La déroute de l’“idéal de puissance”

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La déroute de l’“idéal de puissance”

12 février 2010 — Il existe aujourd’hui une similitude d’attitudes réactives face à la crise systémique et eschatologique qui, dans le domaine économique pris dans son sens le plus large, est passée en toute logique comptable du secteur financier au “secteur” de la puissance publique (de l’Etat). “En toute logique comptable”, écrivons-nous, puisque les finances publiques, en “sauvant” le secteur financier dans une étrange “victoire à la Pyrrhus” temporaire remportée sur la crise, ont transféré le poids de cette crise du secteur financier sur eux-mêmes. Les perspectives de cette évolution se placent dans la problématique de la grande crise de la politique de ce que nous nommons l’“idéal de puissance”, tel que le proposait Guglielmo Ferrero.

La similitude d’attitudes dont nous parlons affecte essentiellement les deux composants de base, les deux piliers de la civilisation occidentaliste et américaniste, les USA et l’Europe, – et particulièrement l’Allemagne pour le cas européen, pour la situation présente. Dans les deux cas, il existe une poussée de type dévolution, ou “sécession” pour le cas des USA selon la référence historique connue. Deux exemples “du jour”, l’un isolé et l’autre public et massif, illustrent cette situation.

• Pour les USA, nous nous référons au texte que signale un de nos lecteurs (voir le Forum de ce 11 février 2010 de notre Bloc-Notes du 9 février 2010). Le texte référencé est celui de Ron Holland, du 11 février 2010 sur LewRockwell.com. Il s’agit d’une plaidoirie classique, qui est dans nombre d’esprits aux USA, y compris dans le mouvement Tea Party, d’un abandon sous une forme ou l’autre de la solidarité forcée du centralisme washingtonien qui est aujourd’hui marqué par une dette et un déficit colossaux, au profit de la dimension de l’Etat de l’Union. Cette idée est courante aux USA depuis la crise, dans la mesure où la catastrophique situation de Washington saigne les Etats au travers de la contribution fédérale qui leur est imposée (au sens strict du mot). Un passage historique intéressant du texte de Holland concerne les origines de la Guerre de Sécession, conformément aux conceptions des libertariens (LewRockwell.com est un important site de cette tendance), qui privilégie l’explication économique centrale, en général ignorée sinon combattue pour des raisons idéologiques évidentes, contre la narrative classique, justement idéologique (la cause de l’esclavage).

«We need to forget the causes of the earlier War Between the States, regional differences, slavery, tariffs and other related issues. The new secession effort will be state based but a national movement all across the United States ranging from Vermont to Georgia, Texas to Alaska etc. Economic survival and prosperity rather than regional issues will be motivating factor.

»The first secession was a product of anti-southern tariff taxes resulting in the Southern states paying the majority of the revenue to fund the distant federal government. A mistaken defense of the dying institution of slavery by slaveholding elites in the South also contributed to the failed secession effort. Third, the advancement of corporate manufacturing profits and railroad expansionism by the Northeastern establishment elites were a major contributor. Finally the promotion of a conflict by the European Rothschild banking interests funding both the Northern abolitionists and the Southern secessionists guaranteed a violent breakup of what should have been a peaceful parting of the states.»

• Un texte de The Independent du 12 février 2010 donne un bon aperçu du climat en Allemagne face aux demandes de soutien financier à la Grèce, dans la crise qu’elle traverse. La réaction va, chez certains commentateurs, jusqu’à l’exigence d’un retour au Deutsch Mark. Ce climat explique fondamentalement l’attitude de Merkel au sommet de l’UE d’hier, repoussant toute intervention financière en soutien de la Grèce. Tony Paterson écrit:

«Germans have certainly reacted angrily to the European Union's deal to help out financially stricken Greece. Some commentators have even suggested that a bailout will spark calls for the scrapping of the euro and a return to the country's once-treasured Deutsche Mark.

»“No money for the bankrupt Greeks!” was the blunt headline in the mass-circulation Bild newspaper. It accused Chancellor Angela Merkel of attempting to play down what would inevitably be Germany's large contribution to any rescue package, given that it is Europe's largest economy. In a reference to the Maastricht Treaty, Bild pointed out: “European Union countries are protected against paying off the debts of other member states by the so-called ‘bailout clause”.”

»Holger Steltzner, a commentator on Germany's conservative Frankfurter Allgemeine newspaper, went a step further. “We signed a treaty which expressly forbids one member of the currency union paying off the debts of another. If this central commandment is not adhered to then the Germans will want the Mark back.”

»Over the past fortnight, the German media have carried lengthy reports about the extent of everyday Greek corruption. On the streets of Berlin yesterday, the news that Germany would probably emerge as the biggest contributor to any bailout was received with alarm.»

@PAYANT Dans les deux cas, il s’agit d’un même mouvement, comme on doit le comprendre. Les parties du tout, devant les folies que la politique du “tout” (Washington) ou au nom du “tout” (UE) a engendrées (notamment le déficit public), refusent la moindre responsabilité dans cette opération et veulent s’en retirer. Certes, il y a des nuances claires, voire importantes, entre les deux cas, mais l’esprit de la chose est similaire.

• Pour les USA, le cas est clair. Les Etats de l’Union restent des entités avec des caractéristiques identitaires et des prérogatives souveraines dans certains domaines. Ils ont adhéré à l’Union selon une procédure contractuelle, quelles que soient les pratiques douteuses qui, dans nombre de cas, ont marqué cette adhésion. Ce contrat supposait des avantages pour eux à côté d’obligations nouvelles, comme tout contrat implique. Aujourd’hui, ils constatent que ces avantages se sont transformés en charge, voire en obligations quasiment arbitraires de participer à une faillite collective qui ne serait pour l’essentiel que le fait de la politique de l’autorité centrale. Cette analyse des partisans d’un statut nouveau des Etats, certains allant jusqu’à la sécession, met de côté tous les arguments soi-disant supérieurs (patriotisme, sentiment national américaniste), avec d’ailleurs nombre d’arguments qui ramènent involontairement à sa juste place la narrative absolument et scandaleusement faussaire des USA devenus une vraie nation. La politique de Washington, prisonnière des divers centres de pouvoir (Wall Street, le Pentagone) et de leurs influences, et prisonnière de la dictature des bureaucraties, est devenue, toujours selon cette conception, un bras séculier extirpant une dîme colossale des Etats de l’Union, qui, dans le contexte générale de crise, réduit ceux-ci à la misère et les pousse vers la crise fondamentale.

• Pour l’Allemagne, c’est-à-dire pour l’Europe, le cas est notoirement différent. Les Etats de l’UE restent de véritables Etats-nations, ou disons plutôt des nations pour vraiment signifier la substance historique de la chose, – des nations avec leurs pouvoirs régaliens éventuels (pour celles qui en ont car il y a dans ces nations de l’UE toute une gradation, du quasi “zéro absolu” de la nation jusqu’à l’autre extrême de “la Grande Nation”), – des nations avec leurs identités, leurs souverainetés, plus ou moins affirmées selon les unes et les autres, à l’image des pouvoirs régaliens.

Mais il est intéressant que ce soit d’Allemagne que nous viennent ces échos sécessionnistes. L’Allemagne est, parmi les grands de l’UE, la moins “nation” des Etats-nations. Elle l’est très peu si pas du tout, conjoncturellement mais aussi historiquement (voir plus loin). Au contraire, c’est elle, principalement, qui a œuvré pour transformer en substance le projet européen: lancé selon l’esprit fondamental de la neutralisation des terribles conflits entre nations européennes, tout en conservant aux nations leur spécificité, le projet a été détourné et s’est transformé en une attaque supranationale contre le principe de la nation. (On voit qu’on écarte ici la notion d’“Etat” qui, dans le terme d’“Etat-nation”, n’est que secondaire et caractérise le moyen, tandis que le mot “nation” caractérise la substance.) Cette attaque fut conduite par une pensée moderniste déstructurante, aisément identifiable dans un mouvement à la fois technocratique pour la substance et libérale pour l’idéologie, qui caractérise la modernité. (Notez bien que le mot “technocratie” est formé des mots grecs tekné, pour “technique” et “arts”, et de kratos, pour “pouvoir”; qu’il pourrait, selon l’esprit de notre évolution sémantique et politique, venir aussi bien du rassemblement des mots “technologisme”, qui contient l’idée de “technique”, et “bureaucratie”, qui contient l’idée de “pouvoir”, – et nous retrouvons avec le technologisme et la bureaucratie deux des trois piliers de la puissance régnante et en pleine crise aujourd’hui, – le troisième étant la communication.)

L’Allemagne fut le principal moteur (faussement) “national” de ce mouvement, ce qui a toujours entretenu une formidable ambiguïté dans le mythe du “couple” franco-allemand. Pour la France, le couple saluait et scellait la pacification des relations entre deux nations qui s’étaient tant combattues, – selon l’illusion française à notre sens que l’Allemagne est une nation. Pour l’Allemagne, il renforçait la force dont la finalité est (était?) une supranationalité où cette même Allemagne espère (espérait?) jouer le rôle essentiel; pour elle, il s’agit du substitut de la notion d’“empire” qui a toujours gouverné son destin, au contraire de la substance nationale en France.

D’une façon historiquement ironique, l’actuelle “révolte” allemande (raus l’euro, retour au DM!) se fait donc contre un projet d’esprit spécifiquement allemand. Dans ce cas, le rapprochement avec le cas des USA devient plus acceptable, puisque la réaction allemande vient effectivement du constat que ce qu’elle imaginait être un “contrat” (l’idée européenne) s’avère très défavorable pour elle en termes financiers. Bien entendu, ce constat est possible à cause de la crise du déficit, mais il dépasse et renforce cette crise à la fois et, dans un curieux mouvement circulaire fermé de l’interprétation qu’on peut et qu’on doit en donner pour découvrir sa formidable dimension, revient à la crise du déficit disons “par la grande porte” en lui donnant soudain les dimensions de la crise systémique et eschatologique de la modernité, entre forces déstructurantes et forces structurantes. C’est bien l’absence de substance transcendantale du “contrat” de la modernité (type USA et type Europe supranationale) qui rend ce contrat inopérant en cas de crise, – alors que la notion de “crise” est nécessairement un des composants essentiels de l’Histoire qui est une chose tragique, – mais certes, qui croit à l’Histoire et au sens tragique parmi tous ces “contractants”? La transcendance, par sa nature, écarte les égoïsmes individuels, le contrat, par ses termes, les exacerbe, – et cette différence est extrêmement puissante dans le cas des crises engendrées par la tragédie historique. La crise actuelle montre que cette Europe contractuellement supranationale n’a aucune transcendance et n’en aura jamais, et qu’elle constitue, face à la crise, un échec destiné à se manifester par de brutaux mouvements de rupture.

Parallèlement dans ce cas, certes, le destin des USA est similaire, et va lui aussi vers la rupture (le fractionnement, la sécession, etc.). Mais les effets seront formidablement différents parce que, dans notre psychologie, sous la forte influence de la communication d’essence américaniste dans sa forme et le plus souvent dans son contenu, les USA sont un, peut-être plus “un” dans notre imaginaire postmodernisé que n’importe quelle entité, et animé dans sa puissance d’influence par l’American Dream. La rupture de ce “un” qui semblait indivisible bien qu’il désignât paradoxalement une entité par essence plurielle (les USA), – magie de l’American Dream, cela, – constituera une révolution psychologique qui brisera la civilisation postmoderniste. (Il faut toujours se rappeler comme absolument significatif ce tour de passe-passe plus idéologiquement sémantique que grammatical qui, immédiatement après la Guerre de Sécession, fit passer l’abréviation USA du pluriel au singulier dans la langue anglo-américaine: de “The USA are…” à “The USA is…”.) Pour l’Europe, par contre, un choc de rupture éventuel, sinon de plus en plus probable, n’aurait pas, ou n’aura pas nécessairement des effets catastrophiques de cette sorte pour ses composants nationaux (avec les variables de transcendance nationale qu'on a vues); il pourrait même déboucher sur des situations plus saines et plus créatrices de véritables unions ou ententes de nations.

Le verdict de l’Histoire

Nous voudrions compléter l’analyse ci-dessus, qui nous a fait rapidement passer des conceptions économiques (finance, déficit) aux conceptions politiques hautes, les secondes gouvernant les premières qui ne sont que des exécutantes ou des conséquences, en passant, à un degré plus haut encore, des “conceptions politiques hautes” à l’Histoire dans toute sa grandeur. Ce n’est pas un hasard si les deux entités concernées par cette analyse, et par la crise elle-même, sont les USA avec leur projet contractuellement intégrationniste menacé de toutes parts mais surtout par leurs propres composants, et l’Allemagne au sein de l’Europe et avec son projet européen mis en cause par elle-même. (Nous parlons bien dans ce cas de l’interprétation politique et historique, et non de l’interprétation économique qui réduit tout le monde à la même gamelle globalisée et permet aux économistes de se prendre pour des historiens.)

Avec ces deux pays que nous tendrions à considérer plutôt comme deux “entités” dans ce cas, on retrouve les forces porteuses de la politique de l’“idéal de puissance” contre l’“idéal de perfection”, les deux notions proposées par Ferrero et que nous reprenons à notre compte dans nos conceptions générales. (On retrouve bien entendu tout cela dans l’essai La grâce de l’Histoire.) Le raccourci est donc saisissant. La crise systémique et eschatologique actuelle est bien celle de ce que nous nommons “la deuxième civilisation occidentale” caractérisée par la politique de l’“idéal de puissance”; cette politique, que conduisirent ou plutôt “suivirent”, l’une après l’autre, par des moyens bellicistes et déstructurants, l’Allemagne et l'Amérique-USA qui en furent les interprètes et les outils bien plus que les conceptrices. Ces deux entités, qui ne furent jamais des “nations” au sens transcendantal, furent et sont nécessairement conduites par une politique de déstructuration qui attaque le principal facteur structurant de la grande politique qu’est la nation.

Cette attaque fut évidemment soutenue par le moyen de la communication, et l’une de ses sous-branches qu’est l’idéologie, chargeant de tous les maux les nations avec invention des concepts qui vont bien (“nationalisme”), alors que le désordre des nations dans l’époque moderniste vient essentiellement des événements déstructurants colossaux de la fin du XVIIIème siècle, qui déclenchèrent une dynamique déstructurante naturellement orientée contre la substance structurante de la nation. (Ces événements: la Révolution américaine, la révolution de la thermodynamique et la Révolution française interprétée comme une explosion française aberrante déclenchant une puissance mécanique déstructurante et inventant les idéologies pour habiller cette puissance mécanique.) Ces deux entités, Allemagne et USA, eurent et ont toujours des ambitions “impériales”, non pas dans le sens historique pur si glorieux pour l'hubris des psychologies rêveuses mais sous la forme d'une sorte d'instinct structurel que l'Histoire impose, où la notion d’empire s’oppose nécessairement à la notion de nation, – et, en langage modernisé selon nos conceptions, – la force déstructurante contre la résistance structurante. C’est tout cela qui est dans la phase finale de sa crise…

Ainsi notre grande crise se dégage peu à peu des scories des interprétations parcellaires (crise du système financier, crise du déficit, crise du Pentagone, etc.) pour se rapprocher de sa substance même. Ni les USA, ni “l’Europe” dans ses structures actuelles n’y résisteront, – cela, avec les nuances essentielles qu’on a dites plus haut, pour les conséquences pour chacune de ces entités.