La bataille du “néantissement” de l’Histoire

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La bataille du “néantissement” de l’Histoire

6 juin 2015 – Le 22 mai 2015, nous avions publié un texte de l’auteur russe Andrew Korybko (voir son portrait dans Russia Insider), qui a choisi une approche des évènements actuels du point de vue de la manipulation de l’Histoire par ceux qui la perçoivent ou la restituent à nos esprits, du point de vue du rôle de l’“historicité” dans le sens pervers de l’“histoire considérée comme une arme de communication”. Il s’agit bien de l’Histoire sortie de son contexte et de sa position culturelle de référence d’un passé accepté comme telle, et devenue, après déformation perverse et inversion, outil sinon arme de combat pour les tensions crisiques exacerbées qui caractérisent notre “ère historique” en train de se développer dans le fracas et la fureur.

Nous observions ce même 22 mai 2015, dans un commentaire circonstancié du texte de Korybko, selon une première approche des conceptions qu’il exposait à propos de l’événement de la commémoration du 70ème anniversaire de la Victoire, le 9 mai 2015 à Moscou : «L’intérêt du texte de Korybko, selon nous, est surtout dans la façon dont il utilise le concept d’“Historicité”, de “conscience historique”, etc., comme “armes de défense” contre les Révolutions de Couleur. En quelque sorte, il mobilise l’Histoire pour en faire une arme conceptuelle agissant comme dans une guerre, contre une attaque dont il juge que l’arme principale est l’imposture introduite dans l’histoire de la cible visée. Korybko a des analogies heureuses, comme lorsqu’il fait des Révolutions de Couleur des plants d’OGM par rapport à la plante naturelle qu’est le réflexe patriotique-historique auquel il se réfère, ou des virus chargés de disséminer une maladie qui tue la conscience et la mémoire historiques aussi sûrement qu’un cancer.»

Nous élargissons le champ de notre appréciation à partir de deux autres textes de Korybko où lui-même présente un élargissement de ses propres conceptions (l’“histoire considérée comme une arme de communication”). Il ne s’agit pas pour nous de simplement présenter le travail de Korybko et de préciser notre position par rapport à lui, mais de nous appuyer sur cette référence pour développer une appréciation de la problématique ainsi soulevée nous conduisant à préciser notre propre conception à partir de cette idée que nous comprenons tout à fait, que nous partageons, et que nous utilisons nous-mêmes dans nos travaux (voir plus loin, le passage extrait de La Grâce de l’Histoire) : il s’agit du rôle de l’Histoire, et surtout du rôle qu’on fait tenir à l’Histoire dans la Grande Crise actuelle de l’effondrement du Système. (On observera que nous utilisons selon notre habitude le mot “Histoire” avec une majuscule lorsque nous parlons d’elle d’une façon que nous jugeons impérativement objective selon notre point de vue, pour nous référer à nos propres conceptions ; mais lorsque nous employons ce mot dans une circonstance spécifique qui a des caractères allant dans un sens d’historicisation ou de banalisation du concept, c’est-à-dire de l’inversion-Système au bout du compte, comme dans l’expression l’“histoire considérée comme une arme de communication”, nous n’utilisons plus la majuscule car nous considérons alors l’“histoire“ comme un artefact de circonstance, c’est-à-dire une Histoire-faussaire, ou histoire-Système si l’on veut. Cela indique déjà quelle va être notre attitude critique.)

• Les deux textes de Korybko, – qui expriment bien entendu une critique radicale du processus qu’il décrit, – constituent d’une part un exposé général de sa conception de l’“histoire considéré comme une arme de communication”, d’autre part un raffinement de cette conception avec les cas très précis de l’Ukraine et de l’IS/Daesh. Le premier de ces deux textes («The Haunt Of History In Eurasia») est du 4 mai 2015 dans le Saker-US, en traduction anglaise du russe originel. Le texte expose plusieurs cas où l’aspect mémoriel de l’Histoire est utilisé comme arme politique, notamment dans le cas du Japon contre la Chine, réduisant l’Histoire à l’histoire (l’“histoire considérée comme une arme de communication”), et cela sous impulsion US. Il faut observer qu’il ne s’agit pas ici d’une déformation courante, naturelle, de la perspective historique selon les peuples, les régions, etc., mais bien de ce qui est perçu et présenté comme une véritable démarche offensive générale de communication dans un but de bouleversement du monde (ce que nous désignerions comme une offensive du Système). D’une certaine façon, les exécutants de cette offensive (qui, à notre sens, ignorent ce qu’ils accomplissent vraiment) ne nient pas qu’ils peuvent éventuellement manipuler l’Histoire, ils passent simplement outre pour en venir à la situation présente et modifier l'Histoire (qui devient alors “histoire”) à leur avantage immédiat d'une politique pervertie, au nom d’une certaine conception, une certaine vision présente du monde... (Lesquelles vision et perception doivent être jugées comme perverties en substance, par le procédé même.)

« [...] ...The US is fully supportive of Japan’s remilitarization, especially so because it rattles the nerves of China and evokes memories of a return to Tokyo’s fascist past. China lost tens of millions of its citizens as a result of Japan’s brutal aggression and subsequent occupation, and it plans on commemorating their memory during the upcoming 70th anniversary of Victory Day in Asia. The US finds this absolutely unnecessary, according to Obama’s top Asia advisor, Evan Medeiros, since a transcript provided by the State Department to Reuters quoted him as saying that: “We want for the region to get past it so the region can realize its full potential as a driver of global growth, for example, so when we think about these history questions and when we think about this ceremony in China, these are the kinds of considerations that we’re looking at.” [...]

»...The US is experimenting with a novel method of warfare in its quest to contain and dismember Russia, China, and Iran, and that’s the militarization of historical memory. World War II has been reinterpreted in such a way as to fashion it as a weapon against Russia and China, while the Sunni-Shia split, which had been peacefully dormant for over a thousand years, has been reawakened with militant religious vigor unseen since the time of the Crusades. Each theater and historical reinterpretation targets a different Eurasian anchor, but the pattern of postmodern warfare is clear. The US, while still confronting its identified adversaries in a direct manner, is now seeking to accelerate its indirect strategies as well, hence the invocation of divisive and militarized historical memory in the quest to create large proxy coalitions against its rivals. The facts of historical record no longer matter to the US, and it can be argued that they never did matter to begin with, but what’s important right now for America is whether its intended audiences remain receptive to the revised record or not, but as one can evidently see with their own eyes, the US has succeed in fertilizing these seeds of historical discord and they’re finally beginning to bear their poisonous fruits.»

• Dans le second texte référencé (le 1er juin 2015, également sur le Saker-US), Korybko va plus loin dans l’exposé de ses conceptions, à partir d’exemples tout aussi actuels et extrêmement violents  : «ISIL, Kiev’s Nazis, And The Rage Against History»... L’idée est donc bien que ces espèces d’artefacts non-historiques, l’IS/Daesh et l’Ukraine-Kiev dans sa composante nazie, cherchent à détruire “physiquement” et conceptuellement le passé qui les concerne plus ou moins directement pour pouvoir mieux s’imposer dans le présent comme nimbés d’une sorte de légitimité, éventuellement en proposant une histoire réécrite selon un processus classique. Mais cette réécriture est si grossière et si furieuse que ce procédé classique de réécriture en devient original à force de violence, à cause de l’effet qui en découle, déstructurant et dissolvant pour tous les acteurs, y compris pour le Système. (Cela est notre interprétation, certes.) «The US’ regional proxies in the Mideast and Ukraine are on a rampage against history, doing whatever they can to bury their associated countries’ past so that they can more easily build their version of a ‘utopian’ future. This trend of ‘historical warfare’ is endemic of the militarization of historical memory that the US is rolling out all throughout Eurasia. With ISIL grabbing global headlines over its seizure of Palmyra and the urgent threat this poses to the UNESCO world heritage site there, it’s worthy to revisit how the terrorist group’s anti-historical crusade actually doesn’t differ at all from what the Kievan Nazis are doing in Ukraine, and how all of this destruction connects together with the new type of asymmetrical warfare that the US is practicing across Eurasia.»

• Comme il semble assez logique, Korybko poursuit la description de la destruction du passé par l’affirmation que le but final est de construire un “futur utopique”, correspondant aux conceptions de ces acteurs furieux. Korybko met en évidence les caractères de cette opération et la difficulté qu’il y a à résister, non pas tant sur un plan militaire que sur le plan beaucoup plus fondamental de la protection des identités historiques ainsi agressées, et par conséquent contre les perspectives de “futur utopique” ainsi imposées. Cette remarque vaut justement en complète déconnexion avec l’aspect purement opérationnel : même si l’un ou l’autre (l’IS/Daesh et l’Ukraine-Kiev) peut être rapidement repoussé, voire même “vaincu” si le mot a un sens dans de telles circonstances, les dégâts causés à l’identité agressée sont immenses. (Néanmoins, Korybko ne se veut pas trop décisivement pessimiste puisqu’il suggère qu’une résistance peut et doit exister et que, de cette existence, pourraient renaître une nouvelle identité qui impliquerait une sorte de retrouvailles de la conscience historique massacrée par les agresseurs ... «One should be reminded, however, that it’s not all doom and gloom, since the people’s resistance in fighting back against these evils can form the basis for a new historical memory that could help smooth over the divisive rifts of the past if the conflict ends in their favor.»)

• Enfin, la conclusion met en évidence combien tout cela s’inscrit dans un plan général d’utilisation de l’“histoire considérée comme une arme de communication”, essentiellement sous l’impulsion des USA. (Il faut signaler avec force que Korybko, notamment dans le passage ci-après, présente ce phénomène comme nouveau, sous les expressions de “weaponization of history” ou “militarization of history”, correspondant grosso modo à notre “histoire considérée comme une arme de communication” mais en moins précis puisque nous introduisons expressément le concept de “communication“ dont l’on sait l’importance pour nous. Nous-mêmes, comme on le verra plus bas, nous détachons complètement du jugement implicite qu’il s’agit d’une nouveauté.)

«The US’ support of militant historical revisionists in the Mideast and Ukraine is extremely significant in signaling a dangerous escalation of postmodern tactics and weaponry. The utilization of historical memory as a physical weapon in the battlefield for ‘hearts and minds’ exceeds what developed society has witnessed since the end of World War II. While such backwards tactics occasionally reared their ugly head from antiquity until 1945, it seemed like the world was finally on the verge of realizing how unnecessary and harmful they are to human civilization when ISIL and the Ukrainian Nazis began their anti-historical campaigns (with the former destroying things that hadn’t been targeted for thousands of years by a multitude of adversaries). The greatest shame is that the US’ acceptance and support of both groups might herald in a larger return to historic savagism, where no monuments or artifacts are considered ‘sacred’ to the historical memory of either the battleground state or civilization as a whole. Opening these floodgates would portend negatively for all that mankind has accomplished in the past 70 years, but bearing in mind that the US is crazily intent on creating chaos to maintain its grip on Eurasia, it should be expected that more ‘historical assassins’ will emerge in the coming years as the New Cold War intensifies.»

Nous avons plusieurs remarques à faire pour marquer notre distance et notre désaccord avec le traitement que fait Korybko du problème qu'il identifie, tout en reconnaissant bien entendu l’existence de ce problème et l’apport très intéressant que constitue sa mise en évidence par cet auteur russe.

• ... Pour commencer, comme préliminaire de notre argument dirons-nous, on rappellera que la première force à massacrer, directement ou indirectement, les pièces et sites archéologiques dans notre “ère de déstructuration et de dissolution” fut bel et bien l’US Army en Irak. On se rappelle l’indifférence complète des soldats US qui venaient d’occuper Bagdad et tenaient donc la sécurité de la ville, devant le pillage à ciel ouvert des musées de la capitale irakienne, en avril-mai 2003. Littéralement, l’US Army assista à la chose, l’arme au pied, sans le moindre soucis d’intervenir. Interrogé sur ces diverses circonstances, le secrétaire à la défense et philosophe bien connu Donald Rumsfeld eut cette réponse restée fameuse : «Stuff happens...» (on en fit même une pièce de théâtre, sous ce titre de Stuff Happens). Il y eut également des exemples divers où des sites archéologiques furent utilisés comme terrain d’atterrissage pour hélicoptères, parfois même bétonnés pour la facilité de la chose. Enfin, la politique US elle-même en Irak, après un intermède d’un mois d’un obscur général qui avait eu le sens commun d’utiliser les structures existantes, fut explicitement celle du pro-consul Bremner qui détruisit toutes les structures existantes (y compris l’armée irakienne), conduisit à la situation catastrophique qui engendra une véritable destruction de l’Irak en tant que nation et que culture, sinon en tant que civilisation, – par conséquent, y compris et, dirait-on, en priorité, la destruction de sa mémoire historique. Il s’agissait de l’emploi évident de l’“histoire considérée comme une arme de communication”, – peut-être par dessein, comme l'estiment certains avec des arguments dans ce sens, mais plus généralement, au-dessus de tout, par conduite naturelle (si ce mot a un sens ici) et dans tous les cas mécanique, pavlovienne, – bref, selon le Système...

• Il y a une observation plus fondamentale et d’une manière différente de ces destructions brutales qui relèvent autant de l’ivresse de la force brutale afférente à l’“idéal de puissance” que du projet plus structuré de destruction de l’Histoire, – et nous dirions que les éléments afférant à l’“idéal de puissance” sont également présents chez IE/Daesh et l’Ukraine-Kiev. Nous dirions que cette volonté-réflexe de destruction de l’Histoire par “néantissement” (**) de cette mémoire historique dont la grandeur et la hauteur peuvent être représentées symboliquement comme tendant à préserver une certaine vérité de l’éternité, est partout présente dans les démarches des directions-Système de nombre de pays du bloc BAO. Des débats en cours en France par rapport aux projets du régime-Hollande, – qui a plutôt un air notarial et bon-enfant à l’opposé de la fureur islamiste ou néo-nazie, – portent sans aucun doute sur ce dessein pavlovien de destruction, notamment par les mesures sociétales, les modifications des programmes et encadrements idéologiques de la scolarité, l’esprit subversif par inversion, l'abandon par ignorance et inculture des principes fondamentaux, de la souveraineté comme de la légitimité, la négation de l'identité, etc. Sans minimiser une seule seconde l’importance de la brutalité des destructions architecturales et autres, nous pensons que cette sorte d'attaque anti-mémorielle affectant les psychologies et les esprits est d’une essence au moins aussi grave, sinon plus, et surtout d'une complète universalité pour les entités concernées. (Nous disons “anti-mémoriel”, parce que, selon la démarche propre au Système dans son inversion, tout ce qui est mémoriel dans les politiques officielles des démocraties-Système est nécessairement une attaque contre la mémoire, donc toute la glorification de la politique soi-disant mémorielle est tout aussi nécessairement une attaque contre la mémoire historique, contre le fait mémoriel. Le fait mémoriel ainsi réclamé par cette politique est une inversion complète de ce à quoi il prétend.)

• De ce point de vue, nous sommes conduits à envisager que les destructions du type EI/Daesh et Ukraine-Kiev relèvent plus du désordre pur, du désordre nihiliste, avec la violence et l’ivresse qui les caractérisent, que d’un projet structuré et cohérent comme en fait Korybko. EI/Daesh et Ukraine-Kiev sont en vérité des entités sans passé, y compris sans le passé du “déchaînement de la Matière”, même si elles sont fabriquées, manipulées, financées, etc., par des forces qui se réfèrent effectivement à ce passé chronologique du “déchaînement de la Matière”. (Ce passé du “déchaînement de la Matière” est l’origine, qu’on doit paradoxalement qualifier de “mémorielle” et “historique” d’une façon ironique et sarcastique puisqu’on sait de quoi l’on parle, de cette phase de la destruction du monde dont nous sommes au terme.) Pour nous, EI/Daesh et Ukraine-Kiev sont des forces de destruction pure, sans passé, sans futur et dont l’avenir est l’autodestruction automatique. Pour le Système, ce sont des “idiots utiles”, à ce point qu’on les dirait absolument “idiotissimes”, fabriqués pour la circonstance ; ils n’en contribuent pas moins, selon la définition qu’on vient de donner, à la tendance mortifère du Système de faire accoucher sa propre autodestruction de sa surpuissance déchaînée ne serait-ce que par leur incontrôlabilité, leur façon de se retourner contre leurs propres alliés, sinon leurs créateurs, etc.

• Ainsi de notre principale appréciation critique des conceptions de Korybko. Le Russe soulève un problème fondamental, de la plus extrêmes importance, mais il identifie faussement des symptômes accessoires et indirects de ce problème comme les facteurs de production fondamentaux de ce problème.

Le Complot ultime du Système pour son autodestruction

Comme nous l’écrivions plus haut, le problème identifié par Korybko est pour nous ce phénomène de “l’Histoire sortie de son contexte et de sa position culturelle de référence d’un passé accepté comme telle, et devenue, après déformation perverse et inversion, outil sinon arme de combat pour les tensions crisiques exacerbées qui caractérisent notre ‘ère historique’ en train de se développer dans le fracas et la fureur.” Nous pensons que ce phénomène, qui éclate aujourd’hui de manière spectaculaire par des effets complètement secondaires (EI/Daesh et Ukraine-Kiev), d’une façon qui est en soi le signe d’une faiblesse mortelle (la faiblesse de se découvrir pour ce que l’on est, lorsque l’on n’est guère honorable et que l’on est subversif, – et “de se découvrir pour ce que l’on est” parce que le temps presse et que l’on est menacé de l’échec par l’effondrement du Système), – nous pensons que ce phénomène est décrit dans La Grâce de l’Histoire, Tome II, dans son origine fondamentale. Nous estimons que l’origine d’un tel phénomène se situe au tournant, c’est-à-dire au renversement complet et à l’inversion de la pensée avec la Renaissance, comme effet immédiat de la Renaissance comprise par une de ses productions monstrueuses qu’est la modernité. Ainsi écrivons-nous dans ce volume en préparation :

«Quel retournement, disions-nous plus haut ! [ ...] L’histoire du monde se transforme en une production étrange, en ceci que la pensée-Système décidera désormais de ce que sera [notre futur transformé dans ce que l’on nommerait par souci d’objectivation] “l’avenir du monde”, organisant le récit du passé en fonction de cette décision. Nous reconnaissons alors aisément que, dans ce laps de temps, s’amorcent des changements conceptuels fondamentaux, qui concernent objectivement l’Histoire, devenue alors histoire débarrassée des structures fondamentales du passé remontant “aux traces les plus anciennes de la Tradition”. (Nommons cela histoire-Système, si l’on veut.) Nous passons de la structure objective de la perception de l’Histoire qui rend compte de l’essence sacrée du passé à l’instructure subjectivée, qui se passe de perception, de l’histoire-Système recréant un passé à l’image de [son futur grimé en] avenir qu’elle organise. Parlant de cette classe nouvelle des élites qui deviendra un corps organisé et policé, et policier d’ailleurs, que nous désignerons plus tard comme l’élite-Système, nous dirions que “leur vérité” du passé dépend désormais de ce que l’histoire-Système entend faire de notre [futur grimé en “l’avenir du monde”].» (*)

Il est donc absolument vrai qu’il y a une “attaque de l’Histoire” par tous les moyens, cette attaque commençant par l’attaque de la mémoire, la destruction anti-mémorielle grimée en “vertu mémorielle”. Pour autant, cela n’a rien ni de surprenant ni de novateur (par exemple si l’on s’en tient à notre chronologie historique qui fait naître cet état d’esprit de “néantissement” de l’Histoire fondé sur la transition à l’un des rejetons monstrueux de la Renaissance). Il ne s’agit nullement de théorie, dans ce cas, mais bien du cas historique spécifique de la période du “déchaînement de la Matière” dont le premier élément constitutif chronologiquement est la révolution américaniste, soit la création des États-Unis d’Amérique comme une entité niant l’Histoire, sortie de la volonté des hommes qui repoussent absolument la contingence historique pour affirmer le règne des vertus humaines, — essentiellement le Droit et la Loi, et la Propriété évoluant très rapidement dans le sens du Capital, puis quasi-exclusivement (phase finale) du Capital réduit au Profit ; le second élément du déchaînement, la Révolution Française, fut d’une aide précieuse et complémentaire en proclamant la tabula rasa qui ne pouvait concerner que l’Histoire. (Le troisième élément constitutif du déchaînement, la révolution du choix de la thermodynamique donna l’outil fondamental de faire fonctionner tout cela, c’est-à-dire de faire fonctionner le tout en un système, c’est-à-dire de créer ce que nous nommons “le Système”.)

Ce retour “à la source” montre bien que l’attaque contre l’Histoire est d’abord spirituelle, bien entendu, ne serait-ce que par déni, par négationnisme de la dimension spirituelle de l’Histoire. L’aspect matérialiste de la destruction des marques de l’Histoire est complètement secondaire, sinon déplacé, voire condamné, dans ces débuts du mouvement qui nous donna le Système et nous offre aujourd’hui l’effondrement du Système. A cet égard, il y a eu décadence, d’ailleurs de plus en plus accéléré vers l’effondrement. Les élites-Système des USA d’avant cette dernière phase n’avaient rien à voir avec un Rumsfeld totalement indifférent, par ignorance et par inculture, à la destruction d’artefacts fondamentaux du passé (musées de Bagdad) ; il suffit de rappeler que, peu après la Deuxième Guerre mondiale, quelques dizaines de milliardaires américanistes, capitalistes pur sucre, se formèrent en association pour financer à fonds généreusement perdus qui se chiffraient en dizaines de $millions de l’époque la restauration du château de Versailles laissé à son sort d’évolution vers l’entropisation par la République française, laïque et vertueuse. Ainsi, de même que l’Amérique des origines et des Pères Fondateurs qui se targuaient de vertus antiques n’a plus rien, mais plus rien de commun avec cette bouillie pour les chats qui va des excentricités grotesques de Washington et d’Hollywood dont l’hybris est réduite au rang de la vanité primaire aux spectacles apocalyptiques de Detroit, de La Nouvelle Orléans d’après-Katrina, de la zone de non-droit de la frontière mexicaine et du Pentagone qui n’arrive plus à fabriquer que le double négatif de lui-même, de même l’attaque contre l’Histoire est passée du projet perçu comme sublime de l’intronisation de l’homme-Dieu avec lequel rien n’exista jamais avant lui (avant-Lui), à la violence furieuse, folle, tarée et apocalyptique des bandes à la fois grotesques et effarantes de cruauté barbare de EI/Daesh et Ukraine-Kiev avec Rumsfeld-Stuff exists comme relais ultime.

Car notre appréciation est qu’au lieu d’être l’apparition précise et opérationnelle de la “weaponization of the history”, ou l’“histoire considérée comme une arme de communication”, le phénomène EI/Daesh-Ukraine-Kiev (avec d’autres évènements de cette sorte) en est plutôt la dégénérescence totale encore plus que l’affaiblissement ou le déclin. C’est en effet presque d’une pathologie dont il faut parler ici, la pathologie d’un projet né des conséquences de la Renaissance et activé par le “déchaînement de la Matière”. La brutalité ultime, l’extrémisme nihiliste, la violence utopiste de ces divers phénomène constituent en un certain sens un complot, – le Complot ultime du bloc BAO complètement dominé par le Système, – le Complot ultime du Système pour tenter dans un effort désespéré de mener à son terme le “déchaînement de la Matière”... Ce terme étant l’ultimité de la surpuissance se transmutant en effondrement dans l’autodestruction, ces divers phénomènes constituent la tentative ultime d’une contre-civilisation et de sa modernité aux abois, dans un ultime effort d’accomplir ce qui fut préparé pendant plusieurs siècles avec méthode, et qui soudain se heurte à l’obstacle infranchissable de son impossibilité d’être. Le “néantissement” menace ceux-là même dont le projet est le “néantissement” de l’Histoire... L’“Histoire” est pulvérisée, elle est “néantisée” certes, mais ce n’était plus l’Histoire, c’était déjà, depuis longtemps, l’histoire-Système qu’ils nous racontent, narrative oblige depuis au moins deux siècles et sans doute au-delà.

Notre dernier mot concernera nécessairement le Russe Korybko, dont les propres réflexions sont l’occasion de notre réflexion. Korybko croit beaucoup au rôle décisif de la Russie, et avec bien des arguments, parce que la Russie a subi tant de catastrophes qu'elle a surmontées, qu’elle s’est même sortie de la conjonction communisme-capitalisme exprimés avec une cruauté sans pareille dans un enchaînement sauvage. Il croirait assurément que la Russie peut vaincre le Système et rétablir l'Histoire dans toute sa spiritualité, s'il avait la même conception que nous avons du Système, – et c'est là que nous divergeons, avec cette conception, – mais pour le bien commun, comme lui-même certes. Selon notre conception du Système, le rôle de la Russie ne peut être d'espérer le vaincre, ni même de tenter de le vaincre parce qu’il ne faut pas que la Russie ni quiconque vainque le Système. Le Système doit impérativement aller au terme de lui-même et s’autodétruire complètement : c’est le seul moyen que disparaissent avec lui tous les produits de son inversion, et notamment son action ignoble contre l’Histoire et la mémoire. La Russie n’a qu’un rôle à tenir, qui est celui qu’elle tient d’ailleurs, celui d’exciter la vindicte du Système (du bloc BAO), exactement comme la muleta d’un matador, non pour exécuter une mise à mort mais pour participer à l’entreprise de pousser le Système à son extrémité autodestructrice.

 

Notes

(*) Nous employons dans cette version améliorée le terme de “futur” lorsqu’il s’agit de son avenir tel que vu par l’homme lui-même, par contraste avec le mot “avenir” justement. Nous notons également, dans un autre extrait de La Grâce de l’Histoire, Tome II :

«Je ne m’appuie sur aucune théorie dans cette envolée à laquelle je tiens à donner tout mon souffle mais je rencontre pourtant des observations qui proposent une vision rencontrant mon sentiment, – cela que je viens de découvrir en rédigeant cette conclusion, venu de Fabrice Hadjadj, dans son livre de 2014 ‘Puisque tout est en voie de destruction – Réflexions sur la fin de la culture et de la modernité’. L’auteur reprend la différence décisive proposée entre ‘futur’ et ‘avenir’ par Jacques Derrida, – selon le rapport qu’il en fait, “entendue pour la première fois dans la bouche de Jacques Derrida ”, – et qu’il propose d’établir de la sorte :

« “En un mot, le futur est relatif à ce qui va, l’avenir à ce qui vient, et il faut que ce qui va soit ouvert à ce qui vient, sous peine d’une vie qui meurt en se fixant dans un programme. Cette subordination du futur à l’avenir marque aussi la supériorité et plus encore la surprise de l’avenir par rapport au futur. Quand le monde ne va pas, quand, sous nos yeux, il court à sa perte, cela n’empêche pas le royaume de venir : sa grâce ne dépend pas de nos mérites, elle présuppose même plutôt notre condamnation.” Le propos fixe donc, selon l’âme poétique et l’esprit du croyant qu’est Hadjadj, et du croyant qui se réalise dans l’Église (le catholicisme de Rome), la grande différence entre ‘futur’ (ce que l’être projette lui-même à propos de ce qu’il croit qui sera) et l’‘avenir’ (ce qui sera en vérité, qui n’offre aucune garantie de correspondre à ‘ce que l’être projette...’).»

(**) Du verbe “néantir”, “concevoir comme non-être”. A la différence d’“anéantir”, pour “réduire à rien”, c’est-à-dire “réduire à un non-être”, ce qui suppose qu’il y eut “être” avant que la chose ne devienne “non-être”. Dans ce cas, le “néantissement” de l’Histoire suppose que l’on juge que l’Histoire, non seulement n’existe plus, mais n’existe pas dans le sens où elle n’exista jamais. On voit que Fukuyama, avec sa “Fin de l’histoire”, en vérité est loin du compte, – y compris sur la conception qu’il a de l’histoire à laquelle manque désespérément une majuscule...