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123624 novembre 2009 — Ashton Carter, n°3 du Pentagone et grand manitou des acquisitions, les principaux dirigeants de Lockheed Martin et divers officiels du Pentagone, ont eu un week-end chargé. Ils ont examiné d’urgence le programme JSF et décidé des mesures également d’urgence. Carter a donné une conférence de presse pour exposer les résultats de ce qui fut un “conseil de guerre” devant une situation d’urgence. Toute la presse US rend compte de l’affaire et les sites Internet s’activent de leur côté. On peut signaler un article de Defense News du 23 novembre 2009, un article du New York Times du 23 novembre 2009, un article de Reuters du 23 novembre 2009 et ainsi de suite.
Disons que cette réunion ressemble à l’une ou l’autre qui a marqué la crise financière lorsqu’il fallait sauver les établissements “too big to fell/to fall”; même philosophie, même panique, même prise de conscience brutale après des années d’incurie de l’ampleur de la catastrophe. Le système égal à lui-même… Que peut-on dire de cette réunion?
• Premier point essentiel: l’état catastrophique du programme JSF est officiellement acté. Désormais, on ne peut plus continuer à psalmodier que tout va bien. Il va vraiment très, très mal, merci.
• Le rapport JET-II (deux ans de délais supplémentaires sur la période 2010-2015, $17 milliards en plus) est confirmé, et l’équipe JET s’avère bien le grand “juge de paix” pour l’instant dans cette affaire. On dit encore que le rapport JET-II représente le “worst case scenario” dont on va tenter d’éviter qu’il se produise avec le “plan Carter”. Mais d’autres, et avec de sacrés arguments, commencent à se demander, au contraire, si JET-II n’est pas le “best case scenario”… (Voir Air Power Australia, du 22 novembre 2009: «If, as most independent critical thinkers agree, the JET MkII estimates are not “worst case” but, in fact, the best case, then the Hon Ashton Carter and his Team are facing “the largest perfect Storm” in defense procurement history.»)
• Quelle solution? On va accélérer les tests, produire plus d’avions pour les essais en vol, les faire voler plus souvent, pour repérer les imperfections, etc. Bref, on acte l’échec complet de la procédure démente et postmoderniste adoptée par LM (tout baser sur la simulation, faire directement démarrer la production et tester l’avion en vol avec des avions de production puisqu’aucun défaut n’était attendu, puisque la méthode était parfaite… Mais les défauts fleurissent “comme des champignons après la pluie” et cela signifie une accumulation géométrique de problèmes en chaîne, avec modifications des avions déjà produits, renvois de pièces défectueuses aux sous-traitants, avec les coûts supplémentaires qui s’accumulent, etc.).
• Très important : Lockheed Martin (LM) est invité à passer à la caisse et à participer à l’achat des prototypes supplémentaires. Cela, c’est la chose est nouvelle essentielle, car c’est une guerre déclarée, encore version soft ou furtive (stealth technology oblige) mais qui s’aggravera à mesure des déboires supplémentaires, entre le Pentagone et LM. C’est non seulement mettre LM en cause, mais c’est l’impliquer, en termes sonnants et trébuchants, dans la catastrophe budgétaire qu’est le JSF. C’est la guerre déclarée entre le Pentagone et LM, avec exercices de renvois mutuels de la patate brûlante à prévoir. Le New York Times note sobrement (on ne se mouille pas trop) – inutile de dire que les $200 millions mentionnés constituent la tartine de départ et que le festin est encore à venir – mais utile de constater que LM, pour l’instant, est prêt à accepter n’importe quel plan du Pentagone, ce qui montre la reconnaissance par la société US de la catastrophe où l’on se trouve: «Other officials have said that the Pentagon could add more than $200 million to the program’s budget for the 2011 fiscal year. Dr. Carter said it would make sense to invest more soon to try to head off some of the problems. “I think both the government and Lockheed Martin should be prepared to share in that investment,” he said, adding that company officials had agreed to accept whatever plan emerged.»
• Cerise fort amère sur le gâteau, on annonce pendant ce temps que le JSF ADAC-V (F-35B) arrivé triomphalement à Patuxent River, centre d’essais de la Navy, pour commencer ses essais, se trouve déjà immobilisé, selon le site DodBuzz.com du 23 novembre 2009: «A troublesome fuel shutoff valve. The engine inlet rake needs replacement. Those are among the latest reported problems with the Joint Strike Fighter program, specifically with the STOVL version that just arrived at Patuxent River.» Une source (au Congrès) de l’auteur, Colin Clark, se veut rassurante. Une autre l’est beaucoup moins et affirme au contraire que c’est la démonstration que le plan Carter ne peut pas marcher: «However, a close observer of the program begged to differ, saying these problems are emblematic of the program’s much slower pace through testing than planned. “[Ash] Carter [head of Pentagon acquisition] is pretending he can accelerate these test flights; the airplanes cannot hack it at this point.”»
@PAYANT Nous y sommes… Nous sommes au premier point fondamental de rupture du programme, avec divers éléments nouveaux du plus haut intérêt. Ce point de rupture intervient à la fois très tardivement (par rapport aux projections initiales de 1994-1995, du temps de l’époque Disneyworld de l’ère Clinton, c’est en 2009 que les premiers F-35B des Marines, prévus pour entrer en service en 2007, devaient opérer en unités opérationnelles déployées); mais il intervient en fait très rapidement par rapport à la deuxième période du JSF, ce qu’on pourrait désigner comme le “deuxième JSF” avec la présentation virtualiste du programme dite “JSF post-9/11” (c’est à peine depuis quatorze mois que sont apparues les premières réactions officielles [de LM, avec son complice le JSF Program Office du Pentagone] indiquant indirectement que des problèmes de structure du programme existaient vraiment).
Point de rupture très rapide par rapport au “deuxième JSF” installée depuis 2001, et point de rupture très grave, qui est une indication convaincante de l’état catastrophique du programme. L’attitude de LM, qui semble vouloir se soumettre sans conditions au diktat du Pentagone («…company officials had agreed to accept whatever plan emerged»), est une indication sérieuse de cette situation. La seule réaction de LM dans les circonstances présentes relève de l’habituelle intox virtualiste de ses services de RP/propagande laissés à eux-mêmes, avec l’annonce plus ou moins suscitée et organisée d’un enthousiasme nouveau pour le JSF, dans tel et tel pays, qui prend à la lumière des événements du Pentagone des allures ridicules dont l’effet à très court terme sera contre-productif. Pour le reste – pour l’attitude absolument conciliante de LM dans les circonstances présentes – notre appréciation est qu’on en reparlera… En effet, en marge du destin du programme JSF et interférant bientôt sur ce destin, c’est une guerre qui commence, et c’est essentiellement le Pentagone contre LM puisque LM est invité fermement à participer au financement des tentatives de réparation du programme, ce qui est lui imposer une reconnaissance de sa responsabilité dans la situation présente.
Les décisions de Ashton Carter sont de dire: puisque les tests sont insuffisants et qu’ils amènent des catastrophes budgétaires et des délais en cascade, accélérons les tests et produisons quelques avions de plus pour ces tests, pour faire cesser l’hémoiragie. On n’en continue pas moins le plan de production si bien qu’on n'élimine pas le vice méthodologique fondamental du programme qui est ce parallélisme test-production. Chaque problème mis à jour par les tests doit immédiatement susciter une intervention sur tous les modèles de production, lesquels sont de plus en plus nombreux puisque leur fabrication se poursuit.
Le problème supplémentaire mis en évidence par les avatars du F-35B arrivé à Patuxent River est de savoir si l’on peut vraiment accélérer les tests puisque les avions affectés à ce programme de test sont eux-mêmes affectés de problèmes qu’on découvre au cours de ces mêmes tests, et aussitôt immobilisés. Comment accélérer le programme de tests si le fait même des tests produit des problèmes qu’il faut aussitôt résoudre en immobilisant les avions effectuant ces tests. En un sens, on peut arriver à la situation absurde: plus vous accélérez les tests, plus vous trouvez des problèmes, plus vous immobilisez les avions affectés aux tests, plus vous ralentissez le rythme des tests… Si ce n’est un cercle vicieux, c’est au moins l’invention du mouvement perpétuel réduit à la paralysie. Tout cela dans une atmosphère d’extrême urgence parce que tout le monde attend le JSF. Effectivement, l’expression «“the largest perfect Storm” in defense procurement history» n’est pas un jugement excessif.
Plusieurs points, souvent en forme d’hypothèses, sont pour l’instant à mentionner en attendant les développements à la lumière d’une situation qui est fondamentalement nouvelle.
• Désormais, l’hypothèse d’un échec, voire d’un effondrement du programme existe clairement. Désormais, le programme JSF est fermement installé au centre de la crise du Pentagone. Désormais, Lockheed Martin est directement mis en cause, ce qui est l’interprétation qu’il faut donner à l’invitation très ferme lancée à LM d’avoir à prendre en charge une partie des frais supplémentaires de production d’avions de test. L’affaire JSF est sur le point de devenir une affaire politique de très grande dimension, une crise qui va devenir générale et va s'installer sur la scène washingtonienne. La couverture donnée à la conférence de presse de Carter dans la presse générale et la “presse officielle” est un fait significatif à cet égard.
• Pour l’instant, le Congrès n’est pas entré dans la danse. Ce n’est pas vraiment la période pour cela, puisqu’il est archi-occupé par la crise des soins de santé et celle de l’Afghanistan. Mais on peut être sûr qu’il deviendra un acteur central du débat, et certainement un acteur féroce, dès février 2010, lorsque le budget du Pentagone FY2010 sera discuté avec des auditions. L’intervention du Congrès, cela signifie à la fois le désordre et la montée aux extrêmes, dans la situation budgétaire catastrophique que l’on sait.
• Pour l’instant, Gates reste à l’arrière-plan, il laisse le premier rôle à ses adjoints qui sont des hommes d’Obama. Cela confirme que sa position dans cette affaire n’est pas confortable (en d’autres occasions, notamment avec l’affaire du KC-45, Gates n’a pas hésité à prendre les choses en main directement). En d’autres termes, lorsqu’on parle du Pentagone dans cette affaire, on parle également d’une situation d’une certaine division, où les intérêts et les positions des uns et des autres varient, où les différences peuvent s’exacerber en antagonismes. La crise du JSF se répercute à ce niveau également, et l’on peut encore plus nettement parler de cette crise du JSF comme une représentation extrêmement convaincante de la crise du Pentagone.
• On voit que Lockheed Martin s’aligne pour l’instant sur la volonté du Pentagone, toute honte bue et tout triomphalisme mis de côté. Mais cela pourrait bien ne pas durer. Il y a des précédents qui montrent des affrontements sévères entre le Pentagone et le secteur privé, notamment entre General Dynamics et le Pentagone après que le secrétaire à la défense d’alors, un nommé Dick Cheney, avait ordonné l’abandon du programme General Dynamics A-12 en janvier 1991. L’affaire était allée devant les tribunaux et avait porté sur des demandes de dommages et intérêts approchant le $milliard. Il ne faut pas se leurrer: si l’affaire du JSF continue dans la direction qu’elle a actuellement, c’est le sort de Lockheed Martin qui peut être lié au sort de ce programme. C’est dire qu’à partir d’un certain degré d’aggravation, LM va se juger engagé dans une bataille pour sa survie et aura une toute autre attitude que celle mentionnée plus haut («…company officials had agreed to accept whatever plan emerged»).
On peut considérer que la crise JSF est officiellement entrée dans sa phase aiguë le 23 novembre 2009. Désormais, c’est l’avenir de la puissance aérienne des USA qui est en jeu, l’équilibre budgétaire du Pentagone et l’équilibre financier de son principal fournisseur qui le sont également. Ne parlons pas, pour l’instant, des comparses qui s’engagèrent en 2002, fascinés, dans le plus grand programme aéronautique militaire de l’Histoire. Les pays coopérants n’ont pour l’instant qu’un seul rôle: assister, incrédules et peut-être avec un brin angoisse devant l'American Dream virant au cauchemar, aux événements de Washington.