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La cible principale

4 mai 2009 — Les “réformistes” du Pentagone ont acquis une audience nouvelles ces derniers mois, avec les vents de catastrophe et de la réforme considérée comme vitale au Pentagone. Désormais, ils sont écoutés, et même cités par Gates lui-même. Par conséquent, on jugera comme un fait important que ces “réformistes”, sous la plume de deux de leurs actuels chefs de file, Pierre M. Sprey et Winslow T. Wheeler, orientent désormais clairement leurs critiques contre le programme JSF.

Jusqu’ici, c’était au F-22 qu’ils s’attaquaient, ce programme étant plutôt jugé comme symbolique de l’enjeu de la réforme. Le sort du F-22 n’est pas entièrement scellé malgré les propositions de Gates, à cause d’une très probable contre-offensive du Congrès en sa faveur, mais cette intervention budgétaire avec des ambitions réformistes a réorienté l’attention. Désormais, c’est le JSF, alias F-35, qui est l’objectif principal de ces “réformistes”. Un article détaillé et particulièrement argumenté de Sprey-Wheeler est publié le 6 mai 2009 dans Jane’s Defence Weekly (JDW). Cet article a été mis en ligne le 1er mai 2009 sur le site du Center of Defense Information (dont Wheeler est un des dirigeants), avec accès disponible au pdf de JDW.

L’article se partage entre une critique technologique, méthodologique et opérationnelle du F-22, de son développement et de la conception qui le gouverne (peu d’expérimentation, influx massif de technologies et sacrifice des capacités opérationnelles “naturelles” aux exigences des technologies). Ils enchaînent sur le F-35 en observant que toutes ces critiques sont valables, en étant radicalement aggravées, avec ce programme.

Sprey-Wheeler développent également une attaque spécifique contre le JSF, apportant des précisions nouvelles qui mettent en évidence essentiellement le désordre qui règne dans le programm, son caractère incontrôlable, les problèmes de dysfonctionnement entre la direction du Pentagone et la réalité du programme. On attirera particulièrement l'attention sur ce dernier point du dysfonctionnement de l'information, qu’il semble de plus en plus justifié de mettre au débit d’une extraordinaire rétension d’information, voire de désinformation et de mésinformation de la part du couple stalinien JPO-LM (JSF Program Office du Pentagone et Lockheed Martin) vis-à-vis de sa hiérarchie du Pentagone.

Voici quelques passages choisis, où l’on peut apprécier quelques points nouveaux...

«In 2001, the Pentagon planned a total of 2,866 aircraft for USD226.5 billion. That meant a pricey USD79 million per copy – one of America’s most expensive fighters ever, except, of course, for the F-22. Subsequently, the Pentagon plan was altered to reduce the buy to 2,456 (14 per cent less) for a 32 per cent increase in cost, USD298.8 billion.

»At USD122 million each, it is hardly “affordable”. Moreover, that not particularly affordable number is sure to increase. In fact, it already has. Late last year, the Pentagon accepted a new cost estimate for the 30 aircraft to be bought in 2010. Originally projected to cost USD10.4 billion, Secretary Gates told us on 6 April they will cost USD11.2 billion, or on average an appalling USD373 million each.

»That unit cost will decline somewhat as the buy increases but it is entirely possible that it will end up at about USD200 million. Current in-house DoD cost re-estimates already predict USD7 billion more in cost growth between 2011 and 2015 for problems already identified, and there is surely more to come. [...]

»For example, Marine Corps General James Cartwright, Vice Chairman of the Joint Chiefs of Staff, told the press on 7 April that the programme is accelerating the test plans and increasing the number of test assets. This statement is a complete mystery to Pentagon insiders who report there has been no change to the woefully inadequate test plan, as written in the 2010 budget. As a matter of fact, sources report to us the consideration in Lockheed Martin of reducing the already inadequate number of test aircraft even further in order to save money.

»More to the point, there is no change in the current plan – inane as it is – to procure more than 500 aircraft before completion of the flight test programme, the one that tests only 17 per cent of the F-35’s performance characteristics.»

(Sur ce dernier cas, Sprey-Wheeler rappellent effectivement la méthodologie adoptée par JPO-LM pour les essais de confirmation des capacités du F-35: «Even more astounding, the programme plans to verify only 17 per cent of the aircraft’s characteristics with flight testing, according to the Government Accountability Office and Pentagon insiders. The rest will be verified by computer simulations, test beds, and desk studies. Desk studies?»)

Il y en effet quelques “nouvelles” dans cette portion de l’article de Sprey-Wheeler. Elles confirment d’une façon comptable la dégradation du programme. Elles sont présentées sans tambour ni trompette, d’une manière assez anodine, pour justement ne pas trop attirer l’attention sur des informations venant manifestement de “sources internes” au Pentagone que les deux auteurs ne veulent pas compromettre. Il semble en effet qu'on puisse accorder à ces informations un crédit à mesure.

• Il y a l’annonce que l’“accélération” du programme pour l’année fiscale FY2010 annoncée le 6 avril à l'occasion de la conférence de presse de Gates sur le budget FY2010 ne correspond en réalité qu’à un ajustement à une augmentation des coûts. On passe de de $10,4 milliards à $11,2 milliards pour le même nombre d’exemplaires (30) produits dans l’année. Seule nouvelle: l'exemplaire du JSF a augmenté ($373 millions!).

• Il y a l’indication que, pour les sources du DoD des deux auteurs, l’affirmation du général James Cartwright, qui parlait en même temps que Gates pour présenter le budget FY2010 et annonçait une “accélération” du programme de tests, est “un mystère complet” et ne correspond à aucune réalité de la planification interne.

• ... Au contraire, selon ces mêmes sources, Lockheed Martin envisagerait une réduction du nombre d’avions affectés aux essais pour récupérer un peu d’argent. La comptabilité interne du Pentagone enregistre une augmentation supplémentaire de $7 milliards pour 2011-2015, pour “fixer” de nouveaux problèmes du programme qui ont été identifiés. D'autres augmentations, selon le même processus de la découverte de nouveaux problèmes, sont à prévoir.

L'axe central de la crise

Dans la “saga” du programme JSF, ce texte “réformateur” de Sprey-Wheeler est important, tant du point de vue du fond que de l’orientation politique qu’il suggère, voire des conséquences fondamentales qu’on peut éventuellement en tirer. Plusieurs points doivent être développés en commentaire.

• Du point de vue opérationnel, la mise en cause du JSF se poursuit et s’accentue. Elle est de plus en plus fondée, de plus en plus partagée dans un consensus grandissant de la critique. Le F-35 est désormais de plus en plus souvent comparé au F-105 ThunderChief, comme font eux-mêmes Sprey-Wheeler, un avion de combat qui connut un destin contrasté durant la guerre du Vietnam et est resté comme un exemple très spécifique des erreurs de conception de la bureaucratie et du technologisme par rapport à la réalité des conflits. Avec le JSF, ces erreurs sont reproduites et amplifiées par divers facteurs objectifs, estiment Spey-Wheeler. Cette critique opérationnelle qui pourrait rester sectorielle et assez secondaire, devient essentielle avec le JSF, à cause de la place centrale, voire exclusive, qu’occupe ce programme dans l’arsenal US à venir et dans les forces aériennes, dans la programmation et dans le budget du Pentagone, dans l’architecture même du Pentagone

• On en vient alors à observer, sans surprise excessive sinon pour la rapidité avec laquelle se développe le phénomène, que l’approche générale des diverses critiques exprimées contribuent à déterminer un angle et une ampleur de la critique, et une puissance de mise en cause, par ailleurs justifiées par l’importance du programme, qui tendent effectivement à faire de ce programme l’axe central de la crise du Pentagone. Sous la plume de Sprey-Wheeler, après l’étape symbolique de la mise en cause du F-22, la mise en cause du programme JSF devient la mise en cause de ce qui deviendrait l’axe même, le pivot de la crise du Pentagone. Il s’agit d’une évolution de la perception qui ne cesse d’être renforcée par divers aspects qui caractérisent le programme JSF: la contestation dont il est l’objet, ses ramifications internationales et les mises en cause dans ce domaine également, sa position paradoxale de programme qui, dans les mesures Gates, était présenté comme “accéléré” alors qu’on constate qu’il ne l’est pas mais simplement budgétairement renforcé parce que les coûts continuent de progresser...

• Effectivement, dans l’attaque critique des “réformistes”, comme dans toutes sorte d’autres évolutions, la crise du programme JSF est en train de prendre la place centrale de la crise du Pentagone, à la fois comme exemplaire de cette crise, comme le symptôme principal et l’une des causes conjoncturelles fondamentales de cette crise générale du Pentagone. D’autre part, la crise du JSF fait un lien direct, de cettte façon, entre la crise du Pentagone et le risque que cette crise fait courir à la sécurité nationale; si le JSF est effectivement cette catastrophe qu’il commence à promettre d’être, c’est une dimension fondamentale de la puissance US qui est mise en cause, avec l’USAF elle-même (sans parler des alliés qui seraient emportés dans la tourmente).

• Enfin, nous noterons deux phrases importantes, à la fin du propos de Sprey-Wheeler: «With his announcements on April 6, Secretary Gates stated his intent to “profoundly reform how this department [the Pentagon] does business”. He clearly understands the need to change. Unfortunately, it appears he is also ill-served by advisers assuring him that the F-35 is not a road to still more ruin.» La phrase confirme le bien que, finalement, les “réformistes” pensent de Gates; en l’occurrence, c’est-à-dire pour ce cas du JSF, ils pensent que Gates est mal informé, qu’il est victime des montages du couple JPO-LM, qu’il croit en toute bonne foi que le JSF est un programme viable. Cette vision nous paraît tout à fait concevable, outre l’hypothèse, également très acceptable, selon laquelle Sprey-Wheeler auraient des informations officieuses sur cette position de Gates. Il nous paraît complètement envisageable que le secrétaire à la défense soit victime des manipulations de l’information de JPO-LM... (Cela ferait encore plus ressembler le programme JSF à l’affaire irakienne, la présence des armes de destruction massive en Irak correspondant dans ce cas aux capacités affirmées du JSF et à l’excellent état du programme.)

• D’où la question, si le jugement de Sprey-Wheeler est bon, de savoir jusqu’où JPO-LM peuvent mener les diverses autorités en bateau. Nous sommes vraiment dans une gigantesque opération de “deception”, à laquelle un outil de plus vient d’être rajouté, avec l’amendement à la loi McCain-Levin qui donnait consigne au Pentagone d’évaluer ses programmes chancelants (dont le JSF): «Riddled with loopholes, the draft bill did, however, have one uncompromised provision; it barred contractors from participating in DoD assessments of their own weapon programmes. Sadly, the Armed Services Committee adopted an amendment to the bill, supported by the Pentagon, which permits contractors to do precisely what the original provision prohibited: letting contractors write their own report card. We can now expect to be informed by the Pentagon in the future that the F-35 has passed all its tests – on Lockheed Martin stationery.» Dans certaines circonstances et selon certains prolongements, il existe un potentiel explosif pour que la crise du Pentagone se concentre dans la crise du JSF, et que cette dernière prenne toutes ses dimensions et sa force dans un conflit de la direction du Pentagone avec Lockheed Martin, LM ayant certains alliés dans la bureaucratie du Pentagone. C’est dans ce cas qu’on pourrait voir effectivement les pays “alliés” engagés dans le programme JSF jouer un rôle important, notamment dans la perspective de leur évolution récente. On comprend mieux l’intervention que nous avons signalée, d’un des fondateurs d’Huffington.Post, désignant le programme JSF comme un des cinq enjeux pour briser la politique belliciste et expansionniste US, que le mouvement antiwar doit prendre comme objectif; et la demande faite aux Européens de contribuer à cette bataille en abandonnant eux-mêmes le programme.