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1278On se demande souvent, dans les médias européens, pourquoi près de 70% des citoyens s'élèvent et manifestent contre la réforme des retraites que cherche à imposer en France Nicolas Sarkozy. La plupart des pays européens ont accompli cette réforme, parfois même avec des contenus plus exigeants, sans soulever de telles résistances. La France serait-elle ingouvernable ou, comme commencent à le dire certains travaillistes britanniques, donnerait-elle à l'Europe l'exemple d'une nation (la Grande Nation, comme on dit en Allemagne avec un mélange d'ironie et d'envie) qui ne veut pas se laisser manipuler par les “marchés” et autres forces d'argent mondialisées?
La réponse à cette question commence à se répandre dans les esprits en France, y compris chez certains représentants de la majorité. Elle est parfaitement résumée par un article de la philosophe Cynthia Fleury, que vient de publier Le Monde. Nous pourrions citer ici presque in extenso cet article, mais il suffit de le consulter en ligne (voir lien ci-dessous). Pour exprimer les choses autrement, nous pourrions préciser que les Français sont en train de se révolter contre une forme de gouvernement tyrannique, imposée par le Président de la République, dont ils refusent les diktats et dont ils craignent les débordements ultérieurs possibles. Ils voudraient voir s'instaurer un dialogue entre le pouvoir et des formes d'expression non prévues par la constitution mais qui dans la société technologique de communication existant désormais en France (un système anthropotechnique, pour reprendre notre vocabulaire), jouent un rôle représentatif essentiel.
La vraie tyrannie, il est vrai, consisterait à organiser une sorte de gouvernement de salut public autour du président, en enlevant tous pouvoirs aux assemblées représentatives et en mettant au pas les administrations, les juridictions et la presse. De tels régimes existent pas loin de chez nous, nous n'en sommes pas là. Ceux qui en auraient la tentation peuvent craindre l'éventuelle révolte démocratique qui en résulterait.
Mais prétendre comme le fait actuellement le pouvoir, que l'élection du Président, sur un programme qui d'ailleurs ne comportait pas la réforme des retraites, autorise celui-ci à ne faire que ce qu'il veut durant sa mandature, revient pratiquement à organiser une sorte de pouvoir personnel entre les deux élections. On dira que ce pouvoir n'est pas personnel, puisqu'il est partagé avec les élus de la majorité à l'Assemblée et au Sénat. Mais l'exemple ayant montré que ces élus se rangent systématiquement du coté du chef de l'exécutif, on ne peut pas compter sur eux pour exercer de contre-pouvoir. Ils méritent aujourd'hui encore le nom de “godillots” dont on baptisait les représentants de la majorité du temps du Gaullisme.
Or les manifestations actuelles montrent qu'il existe une double légitimité dans le système complexe qu'est devenue une démocratie européenne traversée en permanence par les flux d'échanges utilisant les réseaux de communication modernes. Il existe une première légitimité, que nul ne conteste, celle du pouvoir reposant sur les textes et pratiques constitutionnelles. Mais il y a aussi celle de toutes les personnes et les groupes qui prennent la peine de s'exprimer, à la radio, à la télévision et surtout sur Internet. Leur discours peut paraître confus, leurs objectifs imprécis. Mais finalement il s'en dégage ce que le sociologue John Casti appelle un “global mood ”, une vision du monde globale, presque une “humeur” qui en se décantant devient une véritable force politique et dont les formes d'expression finissent par devenir visibles.
Comment en juger, demanderont les légalistes? Simplement par les faits. Quand 70% des gens se déclarent opposés à la politique gouvernementale, quand un pourcentage important d'entre eux prend le risque et la peine de manifester plusieurs semaines de suite, c'est bien qu'il existe un “global mood ” pour refuser de se faire imposer sans négociations des décisions engageant l'avenir du pays.
Il ne s'agit pas pour ces gens de prétendre se substituer au gouvernement pour gouverner à sa place – ce qui serait une révolution. Il s'agit seulement de faire respecter les conditions d'un véritable dialogue avec les forces représentatives. Par ce terme, on désignera celles qui existent déjà, les élus locaux, les syndicats notamment. Mais on ouvrira nécessairement la porte à des inconnus, ce que Ségolène Royal a nommé les acteurs de la démocratie participative. Le propre d'un système complexe, de type anthropotechnique, est d'évoluer de façon imprévisible, dans un espace non pas illimité, mais soumis à des contraintes bien plus ouvertes que celles découlant de la décision d'un chef d'Etat se croyant autorisé à ne rendre de compte qu'à lui-même.
Comment gouverner dans un tel système à double légitimité? Les représentants de chacune des légitimités devront nécessairement négocier en permanence. Le succès de leurs efforts sera mesuré par le degré, soit d'adhésion, soit de refus, manifesté par les multiples voix de la démocratie participative, dans la rue, dans la presse et sur Internet. Nous pensons qu'il s'agit là d'un point essentiel, à méditer par tous les gouvernements européens et par ceux qui aspirent à leur succéder.
Jean-Paul Baquiast
• Article de Cynthia Fleury dans Le Monde du 24 octobre 2010.
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