécurité européenne. La proximité entre le discours de Rasmussen et la décision d’Obama sur le BMDE, qui nous est présentée comme “purement accidentelle” (le discours était de toutes les façons prévu depuis un certain temps, le soir même du 17 septembre où fut annoncée la décision, et remis finalement au lendemain midi), a également la vertu d’une illustration symbolique de la situation. Il y a des appréciations différentes des modalités du discours de Rasmussen, et il n’est pas sûr que la version du Guardian, qui devrait s’être alimenté aux sources diplomatiques UK habituelles, qui ont intérêt à faire penser certaines choses, soit absolument véridique. Au reste, cette version du Guardian est écrite dans des termes ambigües, sans que l’on sache si c’est l’idée émise peut-être auparavant par Rasmussen, ou la proposition écrite elle-même, dans le discours, qui a suscité ces réactions. D’autres sources indiquent que le discours était en cours de rédaction ces derniers jours et qu’il n’est nullement assuré, bien au contraire, que les différentes délégations des pays-membres en aient eu communication avant la réunion publique; que ce discours représenterait donc une démarche de ce nouveau secrétaire général de l’OTAN pour prétendre affirmer une certaine attitude d’autonomie, qui serait une nouveauté par rapport à la tradition de la chose. Dans ce cas, Rasmussen pourrait trouver en Rogozine un partenaire intéressé. L’homme, le représentant russe auprès de l’OTAN, a assez de faconde et d’autonomie de mouvement pour envisager d’éventuels “coups” comme on peut parfois envisager au niveau diplomatique intermédiaire, dans cette sorte de période.

…Car il est manifeste, le climat à Bruxelles le dit, que la décision US a agi comme un choc “libérateur” des attitudes et des pensées. On découvre combien “le cadavre en décomposition” de Rogozine, le BMDE, qui constituait une initiative de fortune et de rapine bien dans la manière de l’administration Bush, était par conséquent soutenue par un discours virtualiste qui paralysait complètement la pensée. Dans ces circonstances nouvelles, l’OTAN pourrait trouver intéressant d’affirmer une certaine politique autonome, qui correspondît à ses intérêts propres, à une vision spécifique que Rasmussen se chargerait d’impulser. Entre l’extraordinaire impopularité, la charge épouvantable qu’est la guerre en Afghanistan d’une part, l’ouverture nouvelle vers la Russie qui est le nouveau le mot d’ordre général, qui s’appuie désormais sur le socle puissant de l’abandon du BMDE, une “politique de l’OTAN” qui se voudrait responsable et ambitieuse semble avoir une voie toute tracée qui est de rechercher par tous les moyens une amélioration spectaculaire des relations avec les Russes. Cela demande beaucoup de diplomatie, car la chose (une “certaine politique autonome”) n’est nullement dans les habitudes de la maison, où les Etats-membres ont toujours veillé jalousement à leur contrôle de l’institution. Mais les circonstances sont propices. Il y a pour l’instant un flottement évident, tenant bien sûr à la décision US qui bouleverse la situation et nécessite pour chacun de retrouver des références stables; une sorte de “désordre” de l’orientation à suivre, mais plutôt “désordre créateur” puisqu’on se débarrasse d’une chape de plomb qui contraignait la pensée et les possibles initiatives. Dans ce cadre flottant, la direction de l’OTAN sait, ou va réaliser bientôt qu’elle a une carte à jouer, comme d’autres organisations, et les Etats-membres eux-mêmes ont une carte à jouer – et celui qui la jouera le mieux orientera effectivement la situation – et cette carte à jouer, bien entendu, avec la Russie. Le tout est couronné par une relative position en retrait des USA, complètement concentrés sur la catastrophe afghane et sur leurs tensions et crises intérieures. C’est une époque extrêmement ouverte qui s’ouvre en Europe, au niveau de la sécurité et des relations avec la Russie.

 

Mis en ligne le 18 septembre 2009 à 06H07