La dette, ou un 1914 postmoderniste…

Bloc-Notes

   Forum

Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 1107

Nous sommes friands d’images et de symboles. Cela nous aide à comprendre les choses, ou bien, plus généralement, à croire qu’on les comprend. Ainsi, l’attaque 9/11 fut-elle aussitôt labellisée comme un “nouveau Pearl Harbor”. L’image était glorieuse, puisqu’on sait que Pearl Harbor était une infamie de l’Autre, du méchant («December 7, 1941—a date which will live in infamy», selon FDR devant le Congrès), dont le terme fut la victoire du bon côté. Dans l’esprit simple des psychologies américanistes, 1914 est beaucoup moins glorieux, puisqu’en général représenté comme la sottise, l’aveuglement, la barbarie, des Européens as a whole.

…Pourtant, Martin Walker, un des grands éditorialistes de l’agence UPI, emploie cette image de “1914” notamment pour la grande bataille en cours, non entre le président Obama et le Congrès, mais entre le président Obama et la majorité républicaine de la Chambre des Représentants. (Walker parle aussi de la question des dettes en Europe, mais c’est le cas US qui nous attache essentiellement.) Cela est publié le 18 juillet 2011, sur UPI. Walker éclate de fureur.

«This is how it must have felt in late July 1914 as Europe careened blindly into a war that would shatter its wealth and its culture and nobody knew how to stop it.

»The world we have known since the end World War II, of ever-broadening economic prosperity, is poised for implosion. The global economy has proved over the past three years to be a resilient beast but even it cannot survive the simultaneous collapse of Europe and the United States, its two dominant components.

»We are two weeks away from an American default on the world's greatest, most liquid and essentially most stable source of the debt and credit that fuel the economy of the whole planet. And yet the prospect of default has gone from unthinkable to unlikely to possible and is now teetering on the brink of the probable. […]

»As in 1914, there is nothing inevitable about this gruesome double stagger to disaster. Economic conditions have not brought us to this pass. This is a political crisis, brought on by obstinacy, ignorance and dogma. The ignorance defies belief. We all saw what happened when Lehman Brothers collapsed in September 2008. A U.S. default would be like that, only a hundred times worse, triggering cascades of defaults and bankruptcies as the credit default markets unwound. Interest rates would soar worldwide. A new Great Depression would follow. […]

»The dogma is extraordinary. Those Republican congressmen and their Tea Party chorus who say that a U.S. default is needed to tame the beast of Big Government are terrifyingly sure of themselves, even though their leaders know the risks. “I don't think anybody in the world really believes that the United States is going to default on our debt,” Speaker of the House John Boehner, R-Ohio, said on Fox News last week. “But given what is going up in Europe, something could spook the market, missing Aug. 2 could spook the market and you could have a real catastrophe.”

»There is no shortage of reasonable solutions. The “grand bargain” that Boehner and U.S. President Barack Obama have discussed, which would secure $4 trillion in cuts over the coming decade, is one. The proposal of the Debt Commission, led by former U.S. Sen. Alan Simpson, R-Wyo., and Erskine Bowles, White House chief of staff under President Bill Clinton, is another. As Bowles told the National Governors' Association last week: “We can't grow our way out of this. We could have decades of double-digit growth and not grow our way out of this enormous debt problem. We can't tax our way out. The reality is we've got to do exactly what you all do every day as governors. We've got to cut spending or increase revenues or do some combination of that.”

»The obstinacy on display defies belief. Politics is about compromise and building consensus but the current U.S. Congress spurns such qualities as weakness.»

Restent, pour conclure, l’habituel petit jeu mauvaise nouvelle-bonne nouvelle. Walker ne manque pas à la tradition, en l’assortissant d’un avertissement concernant des troubles possibles en cas de catastrophe. «The good news is that unlike July 1914 armies and battle fleets aren't being mobilized. The bad news is that if the double collapse of dollar and euro takes place, the armies would be needed to maintain some kind of order at home. But that would only work if the governments can continue to pay and feed the troops.»

Voilà donc la description du champ de bataille. On pourrait être conduit à la décrire, pour Washington D.C., dans les termes habituels d’un affrontement entre deux pouvoirs institutionnalisés (la présidence et le Congrès, surtout lorsqu’ils coïncident avec une opposition entre les deux partis). Mais on l’a dit, ce n’est en aucun cas le président versus le Congrès, et lorsqu’on dit qu’il s’agit du président versus la majorité républicaine de la Chambre, on n’a dit encore qu’une terne moitié de la vérité. La situation de la “majorité républicaine” est loin d’être homogène. Le 15 juillet 2011, McClatchy Newspapers avait une analyse, sur son site, qui détaille la véritable situation de cette “majorité républicaine”.

«There are two types of Republicans in the House of Representatives: the no-compromise bloc of die-hard conservatives, and the old guard who think that getting 80 percent of what they want is a pretty good deal. The two sides rarely clash in public, but the schism is clear.

»“I'm a conservative. I'm also an institutionalist. I want to see this place work,” said Rep. Dan Lungren, R-Calif., who first came to Congress as a staff member in 1969. But freshman Rep. Allen West, R-Fla., wants bold action now. “I've never been worried about being blamed for stuff as long as I stick to my principles,” he said. “I didn't come here to kick the can 10 years down the road.”»

Cette division du parti républicain s’établit avec une forte minorité de “nouveaux” députés, intransigeants, élus en 2010 avec le soutien plus ou moins assuré de Tea Party, qui sont au moins au nombre de 87. Le reste des 240 républicains forment un bloc plus ouvert au compromis (avec les démocrates), mais avec des variables et donc présentant un front moins uni que “les 87”. Ces deux groupes sont informellement représentés dans les négociations avec Obama, respectivement par le chef de la majorité republicaine Eric Cantor, mais aussi membre “des 87” , et par le Speaker Boehner qui représente, lui, la fraction majoritaire mais moins cohésive des élus plus anciens. RAW Story résume cet aspect très singulier dans une analyse du 17 juillet 2011 :

«The two sides have their avatars in Speaker of the House John Boehner (R-Ohio) and House Majority Leader Eric Cantor (R-Virginia). Boehner has been in the House since the early 90's and wants to see a deal go through and has shown a willingness to compromise with Democrats and the president. Cantor, however, has been an obstreperous presence during budget negotiations, showing a hot-headed style and an unwillingness to budge on taxes or other ideological issues. Some analysts see the division as a line between those House members elected before 1994 and those after.»

Ainsi, la situation washingtonienne, avec le cas républicain, ne concerne pas vraiment une question de majorité numérique qu’il s’agit de rassembler une fois qu’un compromis a été atteint après un semblant d’affrontement pour faire monter les enchères et alors que nul ne doute qu’il devra y avoir nécessairement un compromis. Comme dit le député Lungren, un vieux de la vieille : “Je veux que ce truc [Washington, le Système] marche” («I'm a conservative. I'm also an institutionalist. I want to see this place work»). C’est une image d’un temps qui n’existe plus. La situation de Washington D.C. et des rapports entre le Congrès et le président n’est plus une simple question comptable, d’arithmétique politique (nombre de sièges, etc.) et d’arithmétique des avantages et des privilèges, comme cela le fut jusqu’ici, étant entendu, comme cela l’était également, que tout le monde respectait les règles du jeu parce que tout le monde jouait le même jeu.

Cela ne veut rien dire quant à l’issue de cette affaire de la dette washingtonienne. Les éructations tragiques de Walker font partie des habituelles dramatisations que les commentateurs-Système affectionnent, pour mieux vous dire après que, finalement, le système marche et que les USA sont un sacré pays. Cela n’a plus guère d’actualité. Non plus que les nouvelles selon lesquelles une majorité d’Américains jugent le jeu républicain irresponsable (sondages), parce que là aussi il s’agit de jugements d’un autre temps. “Les 87”, et éventuellement d’autres avec eux parce que cette sorte de position extrémiste et tranchée parvient souvent à attirer les mous inconsistants à la recherche de références, se fichent bien de l’opinion “des Américains” telle qu’elle leur est rapportée par des sondages dont on soupçonne parfois qu’ils arrangent bien le Système. Ce qui compte, c’est ce qui se dit chez leurs électeurs, dans leurs Etats, dans les réseaux Tea Party, sur les sites et blog Internet, dans leurs messageries, etc. Eux, contrairement à Lungren, ne sont pas des “institutionnalistes”, et il leur importe peu de savoir si Washington marche ou pas ; leur psychologie, sur d’importants domaines, est d’ores et déjà sécessionniste.

Ainsi, peut-être, sans doute, qui sait, un accord sera-t-il trouvé in extremis comme d’habitude, ou peut-être pas, – rendez-vous le 2 août. (De toutes les façons, “les 87” ne peuvent pas bloquer la Chambre, si un accord était dégagé entre Obama et les républicains modérés, ceux-ci décidant de rompre avec leur minorité activiste sur cette question.) Mais en aucun cas, les fractures qui ne cessent d’apparaître hors des lignes des deux grands partis, avec des alliances inattendues (comme pour la question libyenne, également), ne seront réduites, parce qu’elles sont par essence élusives et ne dépendent plus du jeu habituel du Système. L’accord ou non sur la dette n’est en rien un aboutissement, – soit une sauvegarde in extremis, soit un désaccord soi disant catastrophique. C’est une étape de plus dans le processus de fractionnement chaotique, de dissolution du système washingtonien qui est en train de s’opérer, et il en sortira une rancœur encore plus grande, des fractures encore plus affirmées, des promesses encore plus sérieuses de nouveaux affrontements, un désordre encore plus élargi. L’enjeu n’est pas tant financier, budgétaire, etc., que systémique et politique à la fois, et surtout psychologique. Il ne s’agit pas d’une crise budgétaire, d’une crise financière, etc., tous ces modèles qu’on connaît bien et à propos desquels on garde prête l’usage d’un certain nombre de lieux communs. Là aussi, comme dans nombre d’autres domaines, nous sommes déjà largement entrées dans un terra incognita, où la raison type-Système, la meilleure alliée objective du Système, y compris la raison des arrangements entre compères, n’a plus sa place.


Mis en ligne le 19 juillet 2011 à 15H41