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156918 mars 2009 — C’est une importante nouvelle, et une nouvelle significative et symbolique dans le contexte où on doit la considérer: le secrétaire US à la défense Robert Gates n’assistera pas au solennel sommets de l’OTAN, pour le 60ème anniversaire de l’Organisation, le 3 avril, à Strasbourg (avec virée à Baden-Baden et à Kehl également). Une dépêche Reuters du 17 mars nous en avertit dans les termes qui situent l’importance de la signification de cette absence :
«In the first months of the Obama administration, however, Gates has taken a lower profile and focused on the traditional terrain of a Pentagon chief, above all the nitty gritty of the defense budget, set at $534 billion for next year. The clearest sign of the switch in focus came at the end of last week when the Pentagon said Gates would take the unusual step of skipping NATO's 60th anniversary summit, jointly hosted next month by France and Germany, to work on the budget. Gates also stayed away from the Munich Security Conference last month. Vice President Joe Biden spoke for the new administration at the gathering, which is often the venue for a major speech by the U.S. defense secretary.»
L’absence de Gates au sommet de l’OTAN est une nouvelle sans aucun doute importante, significative si on a à l’esprit les références qui la caractérisent:
• L’importance du sommet, notamment avec l’annonce de la “réintégration” de la France dans l’OTAN; bien entendu, l’importance traditionnelle des USA au sein de l’OTAN, par conséquent dans un sommet de cette importance.
• L’importance du secrétaire à la défense US dans le gouvernement des Etats-Unis en général, et dans l’organisation de l’OTAN et autour de l’OTAN. Son absence à cet égard est un événement important.
• L’importance du premier sommet OTAN de l’administration Obama, après huit années épuisantes et absurdes de l’administration Bush, et l’importance, au sein de cette administration Obama, de Robert Gates (le seul rescapé de l’administration Bush, installé dans l’administration Bush en novembre 2006 pour tenter de freiner les folies de cette administration, – ce qu’il réussit en assez bonne partie).
Pourquoi Gates ne vient-il pas à Strasbourg? Ce n’est nullement par désintérêt de la situation européenne, de l’OTAN, etc., mais c’est à cause de la situation d’urgence à Washington. La situation interne au Pentagone est extrêmement tendue. On fait prêter serment aux fonctionnaires et généraux impliqués dans la bataille. Plusieurs signes nous ont préparés à cette situation et elle est en train d’évoluer vers son point d’extrême tension pour l’épisode en cours, qui pourrait, qui devrait aboutir à des décisions importantes de réduction de programmes d’armement. Il se confirme qu’il s'agit d'une tentative sérieuse de réforme du Pentagone, peut-être la première tentative sérieuse du genre. Robert Gates est au centre de cette tentative. C’est l’homme-clé.
Des indications de plus en plus convaincantes confirment que Gates est diablement sérieux dans cette tentative, et diablement pris au sérieux. Nous en choisirons une indication qui, pour nous, est extrêmement significative: c’est le changement qui s’avère radical ces dernières semaines du jugement des “réformistes” sur Gates. Jusqu’ici, ils avaient vis-à-vis de lui un jugement assez favorable mais sans lui accorder le crédit fondamental d’une réelle volonté d’une vraie tentative de réforme. Deux signes nous montrent ce basculement du jugement.
• On a lu le 16 mars notre note sur une analyse de William S. Lind sur la question de la réforme du Pentagone. Analyse radicale (“à moins d’un crash du Pentagone, aucune réforme n’est possible”), mais dans laquelle se glisse la marque que seul Gates au Pentagone est sérieux dans sa volonté de réformer le Pentagone (« With the exception of Secretary of Defense Robert Gates, who seems to have some inclinations toward genuine reform…»).
• Dans un texte du Boston Globe (repris sur CommonDreams.org le 17 mars), à propos de Gates lancé dans la réforme du Pentagone, on trouve ces appréciations de Winslow Wheeler, un des principaux “réformateurs” que nous avons souvent cité. Lui aussi, qui n’avait jusqu’ici que modérément apprécié Gates, indique qu’il juge désormais que Gates est sérieux:
«Yet even some of the Pentagon's fiercest critics, such as Winslow Wheeler of the liberal Center for Defense Information, believe the Obama administration may have a unique opportunity with Gates at the helm. Wheeler, a former Capitol Hill defense aide, noted that Gates has shown a unique toughness, including removing the Army secretary and the civilian and military heads of the Air Force for lapses on their watch. “That demonstrates there is a spine there,” said Wheeler.» (“Spine” signifiant autant “épine” que “résolution à vous glacer le sang”.)
L’article du Boston Globe nous informe sur l’intensité de l’action en cours, avec Gates au centre.
«As the Bush administration was drawing to a close, Robert M. Gates, whose two years as defense secretary had been devoted to wars in Iraq and Afghanistan, felt compelled to warn his successor of a crisis closer to home. The United States “cannot expect to eliminate national security risks through higher defense budgets, to do everything and buy everything,” Gates said. The next defense secretary, he warned, would have to eliminate some costly hardware and invest in new tools for fighting insurgents. What Gates didn't know was that he would be that successor.
»Now, as the only Bush Cabinet member to remain under President Obama, Gates is preparing the most far-reaching changes in the Pentagon's weapons portfolio since the end of the Cold War, according to aides.
»Two defense officials who were not authorized to speak publicly said Gates will announce up to a half-dozen major weapons cancellations later this month. Candidates include a new Navy destroyer, the Air Force's F-22 fighter jet, and Army ground-combat vehicles, the officials said. More cuts are planned for later this year after a review that could lead to reductions in programs such as aircraft carriers and nuclear arms, the officials said.»
L’article donne divers détails sur Gates, sur les conditions qui l’ont amené à conclure à la nécessité d’une rupture, sur son engagement personnel qui apparaît comme un facteur primordial («Even his closest friends acknowledge Gates is in the bureaucratic fight of his life»). Il s’agit d’une circonstance extrêmement importante, d’un enjeu capital en train de se développer à Washington.
«Girding for a showdown with Congress, Gates took the unusual step of making the Joint Chiefs of Staff and other participants in budget deliberations sign nondisclosure agreements to prevent leaks.
»But already lawmakers and defense contractors are preparing to fight back. Lockheed, maker of the F-22 jet, recently launched an ad campaign to protect its fighter. Northrop Grumman, which could face cutbacks to its ship-building programs, has hired consultants to write op-eds. Unions are raising alarms about job losses.
»Even his closest friends acknowledge Gates is in the bureaucratic fight of his life.»
Cette dernière phrase nous renvoie évidemment au discours du prédécesseur de Gates, Donald Rumsfeld, le 10 septembre 2001. C’est une situation paradoxale: Gates est venu au Pentagone pour succéder à Rumsfeld, en disgrâce, et tenter d’annihiler certaines de ses orientations les plus catastrophiques. En même temps, le voici engagé dans “la bataille bureaucratique de sa vie”, selon une prescription générale que Rumsfeld avait magnifiquement décrite le 10 septembre 2001. Les deux adversaires se retrouvent, de ce point de vue, étrangement complémentaires. Moby Dick, dont la monstruosité menace le système, met tout le monde d’accord.
Gates ne venant pas à Strasbourg, au bord du Rhin, à cause de la bataille en cours sur les bords du Potomac, – il faut considérer ces événements, qui sont liés par l’occasion, d’autre part comme liés entre eux par des facteurs structurels d’une très grande puissance. On parle de Gates engagé dans cette bataille terrible, de l’OTAN, et, dans l’occurrence de ce sommet de Strasbourg, de la France qui revient dans l’OTAN.
La crise que traverse le Pentagone ne peut être considérée une seule seconde comme un simple accident. Nul n’en sait l’issue, et il est possible, fort possible qu’elle soit négative. Gates va tenter de réduire la production incontrôlée du Pentagone, qui est le cœur de la puissance du Pentagone. Les principaux critiques de la situation du Pentagone en tant que système complexe et dynamique, en tant que “chose vivante” d’une extraordinaire puissance, placent effectivement le cœur de sa puissance et la principale activité de cette puissance dans le processus d’acquisition qui revient à engloutir un flot d’argent de plus en plus souvent souvent à fond perdu, sans interruption. Lind cite dans l’article référencé ce jugement du colonel John Boyd, qui est l’inspirateur historique des “réformateurs”: «It is not true the Pentagon has no strategy. It has a strategy, and once you understand what that strategy is, everything ... does makes sense. The strategy is, don't interrupt the money flow; add to it.» De ce point de vue, l’engagement de Gates est bien une bataille centrale (effectivement «the bureaucratic fight of his life.»), où il va se heurter, où il se heurte déjà à l’industrie, à la bureaucratie, au Congrès. Il attaque en son cœur le complexe militaro-industriel, une puissance financière et corruptrice formidable et une bureaucratie sans égale; et, derrière cette puissance, mais aussitôt concerné et avec des moyens d’action considérables lui-même, un Congrès corrompu par ses intérêts particulier. (Mais aussi, au Congrès, avec une fraction réformatrice, qui affirme vouloir soutenir l’action de Gates.) La chose étant considérée le plus froidement du monde, il est non seulement “possible, fort possible” – il est même assez probable (voir Lind) que l’issue sera négative.
Quoi qu’il en soit, c’est une période de troubles paroxystiques qui s’est ouverte pour le Pentagone, le CMI, la communauté de sécurité nationale aux USA, après des années d’une crise sans cesse montante mais contenue dans les apparences d’une puissance décrite comme irrésistible par un système de communication également d’une puissance sans égale. Ces troubles vont durer longtemps car la bataille va durer sur plusieurs exercices budgétaires, avec d’ailleurs un élément d’incertitude qui est la position de Gates. (Au départ, Gates devait rester au Pentagone comme un secrétaire à la défense “de transition”, avec départ envisagé, selon les hypothèses répandues, fin 2009 ou courant 2010. On peut imaginer que cette chronologie est remise en question, selon l’ampleur et la durée de la bataille.)
Un point important qui doit être soulevé, avec cette occurrence de l’absence de Gates au sommet de Strasbourg, concerne le constat et le rappel que le Pentagone, qui est dans la crise désormais ouverte qu’on décrit, est la principale force qui anime et inspire l’activité planificatrice et bureaucratique de l’OTAN. Cette crise, qui porte sur les acquisitions, doit évidemment bouleverser de fond en comble le reste des activités du Pentagone, sa planification, ses conceptions stratégiques, etc.; et, pour ce qui concerne l’immédiat de la bataille en cours, elle doit commencer par entraver, voire paralyser les processus de planification et d’évaluation stratégique. Cette situation se développe au moment où, à cause de la crise financière, si l’on se réfère aux évaluations des services de renseignement, les USA eux-mêmes en crise doivent s’engager dans une réévaluation fondamentale de leur stratégie.
Tout cela se passe alors que l’OTAN annonce avec pompe le développement d’un nouveau “concept stratégique”, pour remplacer celui qui fut élaboré il y a dix ans. La présentation de cette initiative ne peut cacher une seconde qu’il s’agit d’un effort pour tenter de donner à cette organisation en crise profonde une cohésion dynamique qu’elle n’a plus depuis la fin de la Guerre froide. Dit autrement, le nouveau “concept stratégique” a moins comme ambition de rendre compte du sens nouveau des événements du monde que de tenter de donner un sens à l’Organisation. A considérer l’aspect concret et chronologique de la situation, le moment est, soit mal choisi, soit particulièrement bien choisi; “mal choisi”, si l’on s’en tient à la conception classique de l’OTAN qui est celle d’un alignement aveugle sur les USA, puisque l’OTAN se trouve dans la position d’être en train de déterminer une nouvelle stratégie alors que les USA sont dans le processus de bouleverser, dans tous les sens du mot, leur stratégie et l’instrument principal de leur stratégie; “particulièrement bien choisi” éventuellement, pour ceux qui jugent qu’il faudrait tenter de modifier la prépondérance absolue qu’exercent les USA dans la dynamique otanienne.
La question que pose à l’OTAN la bataille qui ne fait que commencer au Pentagone, c’est de savoir ce qu’elle va faire de sa propre orientation stratégique. Quant à la France, qui “revient“ dans l’OTAN pour s’insérer complètement, avec délice et confort, dans ce qu’il est désormais de bon ton de désigner, à Paris, comme “la famille occidentale”, elle tombe dans une famille en plein bouleversement, dans une phase type-“scandal in the familly”. Elle agit pour trouver une situation plus conforme, plus assurée, plus confortable, même au risque de mettre en danger d’autres situations bien plus dignes et nécessaires, et elle va tomber dans un tourbillon insaisissable où le patriarche de la famille se trouve en pleine crise de conscience et crise de réforme. (Etrange occurrence pour une France sarkozyste qui n’a de cesse de proclamer qu’elle s’inspire, pour son propre réformisme, du modèle américaniste; voilà que le modèle est plongé dans les affres d’une méga-réforme, la réforme «of his life», sans compter les autres tourments en cours. Pour ceux qui savent lire, et surtout qui acceptent de lire, cela en dit des tonnes sur la modèle.)
Que va faire la France de cette situation, qui représente, c’est selon là encore, un obstacle aussi énorme qu’inattendu (vision conforme, prédominante) ou une opportunité inespérée (d’exercer une influence importante à un moment décisif)? Sarkozy pourrait se trouver devant l’opportunité de relever les divers défis dont il a chargé dans la présentation qu’il en a faite, pour la justifier, son initiative étrange, si décalée, si complètement conformiste, de “retour” de la France dans l’OTAN. Effectivement, nous dit-il, la France y revient complètement, dans l’Alliance, pour “co-diriger” l’Alliance, pour mieux y marquer son empreinte, pour ré-orienter sa dynamique dans un sens évidemment plus européen, éventuellement plus français, indeed. Voilà l’occasion rêvée… Voilà l’occasion rêvée, à condition que les analystes et politiciens français consentent à sortir de l’ébahissement de leur American Dream continué sans interruption depuis plus d’un demi-siècle, pour s’apercevoir qu’il se passe quelque chose d’essentiel sur les rives du Potomac, quelque chose qui sort de l’enluminure convenu des clichés sur “l’irrésistible puissance américaine”, – et qu’il convient d’en faire son profit. C’est beaucoup leur demander, à ces esprits formatés et éternellement tentés par l’alignement considéré comme une vertu virile et moderniste; c’est aussi beaucoup demander à Sarkozy qui se trouve dans une période terne et plutôt éteinte. Il n’empêche et par bonheur, l’Histoire et Robert Gates plongé dans «the bureaucratic fight of his life» n’ont que faire des susceptibilités de l’imagination, asservie et pour l'occasion prise en défaut, des salons parisiens.
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