La démocratie-minute de la place Tahrir

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Depuis décembre 2010, l’accession à la démocratie a été partout, une fois de plus, le refrain du jour. La chaîne crisique ainsi mise en place et déroulée a fait énormément de bruit et ne cesse d’en faire. Mais fait-elle de la démocratie pour autant ?

• Rien n’est moins sûr, répond Joshua Kurlantzick, sur le site The National, le 15 juillet 2011. Le constat qu’il fait est que la démocratie est en “déclin brutal” dans le monde. Il s’agit d’un mouvement de déclin qui, par sa longueur, n’a pas d’équivalent depuis 40 ans, tandis que la situation des démocraties est pire qu’elle n’était en 1995, pris comme année de référence. Bref, en déduirait-on, beaucoup, beaucoup de bruit, et surtout beaucoup de bavardages, pour pas grand’chose, sinon rien du tout.

«Over the past six months, the world has watched as the Middle East, a region that long seemed immune to democratic change, has risen up. The popular movements in the region have inspired democrats from around the globe. In China, online activists have called for a “Jasmine Revolution” designed to press the Communist Party to open up. While in Africa, reformers have called for their own “African Spring”.

»But the Arab Spring is, in many ways, a mirage… […] In its annual survey, the monitoring group Freedom House, which uses a range of data to assess social, political and economic freedoms, found that global freedom plummeted for the fifth year in a row in 2010, the longest continuous decline in nearly 40 years. In fact, there are now fewer elected democracies than there were in 1995.

»A mountain of other evidence supported Freedom House's findings...»

• Il se trouve que les “anciens combattants” de la place Tahrir, au Caire, se sont avisés de la chose et ont repris les armes. A nouveau mobilisation les 8-9 juillet, occupation du lieu, installation des campements et infrastructures diverses qui ont fait la célébrité des événements égyptiens en janvier-février. Les revendications étaient évidentes : révolution trahie, vraie démocratie et pas un faux nez de démocratie, etc. La réaction a été immédiate. Le Premier ministre menant le gouvernement de transition présente aujourd’hui une nouvelle équipe avec deux Vice-Premiers issus de l’opposition. Mieux encore, le ministre des affaires étrangères Mohamad al-Orabi, nommé il y a un mois à la place de Nabil Al-Arabi qui avait les faveurs populaires pour ses positions fermes à l’encontre d’Israël, a donné sa démission. RF1 donne un aperçu de la situation, ce 17 juillet 2011.

«L’annonce de la démission de Mohamad al-Orabi a été bien accueillie par les manifestants de la place Tahrir. Dès sa prise de fonctions il y a moins d’un mois, le désormais ex-ministre des Affaires étrangères avait été contesté par les révolutionnaires qui voyaient en lui un serviteur de l’ancien régime. Mohammed al-Orabi, qui était ambassadeur à Berlin, avait été trop vu à la télévision, multipliant les salamalecs lors du traitement de l’ex-raïs en Allemagne. Il s’est ensuite mis à dos la majorité des Egyptiens pour avoir dit que l’Arabie saoudite était “la grande sœur de l’Egypte”. Inacceptable au pays des Pharaons.

»Le dégagement d’al-Orabi annonce la couleur du nouveau cabinet : exclusion de toute personne pouvant être apparentée au régime Moubarak. Mieux, il s’agit de constituer un cabinet où les anti-Moubarak seront aux postes clés. La preuve, deux vice-premiers ministre qui appartenaient à l’opposition viennent d’être nommés. Ali el-Salmi, du parti libéral Wafd, sera chargé des réformes démocratiques, tandis que Hazem el-Biblawi se chargera de l’épineux dossier économique. Là aussi, le choix a été bien accueilli par la place Tahrir où les manifestants exigent déjà que le nouveau cabinet vienne se légitimer en prêtant serment sur la place.»

Prêter serment démocratique sur la place Tahrir, ou bien prêter serment “à la place Tahrir”, comme on prête serment “au drapeau” ? Pourquoi pas, voilà une démocratie-en-attente d’un nouveau genre, qui fonctionne épisodiquement en démocratie-minute. Et pas si inefficace que ça, lorsqu’on voit la réaction au quart de tour du gouvernement de transition. La question qu’on doit alors se poser, à côté des innombrables hypothèses de complots, de récupération, etc., c’est bien celle-ci : que vaut-il mieux, – une démocratie fermement installée, dont on sait par avance la tournure qu’elle prendrait, et d’ailleurs hyper-sensible aux pressions des vieux amis, des Saoudiens aux omniprésents agents américanistes avec leurs sacs bourrés de dollars ? Ou une pseudo démocratie branlante et “de transition”, agitée en tous sens, entre les pressions pour tout freiner, et les coups d’accélérateur de trouille face aux soudaines colères de la place Tahrir reconstituée à la première alerte ? Nous sommes dans une situation typiquement postmoderne, avec bien des avantages, si on l’analyse comme il faut, en fonction des divers facteurs et références contradictoires. Il n’y a pas de vraie (késako?) démocratie mais une pression permanente du désordre pour faire évoluer une politique, dans un sens naturel qui va contre les intérêts américanistes-occidentalistes et israéliens. Le bilan n’est pas mauvais.

On savait déjà que la révolution n’était plus possible dans le monde devenu postmoderne, et qu’il faut se contenter de la “révolution” entre guillemets, en gestes et en discours, sorte de révolution-simulacre. Voilà donc qu’on est en train de s’apercevoir que la “récupération” d’une “révolution” qui a eu lieu faussement, sans être une révolution, est également impossible. Ce qui se passe est l’exact contraire de ce qu’annonçaient ceux qui, au lendemain de la chute de Moubarak, craignaient que le nouveau régime qui allait s’installer reviendrait vite aux anciennes pratiques.

La dynamique n’est plus celle de l’équation que nous avons traînée depuis deux siècles (révolution réussie = récupération réussie), mais exactement contraire (révolution impossible = récupération impossible). Dans cette dernière équation, la dupe est du côté de la récupération. Cette riposte des pouvoirs établis du Système confrontés à la contestation, jusqu’ici toujours victorieuse parce qu’elle avait une matière (la révolution réussie) sur laquelle s’exercer, aujourd’hui se perd dans le sable insaisissable de la “révolution impossible” où elle ne trouve aucune prise, et au contraire prise à son propre piège puisque s’étant découverte à l’occasion de sa tentative ratée. La place Tahrir, aussitôt convoquée en session plénière, fait aussitôt reculer le pouvoir qui n’a qu’une seule crainte, celle de retrouver la situation épouvantable pour lui des troubles de janvier-février. Pendant ce temps, le bloc américaniste-occidentaliste observe, impuissant puisque liée à son serment d’allégeance à toutes les places Tahrir du monde, comme autant de promesses faites de démocraties qui ne viennent pas, alors qu’il serait tellement plus facile de les manipuler si elles étaient en place. Certes, la CIA arrose tout cela, mais dans quel but ? Nul ne le sait, et certainement pas elle, la CIA, et on en revient finalement à la case-départ, place Tahrir, qui gronde toujours dans le même sens qui n’est nullement favorable au susdit bloc BAO. (Opinions égyptiennes favorables à BHO passées de 30% à 5% en deux ans.)

Il existe donc un “modèle”, un système antiSystème, qui est fondé paradoxalement sur sa non-réalisation, c’est-à-dire sur sa menace de réussite jamais réalisée, mais suffisamment présente et pesante pour maintenir une tension qui est favorable à la tendance naturelle de ces mouvements. Ainsi la révolution réussie-récupérée est-elle devenue la révolution impossible, puis la révolution subreptice, qui revient à être une révolution-simulacre prise dans sa potentialité hypothétique pour du comptant par ceux qui craignent toujours le spectre de la révolution réussie. La place Tahrir vaut donc bien, semble-t-il, toutes les révolutions réussies du monde.


Mis en ligne le 18 juillet 2011 à 04H26