La Chine en enfer : pillages et génocides blancs

Notes de lectures

   Forum

Il y a 3 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 3948

La Chine en enfer : pillages et génocides blancs

par Michel Tibon-Cornillot, écrivain (voir la première partie sur notre site, le 10 août 2008)

Résumé de l’épisode précédent

Nous avons suivi les événements provoqués par le banditisme anglo-saxon et la décision chinoise de faire respecter sa législation interdisant l’introduction frauduleuse de l’opium par les marchands-pirates anglais. La Chambre des Communes accepta de déclarer la guerre à la Chine parce que le gouverneur Lin avait fait détruire 20000 caisses d’opium. La préparation de cette guerre fut suivie attentivement par les «élites» politiques et intellectuelles européennes ; ils leur fallait prendre position à propos de ce mélange explosif de clivage puritain et du cynisme vulgaire qui amenait le plus grand Etat moderne à se présenter officiellement en tant que producteur et pourvoyeur de drogues.

Deux mois après avoir obtenu le feu vert des Communes, la campagne militaire commença et très vite, à la mi-juin 1840, l'expédition de vingt navires de guerre et quatre mille soldats, commandée par Sir James Gordon Bremer (1) atteignit l'estuaire de la rivière des Perles. Début juillet, les Anglais débarquèrent dans l'île de Chusan, à l'entrée de la baie de Hangzhu et bombardèrent la ville de Tin-Hai, faisant des centaines de morts. Ils se livrèrent ensuite à des pillages accompagnés d'actes de barbarie (2). Complètement inconscient de la supériorité militaire écrasante des anglais, l'empereur rejeta les exigences anglaises présentées à la convention de Chuenpi de janvier 1841. Les hostilités reprirent et les Anglais occupèrent Canton qui dut payer six millions de dollars pour le remboursement des vingt mille caisses détruites par Lin ; cette occupation accompagnée de nouveaux pillages et actes de barbarie s'avéra pourtant plus dangereuse que ne le pensaient les Anglais car, en mai 1841, des milliers de paysans chinois armés de piques et de faux encerclèrent les troupes anglaises du corps expéditionnaire et les auraient mises en charpie si elles n'avaient été sauvées par une intervention des mandarins compradores. Shanghai fut prise et pillée à la mi-juin 1841; ces combats durèrent jusqu'à la défaite chinoise de Ningpo. Le traité de Nankin du 29 août 1842 mit fin à cette première guerre de l'opium. Il se révéla catastrophique pour la Chine qui devait indemniser l'Angleterre à hauteur de vingt et un millions de dollars pour les frais de l'expédition et de la destruction des caisses dont la valeur, entre temps, avait été doublée. La Chine devait aussi ouvrir cinq ports aux navires britanniques. Le monopole du Co-Hong était aboli et enfin, l'île de Hong-Kong devenait territoire britannique. Le «négociateur» britannique Pottinger rejeta l'idée d'un contrôle chinois sur l'importation de l'opium et la possibilité, pour la police chinoise de condamner les contrebandiers. Le trafic reprit donc plus fort que jamais, libéré des dernières contraintes. «En fait, le traité ne faisait qu'énoncer ainsi des principes sur lesquels il fallait bâtir le système qu'on appellerait régime des traités inégaux ; il faudrait de nouvelles «négociations» et une nouvelle guerre pour le voir définitivement s'installer alors que le commerce de l'opium se développerait encore plus » (3). C'est alors que les Occidentaux chrétiens, catholiques et protestants pour une fois unis, apportèrent l'enfer au peuple chinois.

La suite de cette histoire est celle du surgissement de la meute occidentale et du dépeçage de la Chine. En 1856, la police chinoise arrêta à Canton, l'Arrow, sous pavillon britannique ; les autorités chinoises ayant refusé de donner des excuses, une campagne franco-anglaise commence. La France en effet, qui avait des ambitions en Indochine, prend prétexte de l'exécution d'un missionnaire catholique pour intervenir : le prétexte était de demander la libre activité des prêtres catholiques. Les alliés opèrent autour de Canton puis se dirigent vers la capitale. En 1858, un nouveau traité est signé à Tianjin ; onze nouveaux ports sont ouverts et les missionnaires protestants et catholiques peuvent librement prêcher leur abominable «message d'amour». Les alliés et particulièrement les Français, imposèrent pour chaque région et chaque ville les quantités de caisses d'opium et le nombre de missionnaires qui devaient y être admis. A la suite de quelques révoltes sporadiques, Pékin est pillée en 1860 et finit par accepter l'ensemble des mesures du traité de Tianjin. Au mois d'octobre 1860, le Palais d'Eté des empereurs de Chine est pillé, saccagé puis brûlé à l'issu d'une expédition militaire franco-anglaise.

Les différents affrontements qui auront lieu par la suite se solderont à chaque fois par la défaite de l'empire chinois et l'accroissement de la mainmise occidentale sur le pays. La Chine est alors infestée par des concessions étrangères qui imposent leurs lois. La plus connue est celle de Shanghai. La perte de la souveraineté accompagne donc l'histoire de ce pays : faut-il rappeler par exemple que les droits de douane limités à 5% sont collectés pour le compte de Pékin par une administration spéciale, les douanes impériales de Chine dont le personnel dirigeant est entièrement étranger, son chef détenant une autorité de fait considérable. Cette situation se dégradera encore malgré toutes les tentatives des élites chinoises pour moderniser la Chine et pour établir un statu quo amical avec les Occidentaux. La France entame alors la conquête du Tonkin et entre en guerre contre la Chine en 1884 ; elle occupe Formose (Taiwan) et les provinces du sud. La curée continue après l'échec de la révolte des boxeurs : chaque nation obtient le droit exclusif sur des provinces entières d'édifier des usines, lever l'impôt, construire des chemins de fer, établir des bases militaires permanentes. A la Russie, le nord-est avec la Mandchourie, à l'Allemagne, la péninsule de Shandong, Weihaiwei pour l'Angleterre, à la France, Guangzhuwan dans le sud du pays.

Il faut ici faire une pause en se rappelant que de 1842 à 1948, les évaluations oscillent entre cent et cent cinquante millions de chinois, victimes des occupation occidentales et japonaises ainsi que des seigneurs de la guerre entretenus par les occupants (famines, guerres, travail forcé, répressions des révoltes Tai Ping (4), de la révolte des boxers (5). De nombreuses recherches sont venues corroborer, voire amplifiées ces estimations. A cet égard, le travail de Mike Davis «Génocides tropicaux » (6) est l’un des plus complets.

L'arraisonnement et la mise à sac de la Chine, l'asservissement du peuple vont s'accompagner d'un étrange phénomène, c'est-à-dire l'intoxication quasi suicidaire des Chinois, intoxication massive induite et mise en scène par les Etats et les entreprises occidentales. Nous en étions resté, à la veille de la première guerre de l'opium à l'introduction de 3 200 tonnes d'opium (40.000 caisses environ). Au cours des années 1850, la moyenne s'établit à 68.000 caisses soit à peu près 5 440 tonnes, puis 6 500 tonnes en 1880. Mais ces chiffres ne rendent pas compte de la production intérieure chinoise mise en place avec l'aide des conseillers occidentaux, production qui fut longtemps difficile à estimer mais dont les premières analyses sérieuses faites à partir de 1901 par le consul de France à Shanghai (7) permettent d'affirmer qu'elle dépassait les 15 000 tonnes auxquelles il fallait ajouter les 7 000 tonnes d'opium importé. Le London and China Telegraph, journal de Shanghai il est vrai, très favorable aux importateurs indiens, comparant les deux opiums, l'opium indien et l'opium national, estimait que «la culture indigène donnait une quantité huit à dix fois supérieure à celle issue de l'importation» (8). Selon le même journal, on obtient pour l'année 1905 des chiffres oscillant entre 27.605 et 34.506 tonnes correspondant à des importations moyennes de 3.450 tonnes. La consommation totale d'opium, au cours de l'année 1905, devait être donc estimée à 37.956 tonnes, soit pour une population de 432 millions d'habitants, une consommation moyenne de 87 grammes d'opium par personne. Toujours selon le même journal, si l'on retire de ce chiffre les femmes et les enfants qui ne fument pas d'opium, on peut considérer en première approximation qu'un tiers de la population était intoxiqué, soit 144 millions de personnes. La moyenne annuelle de consommation d'opium par tête devait s'établir à 263 grammes. L'analyste du journal remarquait cependant que certains fumaient beaucoup plus que d'autres, quinze à vingt grammes par jours pour les intoxiqués majeurs. En tenant compte des populations paysannes de l'intérieur qui ne fumaient pas, le chiffre avancé pour l'année 1905 par le London and China Telegraph était d'une vingtaine de millions d'intoxiqués majeurs. La majorité des historiens de cette période accepte une évaluation du nombre des opiomanes dans une fourchette comprise entre 50 et 80 millions de personnes.

Le problème est si grave que les missionnaires chrétiens qui étaient entrés en Chine sous la protection des canonnières et accompagnés par les caisses d'opium commencèrent à sérieusement s'inquiéter. Leur «message d'amour» se heurtait à des masses de coolies et de pauvres hères hébétés par l'opium ; ils comprirent, pour certains d'entre eux, l'étendue du désespoir que provoquait leur présence détestée et voulurent faire connaître ce désastre. Le médecin de première classe, H. Libermann qui a fait toutes les campagnes d'Orient a rapporté l'étendue de cette tragédie en donnant des chiffres accablant : à Tientsin, petite ville de 3.000 habitants, il recense 164 fumeries. A Chunking, il y a, pour 130.000 habitants, 1.200 fumeries. D'autres sources anglaises recensent à Fuzhou, 3.000 opium-shops. Dans certaines provinces, les consuls britanniques estiment qu'aucun homme n'échappe à l'intoxication. La situation de Hong Kong est tout simplement épouvantable, là où se côtoient les immenses fortunes des trafiquants anglo-américains, parsis, juifs, arméniens, chinois, menés par sir David Sassoon (9), lui-même à la tête de la plus grande firme d'importation de Hong Kong, qui contrôlait la ligne de vapeur Apcar par laquelle se faisait le transport de la drogue de Calcutta et Bombay vers Hong Kong (10) , et les milliers de coolies et de paysans en train d'agoniser sur les barques du port ou dans les rues. Mais pour les besoins de notre démonstration, ces quelques remarques suffisent ; il est bien inutile de développer davantage cette triste histoire sur laquelle les pays occidentaux ont jeté un voile pudique.

Ce travail resterait incomplet s’il n’était accompagné de développements concernant l’entrée en scène, dans le dépeçage de la Chine d’un dernier intervenant, un non-blanc, le Japon. Ce travail sera présenté dans le troisième épisode : “Singer l’Occident n’apporte que des ennuis: de l’arrogance japonaise à son effondrement”.


Notes

(1) Ce Gordon Bremer anglais ne fait pas parti de la famille du Bremer américain qui, 150 ans après, fut le premier représentant des USA lors de leur invasion de l’Irak en 2003. Tout aussi sanglant que son homonyme britannique, il révèle la très profonde continuité entre les entreprises génocidaires anglo-saxonnes.

(2) Sur l'ensemble de ces événements, on se référera à l'ouvrage d'A. WALEY, The Opium War through Chinese Eyes, New York, The Macmillan Company, 1958, p. 109-110.

(3) P. BUTEL, L'opium, Histoire d'une fascination, Paris, op. cit., p. 128.

(4) La Rébellion Taiping (1851–1864) a été en même temps une révolte nationale et une guerre civile entre la dynastie mandchoue Qing et les Taiping de Hong Xiuquan. Certains historiens estiment que la combinaison des catastrophes naturelles et des insurrections politiques pourrait avoir provoqué la mort de 200 millions de chinois entre 1850 et 1865 soit la moitié de la population chinoise de l'époque. On estime le total des victimes de cette guerre civile entre 20 et 50 millions de morts2. Hong Xiuquan et ses disciples ainsi qu'une armée de paysans dévots, séduits par les visions et prophéties de leur guide, établirent le Royaume céleste de la Paix transcendante et prirent le contrôle d'une part significative du Sud de la Chine. Leur rébellion débute en 1850. En 1853, ils prennent la ville de Nankin et en font la capitale du royaume Taiping. A leur apogée, les Taiping contrôlent la majeure partie du sud et du centre de la Chine. Les règles de vie qu'ils commencèrent à instaurer étaient très en avance sur leur temps, en particulier pour ce qui concerne l'intégration des femmes à la vie sociale. Une armée chinoise commandée par le général britannique Charles George Gordon sauva la dynastie mandchoue en écrasant l'insurrection des Taiping en 1864. Certains survivants franchiront la frontière et serviront d'irréguliers (les pavillons noirs) pour le compte de la cour d'Annam. Paradoxalement, ils combattront aux côtés des soldats impériaux chinois au cours de la guerre franco-chinoise (1881-1885), notamment lors du siège de Tuyen Quang.

(5) La guerre des boxers 1900-1901. Initiée par la société secrète Yi Ho Tuan (« la société des poings justes et harmonieux »), la révolte dite des « boxers » a pour but de rendre le trône impérial à un empereur chinois et de chasser les Occidentaux. Planifiée par l’impératrice Tseu Hi, l’insurrection anti-coloniale est d’une violence inouïe. Les légations de Pékin sont prises d’assauts, les chrétiens et prêtres chinois sont massacrés. La contre-offensive du corps expéditionnaire international du général Von Waldersee sera plus meurtrière encore. L’écrivain français Pierre Loti en fera le thème de son roman, Les Derniers jours de Pékin. Au final, ce sont des dizaines de millions de Chinois qui périront dans ces années de troubles. Les troupes étrangères s’installent durablement en Chine, tandis que le pays est contraint au paiement de lourdes indemnités.

(6) Mike Davis, Génocides tropicaux, La découverte, Paris, 2003.

(7) Archives nationales, section du ministère des affaires étrangères, Quai d'Orsay, 594, folio 201, rapport du consul français de Shanghai, septembre 1916.

(8) Archives nationales, section du ministère des affaires étrangères, Quai d'Orsay, 594, folio 201, rapport du consul français de Shanghai, septembre 1916, Ibid.

(9) Sir Albert Abdullah David Sassoon (25 juillet 1818 à Bagdad - 24 octobre 1896 à Brighton) est un homme d'affaires et philanthrope indo-britannique, issu d'une famille séfarade émigrée en Mésopotamie au XVIe siècle. À la suite d'une révolution de palais, son père, David Sassoon, trésorier du gouverneur ottoman Ahmet Pacha, fuit Bagdad avec sa famille et se réfugie en Iran, où il ouvre à Bushehr un bureau de commerce avec l'Inde. Quatre ans plus tard, en 1832, il s'établit à Bombay, où il vend des tapis dans une échoppe. Grâce aux alliances qu'il noue avec la Compagnie anglaise des Indes orientales, il devient bientôt l'un des hommes les plus riches de Bombay. Lorsqu’il meurt à Pune en 1864, son fils aîné Abdullah hérite de son négoce. Il se diversifie dans le textile tout en poursuivant l'œuvre philanthropique de son père. Il fonde l'une des principales écoles de Bombay et fait construire des docks qui portent toujours son nom. En reconnaissance pour son rôle dans l'industrialisation du pays, Sa Majesté britannique, Impératrice des Indes, le fait chevalier et baron. Il visite une première fois l'Angleterre en 1873, puis s'y installe en 1876. Installé en Angleterre, il marria fort bien ses enfants : sa fille Sibyl se mariera avec le marquis de Cholmendeley, son fils Philip Albert sera élu député à la Chambre des communes, et son fils Edward Albert épousera Aline Caroline de Rothschild. Plusieurs de leurs descendants s'illustreront à leur tour dans le mécénat et les arts, tandis qu'Albert Sassoon restera connu sous le nom de « Rothschild indien ». A propos de la compagnie Apcar, on peut lire de Philippe Le Failler, Le pilori des chimères, Paris, L’Harmattan, 2002.

(10) P. BUTEL, L'opium, Histoire d'une fascination, op. cit., p. 255-256.