La “démocratisation” devient-elle un système antiSystème ?

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La première pensée qui vient à l’esprit est une question très journalistique : après la Tunisie, l’Egypte ?

• Daniel Tencer, de RAW Story, décrit, le 18 janvier 2011 un “monde arabe “électrifié” par les événements de Tunisie et le vent de la révolte qui touche l’Egypte… L’ancien chef de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique, Mohamed El-Baradei, est-il en première ligne pour appeler les Egyptiens à la révolte ? Oui, répond Tencer.

«In a sign that an “electrified” Arab world has been inspired by the events in Tunisia to rise up against their governments, opposition leaders in Egypt have called for an open revolt in the country on January 25.

»The US branch of the National Association for Change, an umbrella group of activists led by former IAEA chief Mohamed El-Baradei, issued a statement on Tuesday “urging all Egyptians to take to the streets on January 25th to protest the deteriorating conditions caused by the dictatorial Mubarak regime.”»

• Le Guardian donne une version plus soft (ce 18 janvier 2011) avec une interview du même El-Baradei, qui semble contredire cet appel à “descendre dans la rue”, et qui est critiqué par des activistes égyptiens pour sa modération. Le climat “électrique” est certainement confirmé, avec la force de la “perception”…

«Shadi Hamid, director of research at the Brookings Doha Centre, said the Egyptian opposition had been emboldened by the uprising in Tunisia. “In the last couple days, we've already seen a newfound energy and optimism that wasn't there a month ago. Perception is sometimes more important than reality. And, now, perhaps for the first time, Egyptian opposition groups believe they have a chance.”»

• En Tunisie, le gouvernement “de transition” post-Ben Ali est déjà contesté parce qu’il contient un peu trop de partisans du susdit Ben Ali. La nouvelle intéressante (dans l’article de RAW Story) pour notre propos général est évidemment la présence dans ce gouvernement d’un “activiste d’Internet” du Parti Pirate (branche tunisienne de l’“Internationale Pirate”), qui ressort de la logique d’opposition au Système illustré notamment par WikiLeaks et l ‘affaire Cablegate.

«Many observers have commented that the Tunisian revolt could not have happened without the aid of such new-media phenomena as WikiLeaks and Twitter. Adding to that perception is the news that a formerly imprisoned member of the Pirate Party has been given a seat in the newly-formed Tunisian unity government.

»The Pirate Party, which has been opening up branches across the world, is seen as the scourge of governmental efforts to reign in illegal downloading of online content. Ars Technica reported Tuesday:

»“From imprisoned Pirate Party member to government leader, it's been an eventful week for Tunisian blogger and software developer Slim Amamou. Arrested by security forces a week ago, Amamou emerged from jail a few days later only to watch as president Zine al-Abidine Ben Ali fled the country and the new ‘unity’ government asked Amamou to join.

»“Amamou is a well-known digital activist in Tunisia; his Twitter account outlines in brief his positions: ‘Against censorship, against IPR, for net neutrality.’ He's a member of the Pirate Party of Tunisia and head of a small software company called Alixsys that develops Web apps for pharmaceutical companies and online startups.

»He was arrested a week ago, as Tunisian demonstrations against the Ben Ali regime reached a peak; security forces apparently wanted to know about any involvement Amamou had with a series of denial of service attacks on Tunisian government websites.

»On January 13, Amamou was released. He commemorated the moment with the briefest of tweets: “Je suis libre.” In response to a question, he said that he “was not physically tortured (or very little). Only psychologically.”»

Notre commentaire

@PAYANT Les événements sont si rapides qu’un peu de temps est paradoxalement nécessaire pour pouvoir commencer à en apprécier la substance, et, éventuellement, proposer l'une ou l'autre hypothèse qui leur donnerait un sens et une forme. Les événements de Tunisie ne représentent en eux-mêmes qu’un phénomène local, même s’ils sont hautement appréciés du point de vue conformiste de la morale politique, ou de la “morale humanitaire”. Bien entendu, il y a un caractère remarquable mais qui n’est pas absolument nouveau, qui est le rôle important des activistes d’Internet dans ces événements. Ce qui est nouveau, par contre, c’est la reconnaissance officielle par le Système de ce caractère, avec un poste ministériel offert à un de ces activistes d’Internet, qu'on sort de prison pour l'occasion. L’acte montre pour le moins combien le Système est pris par surprise par la forme de l’événement, – nous dirions, également d’une façon paradoxale, la “forme informe” de l’événement politique, qui est pure révolte.

Que cette révolte soit justifiée n’est pas discutable, mais cela n’est pas l’objet de notre réflexion d’ailleurs d’une façon logique puisque la chose est “indiscutable”. Il reste que la révolte n’offre pas en elle-même d’alternative et laisse au Système le soin d’en proposer une, – mais il serait plus juste de dire, dans le contexte que nous allons décrire, qu’elle force le Système à en proposer une. (Nous employons le mot “Système” à dessein, pour désigner les autorités en général, les “élites”, les “responsables”, et surtout les structures dont dépendent tous ces groupes, et les orientations qu’impliquent ces structures. Le Système désigne aussi bien un Ben Ali corrompu jusqu’à la moelle qui doit s’enfuir piteusement, les milieux politiques tunisiens qui organisent un gouvernement de transition, les pays occidentaux qui n’ont rien vu venir avec un Sarkozy “électrifié” et une Hillary Clinton qui semble ignorer où se trouve la Tunisie, et ainsi de suite.)

Malgré ces caractères originaux, la révolte tunisienne resterait un événement local si elle restait effectivement confinée à ce pays. Mais ce pays est musulman alors que le Système entretient ses obsessions à propos du monde musulman et il se révolte au nom de la démocratie que le Système ne cesse de prôner comme la cure de tous les maux, y compris et surtout dans le monde musulman. La conjonction des deux mots, – “monde musulman” et “démocratie”, – a été voulue, pour la période, par les extrémistes et idiots utiles du Système, c’est-à-dire la nébuleuse neocon-bushistes, pour justifier leur attaque de l’Irak, leurs phantasmes moyen-orientaux sur fond de pétrole et d’Israël déchaîné, leurs menaces contre l’Iran et ainsi de suite. Cette conjonction est aujourd’hui brusquement explosive pour le Système lui-même ; elle transforme la révolte tunisienne en bien autre chose qu’un événement local dès lors que “la perception” touche l’Egypte d’une façon extrêmement concrète. «Perception is sometimes more important than reality», nous dit monsieur Shadi Hamid, ce qui revient à dire que la perception devient la réalité, que la psychologie joue effectivement son rôle explosif… En Egypte après la Tunisie, les événements s’y emploient. On comprend aussitôt que nous changeons de format des choses.

La question devient alors beaucoup plus importante et beaucoup plus générale. Elle est de savoir si l’idée de “démocratisation”, qui implique ici et désormais la Tunisie, l’Egypte, le monde musulman, Internet, la révolte, les dirigeants corrompus et “ossifiés”, n’est pas en train de former ce que nous avons désigné sous l'expression de “système antiSystème”, – cette formation spontanée d’un ensemble de faits, d’événements, de forces, de pressions, sans liens nécessairement établis, sans programme précis, qui semblent en général informes, qui semblent en général “enfermés” dans une opposition sans perspective, et qui soudain, à cause d'une brutale évolution de la psychologie grâce à l'action du système de la communication, forment une synthèse dynamique qui met en cause le Système. On dirait que le Système lui-même commence à ressentir les événements de cette façon qu’on ne se tromperait guère ; comme s’il commençait à ressentir ces “événements” comme un événement qu’on désignerait justement comme la formation d’un système antiSystème en train de se faire sous nos yeux. L’on observerait une fois de plus que ce même Système est fasciné et sans réactions contre l’événement qu’il a lui-même tant contribué à organiser, essentiellement avec ces mots chargés de toutes ses obsessions, de tous ses vices, de toutes ses incompréhensions, de toutes ses mystifications : “démocratie” accolée à “monde musulman”…


Mis en ligne le 19 janvier 2011 à 06H34