La “chaîne crisique” et la faim réductionniste

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Pourquoi cette série de crise dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, pourquoi cette “chaîne crisique” ? Il y a eu le “désir de démocratisation”, explication en vogue parmi les dirigeants occidentalistes- américanistes, ou bien encore, selon les termes plus fleuris de l’homme d’affaire jordanien Luay Abu-Ghazaleh, “la volonté des peuples”. (Luay Abu-Ghazaleh entend par cette explication que personne ne pourra repousser fondamentalement tant elle est vague et consensuelle, réduire d’autant le rôle d’Internet, – Facebook, Tweeter et le reste, – dont il juge qu’il a été “surestimé”.)

Une nouvelle explication acquiert droit de cité avec le texte de Peter Popham, dans The Independent du 27 février 2011: l’augmentation du prix des denrées alimentaires et la faim par conséquent. Le développement du texte propose un récit des circonstances diverses qui ont conduit à des augmentations de denrées alimentaires, comme ce fut le cas au début de 2008.

«A similar chain of unconnected farming catastrophes in early 2008 led to a similar outbreak of “extreme price volatility” around the world which provoked food riots in more than 40 countries, from Haiti to Bangladesh, including Mexico, Uzbekistan and Eritrea but also involving several countries caught up in the present round of uprisings, including Egypt, Yemen, Morocco, Mauritania, Senegal and Zimbabwe. All were among the 80 countries around the world that combine low incomes with food deficits – the need to import food, bringing exposure to wildly fluctuating world market prices. In these poor countries, food purchases can consume 70 per cent of income. The result, when prices of flour and grains shoot up by 30 per cent, is extreme distress – the sort of distress that sends people out into the streets in fury.

»Abdolreza Abbassian, FAO's chief economist saw – in his dry, cautious, academic manner – the present turmoil coming. “It's getting a little bit uncomfortable,” he said back in December. “A lot of countries, especially the poorer ones, have to rely so much on world markets. They have to import food at much higher prices. Whether or not this will lead to domestic problems, turmoil, demonstrations, riots, the kind of things we saw in 2008, it is not possible to predict.”

»For the poor of the Middle East, the price shocks at the start of this year were like experiencing a second killer earthquake in three years – but unlike with an earthquake, there was someone you could blame. So angry were the food price protesters in Tunisia that, after Mohamed Bouazizi set fire to himself, President Zine el-Abidine Ben Ali declared a state of emergency and promised to reduce the price of food. But it was too little, too late: by mid-January he was gone.

»Tunisia's turmoil, warned The Washington Post as the toppled president flew off into exile, “has economists worried that we may be seeing the beginning of a second wave of global food riots”. As we know now, it turned out somewhat differently. Food riots in 2008, revolutions in 2011 – what, where, who is next?»

Le réductionnisme de cette explication, – la réduction d’événements historiques et métahistoriques à l’économisme et aux difficultés d’approvisionnement alimentaires des peuples, – est remarquable dans sa rectitude. Elle procède d’une méthode générale, qui peut avoir d'ailleurs un rôle rétroactif non négligeable pour affirmer sa cohérence. Dans le cours de son développement, Peter Popham, sur la suggestion des experts de la FAO, règle son compte aux diverses explications et appréciations de l’importance de l’action de Gorbatchev dans l’événement de la fin de l’URSS et du communisme dans les années 1980, pour ramener cet événement considérable au seul cas des récoltes de blé malheureuses : «When grain production collapsed in the Soviet Union during the 1980s and what had been one of the world's greatest grain exporters became a net importer, the resulting surges of anger brought down the whole Communist system within a couple of years – but stopped there.»

“Réductionnisme” est bien le mot qui importe. Le rôle que jouent les variations des prix des aliments sur les troubles dans un certain nombre de pays est avéré, tout comme le régime des intempéries, les catastrophes naturelles, etc. ; tout comme, bien entendu, le régime politique, la répression, les conditions de pression policière, la corruption visible et devenant insupportable, les inégalités, les pressions psychologiques, etc. Devant ces évidences qui parcellisent d’autant ces causes présentées souvent, pour chacune, comme essentielles, il est difficile de souscrire au jugement de Popham faisant du prix des denrées alimentaires “la cause la plus profonde” du grand phénomène politique de la chaîne crisique : «No one saw the uprisings coming, but their deeper cause isn't hard to fathom.» Lorsqu’il écrit : «So angry were the food price protesters in Tunisia that, after Mohamed Bouazizi set fire to himself, President Zine el-Abidine Ben Ali declared a state of emergency and promised to reduce the price of food. But it was too little, too late: by mid-January he was gone», – ne peut-on y voir un raisonnement bien forcé et diablement sollicité ? Tirer du fait que l’annonce de Ben Ali de la réduction du prix des denrées alimentaires fut une mesure “trop peu trop tard”, “tant la foule des révoltés de la faim était furieuse”, n’est-ce pas choisir le sens du raisonnement le plus incertain et le moins évident, – ou bien “pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué”, – pour bien boucler son argument ? Car l’on pourrait répondre que si ces mesures de réduction des prix des denrées alimentaires de Ben Ali n’apaisèrent pas la révolte, c’est simplement que la révolte portait sur bien autre chose que sur le prix des denrées alimentaires. L’on sait, par la lecture de sa dernière lettre adressée à sa mère, que Mohamed Bouazizi, – dont l’immolation par le feu fut l’événement déclencheur de la chaîne crisique, – s’est immolé par le feu plus pour des raisons d’indignité et d’humiliation qu’il ne pouvait plus supporter que pour des raisons économiques (“Si tu veux savoir pourquoi je m’immole, écrit-il, demande-le à notre époque”). Au mieux, et pour ne pas trop accabler Popham, c’est-à-dire en admettant son argument, ne pourrait-on dire que la cause de ces événements est moins la pauvreté que le fait que le Système fabrique une certaine forme de pauvreté artificielle pour le plus grand nombre et rend la pauvreté insupportable par les conditions générales de pression pour l'enrichissement et d’injustice empêchant l'enrichissement pour le plus grand nombre qu’il crée, – à la fois vous mettant dans telle situation et rendant cette situation insupportable ? Même dans ce cas, “la cause la plus profonde” c’est bien le Système et non le prix des denrées alimentaires.

D’autre part, pourquoi ne pas pousser l’hypothèse dans toutes ses implications puisque la thèse elle-même est une hypothèse ? S’il y eut des “révoltes de la faim” sans conséquences politiques notables en 2008 et s’il y a des “révolutions” engendrant un formidable bouleversement politique en 2011, n’est-ce pas, plutôt qu’en rester au seul argument du prix des denrées alimentaires et s’interroger sans répondre sur le mystère des conséquences différentes qu'engendre le phénomène, que l’état d’esprit est, en 2011, complètement différent de ce qu’il était en 2008 ? Et ainsi de suite.

Il en est de même de l’argument qui tend à réduire le rôle d’Internet au profit de celui, fort séduisant mais un peu vague, de “la volonté des peuples” qu’exprime l’homme d’affaires Luay Abu-Ghazaleh, Jordanien et très occidentalisé, donc très proche du Système. On peut tout de même s’attacher au constat qu’en 2008 (pour garder le fil rouge des prix alimentaires) il n’y eut guère d’interventions d’Internet, au contraire de 2011, et qu’alors on peut avancer l’hypothèse que cette intervention d’Internet, dans un mode contestataire et antisystème est pour beaucoup, sinon pour l’essentiel, dans la révélation, sinon même la création, de cet état d’esprit différent, qui nous fait passer des “révoltes de la faim” aux “révolutions”… Et l’on sait combien l’attribution d’un tel rôle à Internet, à cause de sa dimension psychologique, est bien plus déstabilisant pour le Système que n’importe quelle autre explication.

Dans tout cela, il n’y a qu’une seule préoccupation : exonérer le Système d’une responsabilité fondamentale qui le mettrait en cause. C’est sans doute le plus grand enjeu de “communication” de la période actuelle de bouleversement, que cette interprétation qu’on en donne. L’enjeu est bien, une fois de plus, comme en 2008 (cette fois, pour la crise financière), d’écarter le soupçon que le Système est tout entier impliqué, pour en rester à certaines des conséquences de cette implication sans remonter à la source. Si l’on plaide que les variations des prix des denrées alimentaires est la cause des catastrophes qu’on observe, pourquoi ne pas s’interroger sur la cause fondamentale de ces variations, – et l’on sait bien que, bien autant que les catastrophes naturelles, d’ailleurs causées par les conséquences de l’action du Système sur l’environnement, l’on devra faire la part belle aux actions de spéculations qui sont la monnaie courante de ce système, et qui sont singulièrement actives pour les denrées alilmentaires.

…Mais non, – plus encore que “le plus grand enjeu de ‘communication’ de la période actuelle de bouleversement”, cette question de l’interprétation de la cause des événements de la chaîne crisique entamée avec la Tunisie est “le plus grand enjeu” tout court de la période. La véritable et plus grande bataille de cette crisse centrale est sans aucun doute celle de la réalisation des responsabilités, donc celle de la mise en cause du Système. Quand les psychologies auront complètement assimilé et accepté cette responsabilité, la Chute du Système sera à son terme.


Mis en ligne le 28 février 2011 à 07H09