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2018Comme bien les chose se mettent… Il y a un an, il était décidé, justement pour cette période prochaine du début décembre, une visite du porte-aéronefs Amiral-Kouznetzov avec son groupe de bataille (deux autres navires d’escorte) en Syrie, à Tartus, qui se trouve être un port et également une base pour la flotte russe. (Le seul point d’appui naval de la flotte russe en Méditerranée.) La preuve dit-on de sources navales russes, d’autres visites sont prévues, outre Tartus, à Beyrouth, à Gènes, à Malte et à Chypre. Quoi de plus apaisant et de plus amical, comme nous explique Russia Today, le 28 novembre 2011.
…Cela écrit, il faut bien reconnaître que “fort bien les choses se mettent”. L’amiral Viktor Kravchenko, qui commande le groupe de bataille n’en disconvient pas. «Nevertheless, he added that the presence of a military force other than NATO’s is very useful for this region, because “it will prevent the outbreak of an armed conflict,” Izvestia quoted Kravchenko as saying.»
L’Amiral-Kouznetzov va traîner un peu. Il vient de la Mer de Barents, avec l’Amiral-Chabanenko, croiseur lourd anti-sous-marins. Les deux navires effectueront le tour de l’Europe occidentale jusqu’au détroit de Gibraltar, entreront en Méditerranée où ils seront rejoints par la frégate Ladny, de la Flotte de la Mer Noire. En fin de croisière, après l’escale centrale de Tartus, ils passeront le Bosphore. Aucun mal ne leur sera fait, l’Amiral-Koutzenov étant enregistré comme “croiseur porteur d’aéronefs équipés de missiles” et non “porte-avions” ou “porte-aéronefs”, dont le passage est interdit par la Convention de Montreux, – et, dans tous les cas, la Turquie n’ayant certainement pas l’intention de faire des misères aux navires russes. (Voir la version anglaise du Wikipédia sur la Convention, beaucoup plus explicite que la française.)
Il reste que l’Amiral-Kouznetzov porte huit chasseurs tous-temps Soukhoi Su-33 extrêmement puissants, une dotation significative de MiG-29K d'interception et de combat aérien, deux hélicoptères Kamov Ka-27 et un armement naval fixe très lourd (12 missiles surface-surface anti-navire Granit, deux systèmes ASM UDAV-1, un système de missile surface-air Kinzhal et huit batteries de canons de défense aérienne rapproché Kashtan).
Ajoutons quelques autres précisions stratégiques et politiques, dont encore quelques mots de l’amiral Kravchenko, avec une intéressante précision finale souligné de gras par nous.
«News of Russia’s naval deployment in Tartus came shortly after the US nuclear-powered aircraft carrier USS George HW Bush anchored off Syria, along with additional naval vessels. The US battle group is to remain in the Mediterranean, allegedly to conduct maritime security operations and support missions as part of Operations Enduring Freedom and New Dawn. The US 6th Fleet is also patrolling the area, Interfax reports.
»“Of course, the Russian naval forces in the Mediterranean will be incommensurate with those of the US 6th Fleet, which includes one or two aircraft carriers and several escort ships,” Admiral Kravchenko explained. “But today, no one talks about possible military clashes, since an attack on any Russian ship would be regarded as a declaration of war with all the conséquences.”»
L’“aventure” du groupe de combat de l’Amiral-Kouznetzov devient intéressante et plus complexe qu’on ne l’envisageait lorsque la nouvelle du déplacement du porte-aéronefs est venue sans autre précision. Cette nouvelle a provoqué un “choc de communication” suffisant pour qu’on réalise qu’il existe désormais autour de la Syrie une situation de confrontation potentielle entre deux grandes puissances nucléaires et non plus, comme il y avait jusqu’ici, un terrain laissé complètement libre aux forces stratégiques de soutien du bloc BAO (essentiellement navales et US pour le cas). Cette situation existe évidemment sans l’Amiral-Kouznetzov puisque deux ou trois navires russes se trouvent à Tartus, avec peut-être, ou sans doute, des capacités de contre-mesures électroniques, et après avoir peut-être, ou sans doute, livré des batteries de missiles S-300 à la Syrie. Ces navires constituent une présence stratégique effective d’une puissance nucléaire hostile à l’intervention du bloc BAO, mais leur présence n’avait pas de réel impact de communication. A cause de l’image de puissance stratégique centrale qui s’attache à un navire d’attaque de type porte-aéronefs, l’annonce de la venue de l’Amiral-Kouznetzov a eu cet impact de communication, – qui est une chose absolument essentielle aujourd’hui dans l’équation de la puissance. L’annonce, et non l’arrivée effective, a suffi pour cela, car il n’est aucunement question que l’Amiral-Kouznetzov joue un rôle actif dans une éventuelle intervention étrangère en Syrie, dans une situation de confrontation avec le bloc BAO. Effectivement, il s’agit de communication, non d’une réelle disposition stratégique. Les déclarations de l’amiral de Kravchenko complètent la narrative de communication, en donnant toutes les garanties rassurantes sur les intentions des Russes, mais en terminant par le constat que, si les navires russes (l’Amiral-Kouznetzov mais aussi ceux qui sont déjà à Tartus) ne sont pas là pour un affrontement armé, il reste que toute attaque contre un navire russe est un acte de guerre “‘avec toutes les conséquences” d’un acte de guerre, – remarque qui a un sens extrêmement lourd de la part d’une puissance disposant de l’arsenal nucléaire qu’a la Russie.
…En un sens, les Russes essaient de faire jouer pour l’avantage de la Syrie un substitut de cette dissuasion nucléaire que n’a pas la Syrie. Puisqu’on sait bien qu’un pays équipé d’armes nucléaires est quasiment protégé contre toute attaque du bloc BAO, la Russie place des navires (ceux de Tartus, notamment), à la fois pour une mission militaire précise mais passive, à la fois (cas de l’Amiral-Kouznetzov) pour une mission de haute visibilité qui oblige les planificateurs du bloc BAO à prendre en compte la possibilité d’une “bavure” touchant un navire russe et constituant alors cet “acte de guerre” contre une puissance nucléaire. Les possibilités d’actions anti-aériennes passives des navires (capacités d’interférences électroniques) et d’alimentation des Syriens en S-300 complèteraient le dispositif. L’intervention passive ou indirecte des Russes constitue une donnée opérationnelle complexe pour les forces du bloc BAO (la crainte US des S-300 est proverbiale) tout en maintenant ces mêmes Russes hors du cercle dangereux de la provocation directe.
Dès lors, on comprend que l’Amiral-Kouznetzov ne se presse pas outre mesure. L’effet de communication qu’on espère dissuasif étant effectif sur place autour de la Syrie avec l’annonce de la venue du groupe de bataille, l’intérêt politique des Russes (toujours pour la communication) est donc plutôt de faire durer le temps de cette venue et d’en relativiser les termes en une “croisière” pacifique pour ne pas dramatiser la situation et poursuivre une action politique contre toute intervention étrangère en Syrie. (La dernière en cours est une proposition de médiation dans la crise syrienne, acceptée par les Syriens.) Les Russes espèrent ainsi avoir verrouillé provisoirement la situation militaire en contrant les éventuelles velléités d’intervention. L’avenir dira si le verrou est suffisant, – ce qui n’est pas assuré, – mais dans tous les cas la manœuvre, – mélange de forces effectives, d’action politique mesurée et surtout de communication, – a été effectuée avec brio et efficacité. (Elle l’a été, précision qui n’est pas sans intérêt, avec l’aval implicite du groupe BRICS, qui a signé un communiqué demandant qu’on évite toute intervention étrangère militaire en Syrie.)
D’une façon générale et à assez peu de frais, les Russes ont démontré que le bloc BAO n’est plus assuré de pouvoir intervenir là où il lui chante de le faire, selon la stratégie BHL désormais suivie, sans interférence majeure ; sans, dans certains cas, courir un risque qui pourrait s’apparenter à la confrontation d’une situation qu’on pourrait définir comme une sorte de technique de “dissuasion nucléaire itinérante”. (La chose avait plus ou moins fonctionné de facto, de façon partielle, dans divers conflits secondaires durant la Guerre froide. C’est la présence russe, – soviétique à l’époque, – qui limita les attaques US sur le Nord-Vietnam, notamment en instituant off-limits des attaques aériennes US de 1965-1968 le port de Haïphong (en plus de la capitale Hanoï) par où transitait l’essentiel de l’aide matérielle militaire soviétique massive au Nord-Vietnam, de crainte de toucher l’un ou l’autre navire soviétique qui y jetait l’ancre pour débarquer leurs matériels et de provoquer une crise majeure avec l’URSS. Ces limitations furent, selon les militaires US, et parce que Haïphong jouait un rôle central dans l’équipement de guerre du Nord-Vietnam, la cause essentielle de l’échec stratégique de l’offensive aérienne de 1965-1968, et de l'échec US tout court dans la guerre du Vietnam.)
Sa mission de communication et éventuellement de “dissuasion nucléaire itinérante” accomplie, l’Amiral-Kouznetzov peut effectivement prendre son temps et naviguer le long des côtes européennes. Cela sert également à rappeler aux Européens que leur partenaire russe est également une puissance militaire qui peut jouer un rôle dans le chaos mondial développé par le bloc BAO. Les Russes le rappellent aux Allemands, qui ont une coopération économique privilégiée avec la Russie, et aux Français, qui ont accordé tant d’importance, y compris une importance stratégique, à la vente de porte-hélicoptères Mistral à la Russie. Nous sommes donc conduits à conclure qu’on pourrait voir un jour l’Amiral-Kouznetzov accompagné d’un porte-hélicoptères type Mistral en station devant un pays où le maréchal BHL réclamerait une intervention des forces franco-sarkozystes. La chose ne manquerait pas de sel marin.
Mis en ligne le 29 novembre 2011 à 08H33
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