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225220 septembre 2008 — “Six jours qui ébranlèrent le monde”, pour paraphraser le titre fameux; «A week that shook the system to its core», a choisi aujourd’hui le Financial Times. Et puis, sans aucun doute, aussitôt, la sensation que les choses pourraient être, – en vérité, qu’elles sont comme si rien n’était fini…
«As markets rallied on Friday morning, there was fresh support from the US Treasury with a $50bn temporary insurance scheme for money market funds. Even so, not everyone is convinced the crisis has hit rock bottom yet.
»“The crisis is far from over, the government action will buy banks some time but they will have to act decisively otherwise they will find themselves in an even worse situation in a few months’ time,” said a top Wall Street banker.»
Un long article de l’International Herald Tribune analyse la complexité de la crise, ou, plutôt, la complexité du système qui a échappé à tout contrôle pendant cette semaine folle, – et qui, on le sent bien, reste incontrôlable. L’explication est aussi complexe que le système lui-même. La conclusion de l’article est inévitable: nous pensions que la raison prévaudrait et permettrait la maîtrise de la chose; les événements de cette semaine montrent que ce n’est pas le cas, ainsi nous trouvons-nous devant quelque chose de tout à fait nouveau, un “nouveau paradigme”, – c’est-à-dire devant l’inconnu…
«The result, said Mayer of Deutsche Bank, is that products were developed for markets that everyone assumed would be like they were then, only more so, with capital freely flowing, rational minds prevailing and fear largely in check.
»“A generation grew up that has been very well trained in this new finance theory, very well educated to apply it on a broad scale with the necessary computing power, and off we went,” Mayer said.
»Recent events, he said, have shown that the basic assumptions that have held sway for a generation or two no longer hold. “This will leave us with a different paradigm,” he added. “If I could give it to you, I'd win the Nobel Prize.”»
Les réactions françaises sont caractéristiques. Elles montrent une soudaine et brutale inquiétude pour la situation française à venir, et, dans le cercle extérieur, pour la situation européenne. La France va très vite (en octobre sans doute) proposer à ses partenaires européens des mesures draconiennes de défense qui, toutes, vont évidemment sacrifier sans la moindre hésitation au nouveau mode de gouvernement: intervention, protection, la puissance publique devenue la référence et la bouée de sauvetage comme si le diktat de la politique libérale n’existait plus. C’est le cas d’ailleurs et c’est le choc essentiel de l’historique mois de septembre 2008. Le deuxième sentiment français, peut-être inconscient mais que nous ressentons de cette façon, est une sorte de colère française, comme si la France se réveillait, effectivement furieuse, d’avoir proclamé depuis un ou deux ans,– ou d’avoir été forcée de proclamer qu’il lui fallait s’adapter à un système dont on découvre (?) aujourd’hui qu’il est pourri, faussaire, et qu’il nous conduit à l’apocalypse. Peut-être ont-ils cette pensée que les conceptions françaises d’interventionnisme, qu’il était de bon ton de vouer aux gémonies il y a une semaine encore, sont celles qui triomphent aujourd’hui. Pourquoi les avoir abandonnées pour se retrouver au cœur de cette tempête, sans doute pour en payer le prix fort dans les prochains mois?
L’article de Steven Erlanger, du 19 septembre, restitue ce sentiment dans un passage de quelques paragraphes qui concentrent les réactions à cet égard.
«A respected economist and editor, Eric Le Boucher, said Thursday that “it's frustrating for Europeans to think they are paying for the excesses of the American financial system,” Mistral noted. “If someone as calm as that is saying it, I think many others are thinking it.”
»Prime Minister François Fillon, calling on Washington to act, said Thursday that “we're not going to accept to pay for the broken dishes of a failed régulation” and a “corruption of capitalism.”
»Elie Cohen, director of research at the Center for Political Research at the Paris Institute of Political Studies and a member of the government's Council of Economic Advisers, was more blunt. “There's certainly an idea that the American financial system has gone crazy,” he said in an interview. “This has dealt a mortal blow to the timid admiration we had of the American system. But not even the most conservative French person is capable of defending it anymore.”»
Jamais, sans le moindre doute, une crise n’aura été autant observée, disséquée, commentée, mesurée, réalisée à sa mesure monstrueuse, en même temps qu’elle se faisait. (Et cette observation générale vaut autant pour les acteurs de cette crise que pour les autres, ceux qui y sont extérieurs, les observateurs latéraux et collatéraux. La crise n’est pas enfermée.) Cette connaissance immédiate, c’est le privilège étrange de notre système de communication général et global, autre face du monstre que nous avons créé. Aussi est-il caractéristique que le “rebond” presque hystérique de vendredi fut également observé, disséqué, commenté, mesuré, réalisé en même temps qu’il se faisait, comme un répit temporaire, presque faussaire, et rien d’autre.
On aura bien du mal à mesurer l’effet réel de ce phénomène de décrire et de mesurer une crise en même temps qu’on la subit, – justement, l’effet sur l’ampleur et l’accélération de cette crise. Le fait de voir et de savoir que cette crise a lieu dans tous ses détails et avec tous les commentaires possibles en même temps qu’elle a lieu n’est-il pas en soi un facteur d’amplification et d’accélération de cette crise? Poser la question, n’est-ce pas, c’est y répondre. Il existe un phénomène d’auto alimentation qui nourrit une spirale d’accélération: nous vivons la crise, en même temps nous la faisons vivre parce que nous la vivons. La psychologie est une chose importante; mais en installant la communication au cœur de son fonctionnement, le système a fait que la psychologie est devenue la chose essentielle; le système a ouvert la porte à l’installation de la psychologie au cœur des affaires du monde, désormais à la fois mesure et moteur du fonctionnement des affaires du monde, par ses réactions, par les perceptions immédiates et plus longues, par ses interférences sans nombre. Nous sommes autant prisonniers du système et de sa crise que de notre perception de la crise du système; ce double emprisonnement qui se révèle soudain antagoniste nous révèle également, par annihilation réciproque, certaines vertus libératrices.
Toutes les barrières du système, notamment le conformisme, la langue de bois, le virtualisme et ainsi de suite, ont sauté subrepticement durant ces quelques jours où l’angoisse et la panique, sans parler de la perception immédiate de leur propre impuissance, furent sensibles chez les dirigeants eux-mêmes. La tension nerveuse qui résulte de cette connaissance immédiate de la crise est un fait majeur de la crise. Elle explique la puissance du soupir de soulagement entendu vendredi, mais qui ne peut en aucun cas être qualifié d’“euphorie”, – ou bien, alors, devra-t-on parler d’“euphorie nerveuse”, comme on dit d’un rire nerveux; effectivement, le soulagement fut aussitôt identifié à un répit de la crise bien plus qu’à cette chose utopique qu’est l’idée de “la fin de la crise”. Puis l’esprit confirme la psychologie. La puissance de ces réactions, à mesure de la puissance des soubresauts de la crise, fait bien comprendre à l’esprit qu’il ne s’agit que d’un répit; il n’est pas possible qu’un système de cette complexité, au caractère incontrôlable si puissamment démontré ces derniers jours, accepte d’être dompté en un tournemain, simplement parce que nos nerfs ont besoin d’un repos temporaire. Il est d’ailleurs désormais nécessaire de se demander s’il pourra être jamais dompté; et poser la question, n’est-ce pas…
Il est par conséquent assuré que la crise se poursuit; tout juste dira-t-on que nous sommes entrés dans son cœur bouillonnant en réalisant son existence, sa puissance et son caractère incontrôlable. La réaction française a un curieux aspect, une sorte de colère suivant une contrainte fataliste mais non dépourvue d’une humeur aigre où l’on s’était mis d’accepter un système sans être convaincu de ses vertus. Il y a comme une exclamation rentrée des uns et des autres : “Nous vous l’avions bien dit!”
Car ceci est un autre produit de cette présence extraordinaire de la communication, de cette affection immédiate de la psychologie: l’absorption très rapide, l’ingestion forcée de la mise en cause “mortelle” (comme dit Cohen) du diktat néo-libéral, américaniste, etc., de l’idéologie qui nous emprisonnait. Les services de surveillance du langage et de la pensée ont été débordés, eux-mêmes emportés par le même courant des événements et de leurs effets sur la psychologie, avec comme référence constante, y compris pour eux-mêmes, la découverte de la réalité mise à nu par la crise. Cette mise en cause est-elle définitive? A notre sens, elle l’est, dès lors qu’elle a été réalisée et acceptée comme elle le fut, comme si elle venait de l’intérieur de nous-mêmes, comme si nous faisions nous-mêmes notre jugement, justement à cause du rôle central de la psychologie qui fournit effectivement cette impression pour chacun d’émettre un jugement original. Tout s’est passé comme si ce verdict ne semblait pas nous être imposé, comme s’il venait de nous-mêmes.
Là-dessus, on peut s’interroger: et alors? Si la crise continue, et puisqu’elle va continuer jusqu’à des abysses apocalyptiques, à quoi cela servira-t-il de savoir pourquoi cette crise a lieu? Cela ne la rendra ni plus douce ni plus indulgente, ni ne l’arrêtera, – encore moins. Sans doute et peut-être, mais nous ne sommes certainement pas en position de prévoir notre destin, fut-il fatal et définitif, ni où nous conduit cette crise décidément inévitable et inévitablement nécessaire. La révolution psychologique en cours devrait aussi nous convaincre de ceci, qu’avec la fin du diktat libéral vient la fin des certitudes, – excellente chose, puisque certitudes désormais avérées comme faussaires et trompeuses. Pour le reste, continuons d’observer, comme d'autres disaient, à un autre propos et dans un temps qui nous semble si lointain aujourd'hui, “continuons le combat”.
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