La diplomatie US et la “doctrine de la stupidité”

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La diplomatie US et la “doctrine de la stupidité”

Stephen M. Walt, universitaire et co-auteur du fameux rapport sur le lobby israélien AIPAC et son “influence sur la politique extérieure des USA”, a-t-il à l’esprit la désormais fameuse remarque de John Kerry sur le “droit américain d’être stupide” ? (Le mot de Kerry, bien qu’il ne fût pas malintentionné ni pas stupide du tout si on le prend au second degré, – mais est-ce le cas? – ce mot fait fortune et plutôt mauvaise fortune. Dans Pravda.ru, Sergei Vasilenko publie une réflexion sur le “droit des Américains d’agir stupidement”, le 4 mars 2013.)

…On le croirait, que Walt a ce mot à l’esprit, à lire la description qu’il fait des structures, caractères et procédures de fonctionnement de la diplomatie US. Alors, on est tout prêt à accueillir la réalité de cette “doctrine de la stupidité”, et plutôt comme un don du Ciel fait à la compréhension de la Grande République, une sorte de définition enfin achevée de l’Americn Dream et, finalement, le concentré même de l’explicitation de la modernité tel que le bloc BAO l’exporte vers ses marges diverses.

Enfin, voyons cela (sur Foreign Policy, le 4 mars 2013)… D’abord, Walt constate l’évidence, qui est l’incapacité totale de changement de la diplomatie US, qu’on serait tenté évidemment de désigner comme la diplomatie du Système. La chose est évidente, particulièrement dans ces temps où l’équipe de sécurité nationale du président est en plein bouleversement, et le comportement actuel de John Kerry, duquel on attendait du changement, en est l’illustration… «Watching the musical chairs taking place in the first months of Obama's second term reminds me of how fundamentally unserious America's approach to foreign affairs really is. Kerry and Hagel are now in, but apparently Biden's star is ascending too, while all sorts of other folks are rotating to new jobs, unpacking their offices, or heading back to private life to pen memoirs. You might think this was a great opportunity for fresh thinking and renewed energy, but what it really reveals is how our approach to staffing foreign affairs may be the worst of all possible worlds.»

Walt analyse les travers du recrutement du service diplomatique, qui constituent le fondement (plutôt technique que conceptuel, certes) de la faiblesse de la politique étrangère. On y retrouve tous les vices du système de l’américanisme, la technique s'alignant ainsi parfaitement sur l'aspect conceptuel (tout cela dans la logique lointaine mais ferme du “déchaînement de la Matière”) :

• Dans un service d’assez faible dimension par rapport aux bureaucraties imposantes du Pentagone et du département de la sécurité intérieure, la majorité des nominations sont de type politique, et même politicien, selon les connexions et les réseaux de l’administration en place et du président. Il s’agit de nomination de faible durée, de gens inexpérimentés et souvent venu des milieux privés, n’ayant par conséquent aucun sens du service public et aucun sens de l’état d’esprit de la diplomatie. Là-dessus, les cycles électoraux rapprochées et imposants aggravent cette situation et conditionnent encore plus la politique impulsée par le président selon des considérations politiciennes internes, à la fois corrompues et “provinciales”.

• La paralysie de la machinerie politicienne implique des interventions partisanes, inutiles, en très grand nombre, tournant souvent à des polémiques totalement infécondes, extrémistes jusqu’à l’hystérie et la harcèlement policier. (Walt cite bien sûr le cas récent du secrétaire à la défense Hagel, qui a repoussé encore les bornes de cette sorte de pratique.) Les fonctionnaires du service public, même sans le sens du service public, sont terrorisés par les auditions au Congrès, et voient leur temps aussi bien que leurs initiatives conditionnés par ce fait washingtonien fondamental.

• Les ressources pour le département d’État sont extrêmement restreintes. Cela reflète le désintérêt total des USA pour la diplomatie, au contraire de l’utilisation de la force dans les relations internationales, – réflexe absolument américaniste, d’une puissance isolationniste et qui se juge “exceptionnelle” en tous points et au-dessus du reste, qui ne recherche aucun arrangement mais entend imposer ses conceptions et son mode de vie par la puissance la plus brutale… «When there was a Cold War to win, American taxpayers were willing to devote one percent of GDP to non-military international affairs spending (e.g., on development, diplomacy, and things like that). Today, we spend about only 0.2 percent of GDP in this area, which tells you all you need to know about the real priority that Americans place on non-military tools of international influence.»

• Le complément de ce dernier point, ou plutôt l’opérationnalisation de la démarche conceptuelle implicite, c’est la méfiance de tout ce qui n’est pas américain, et surtout américaniste, par conséquent l’absence hostile et soupçonneuse de connaissance de l’étranger par les diplomates au travers d’une rotation exceptionnellement rapide, empêchant toute implantation du diplomate. La crainte fondamentale, par ailleurs, renvoie à une réelle et profonde fragilité inconsciente de la psychologie américaniste, qui n’a ni racine, ni conception régalienne pour la soutenir, et qui se trouve constamment placée devant la tentation de “déserter”. Le résultat, comme c’était le cas pour le régime communiste dans ses activités extérieures, est un soupçon constant des contacts avec l’extérieur, et un fonctionnement des services à mesure.

«[W]e are so afraid that our career diplomats will “go native” or develop “localitis,” that we discourage them from developing deep regional expertise and instead rotate them around the globe on a frequent basis. There is something to be said for gaining a global perspective, of course, but it also means that unlike some of our rivals, we won't have many diplomats with deep linguistic expertise or lots of in-depth experience in the societies in which they are operating. Yet we then expect them to hold their own against their local counterparts, or against diplomats from other countries whose knowledge and training in particular areas is more extensive.»

• D’où la conclusion évidente et écrasante de Walt : tout cela n’importerait certes pas si les USA n’avaient pas de politique étrangère ambitieuse et de prétentions hégémoniques globales… «None of this would matter if the United States had a less ambitious foreign policy. But instead, we're trying to be the “indispensable power” on the cheap. The results, I am sorry to say, speak for themselves.»

Les explications de Walt conviennent effectivement à la description d’une politique extérieure catastrophique, telle qu’elle se manifeste aujourd’hui, notamment marquée par son total désintérêt pour l’“extérieur” des USA et par les dispositions qui entravent en général toutes les possibilités que cet intérêt naisse. En fait, la description de l’organisation de cette politique extérieure renvoie, dans l’esprit, à l’organisation qui existait avant la Deuxième guerre mondiale. C’est bien l’organisation unilatéraliste d’une organisation fédérale isolationniste, intéressée seulement par la projection de sa puissance pour en retirer tous les avantages et intérêts possibles. Le fait de la “compréhension” du monde, ne serait-ce que pour organiser une meilleure stabilité et une meilleure harmonie, n’a jamais intéressé les USA en tant qu’organisation fédérale, – nous insistons sur l’expression qui implique un conglomérat d’intérêts. Littéralement, les USA n’estiment pas faire partie du monde en tant que force organisatrice de l’harmonie du monde ; c’est là leur “exceptionnalisme”…

Il y a eu un hiatus dans cet arrangement, qui explique l’insoutenable situation actuelle : la guerre froide, et essentiellement les rapports avec l’URSS. Ces rapports devaient être contrôlés, contenus, presque de la diplomatie finalement, avec notamment un usage beaucoup plus prudent de la force, et une attention beaucoup plus grande portée à la légalité internationale, simplement parce que l’équilibre des forces nucléaires stratégiques avec l’URSS, et le danger terrible d’une guerre nucléaire dans le cas contraire, impliquaient qu’aucun risque ne pouvait être pris. Parallèlement, l’expansion considérable durant la Deuxième guerre mondiale de l’aire d’intervention, d’implantation, d’influence directe et souvent pressante de la politique extérieure des USA, rompant dans la forme avec l’isolationnisme et l’unilatéralisme, acheva de faire croire que la politique extérieure US était arrivée à sorte de maturité et pouvait exciper d’une certaine qualité dans son opérationnalité. Ce fut également l’époque de grands ou de puissants secrétaire d’État, de Marshall, d’Acheson, de Dulles à Kissinger, à Schultz et à Baker. Tous ces secrétaires d’État menaient une politique extérieure où l’élément diplomatique, même dans les conditions les plus dures et les plus suspectes (sous la forme de pressions, d’interventions illégales, d’ingérences, de corruption, etc.), dominait la dimension militaire. Même l’esprit était différent, y compris chez les militaires d’ailleurs, et notamment cette répulsion de l’“étranger” (du non-américaniste) qui était moins de mise, jusqu’à faire parfois soupçonner certains grands chefs US en poste à l’étranger de s’éloigner de la “ligne du Parti”. (Ce soupçon était le cas particulièrement pour la fonction de SACEUR, ou commandant en chef suprême en Europe. Ce fut le cas du général Haig dans les années 1970, soupçonné d’avoir un esprit de “pro-consul” et de comprendre un peu trop bien les intérêts des alliés européens au sein de l’OTAN, parfois aux dépens des intérêts US compris au premier degré. Même en 1999 encore, le général Clark, qui commandait l’OTAN durant la guerre du Kosovo, avait des relations exécrables avec le Pentagone, qui l’accusait ouvertement de trop céder aux pressions alliées dans la conduite de la guerre, notamment aux pressions des Français.)

La fin de la guerre froide amena évidemment des changements fondamentaux. En quelques années, et de façon accélérée depuis 1999-2001 (Kosovo et attaque 9/11), les USA ont retrouvé la structure, la vision et les ambitions de la politique extérieure de l’époque d’avant 1941. Le problème (?) est qu’entretemps ils se sont engagés globalement et effectivement d’une façon extraordinairement importante et ambitieuse, notamment sous la poussée d’une bureaucratie militaire et d’un complexe militaro-industriel tout-puissant. En retrouvant l’ancienne forme et l’ancienne vision conceptuelle de la “politique extérieure” (guillemets nécessaires), ils se sont retrouvés avec un espace exigeant nécessairement une politique extérieure et une diplomatie ambitieuse et de grands moyens, alors qu’ils abandonnaient cette forme de politique extérieure et cette forme de diplomatie. («None of this would matter if the United States had a less ambitious foreign policy. But instead, we're trying to be the “indispensable power” on the cheap…»)

Le résultat est que les militaires ont récupéré cette mission, et l’état d’esprit militariste de la projection de puissance comme essence même de la “politique extérieure” s’est à nouveau imposé. Ce déséquilibre entre les conceptions et les réalités, entre la forme des problèmes et la forme des moyens pour les résoudre, entre la nécessité des principes pour réaliser une politique et l’ignorance sinon la haine des principes dans leur nécessité structurelle, etc., c’est-à-dire un déséquilibre constant et en toutes choses a pulvérisé la maigre structure “civilisée” de la politique extérieure US élaborée durant la guerre froide. Cette politique est ainsi désormais tenue dans un état constant et paradoxalement “structurel” de déstructuration, qui nourrit une dynamique constante de dissolution de toutes les tentatives et initiatives constructives ou de régénération ; ainsi cette politique est-elle incapable de se réformer («fresh thinking and renewed energy») et de changer d’orientation ; ainsi est-elle constamment réduite et entretenue dans un état de brutalité, d’incohérence et de paralysie à la fois, et d’une façon général dans l’état de stupidité qu’on lui reconnaît actuellement.

Entretemps, depuis la fin de la guerre froide et les deux “époques” de crise de 1999-2001 et de 2008, l’évolution du Système dans sa capacité de surpuissance imposant une politique-Système a eu lieu, avec plusieurs autres conséquences renforçant la situation telle qu’elle avait évolué, notamment la médiocrité grandissante des capacités diplomatiques des chefs de la diplomatie (au profit de la communication, plus ou moins bien maniée) et la formation du bloc BAO conduisant à la généralisation et à l’homogénéisation de cette politique et de sa situation d’extrême stupidité. La “politique extérieure” US a ainsi atteint son état de néantisation absolue, avec la dissolution de cette politique s’installant dans l’état heureux par inexistence de l’entropisation.


Mis en ligne le 7 mars 2013 à 04H15