La femme est l’extrémisme de l’homme

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La femme est l’extrémisme de l’homme

17 novembre 2009 — L’image est classique: après Sarah Palin ou en même temps qu’elle, Michele Bachmann, l’une ou l’autre candidate républicaine à la présidence en 2012. Nous ne cachons pas qu’en cette occurrence, notre prospective pencherait plutôt vers Bachmann. Si c’est le cas et si les choses évoluent comme elles le font, Obama aurait une adversaire de dimension.

D’autre part, cette apparition, depuis un ou deux ans et dans le cadre d’une atmosphère de crise, de femmes potentiellement candidates, populaires, capables de soulever des élans d’enthousiasme ou d’emprunter exactement la voie qu’il faut pour suivre ou exprimer un courant populaire, est un phénomène particulièrement intéressant. Il l’est aux USA précisément, et dans un camp particulièrement – on serait tenté de dire le camp républicain, mais ce n’est pas du tout assuré, de cette façon que le cas Bachmann nous est présenté, largement soutenue par le mouvement Tea Party qui se garde d’être emprisonné dans l’étiquette “républicain”.

Palin-Bachmann représentent un nouveau type de politicienne, contrastant fortement avec Hillary Clinton, qu’on disait encore assurée d’être présidente en 2007 avant qu’elle ne tombe sur un os nommé Obama. Hillary s’était refaite un lifting depuis qu’elle avait quitté la voie tracée par Bill, et s’était assurée une confortable et puissante place de sénatrice de New York, et au sein du parti démocrate. C’était une sorte de consécration de l’establishment, cette fonction dans la ville-phare de la côte Est étant évidemment chargé de cet aura, sans aucun rapport avec la fameuse “Amérique profonde” d’Etats un peu perdus comme l’Alaska (Palin) ou le Minnesota (Bachmann). Si Hillary n’avait pas accepté d’être secrétaire d’Etat, il est probable qu’elle aurait réclamé et obtenu le poste de chef de file de la majorité au Sénat, fonction-type de l’establishment politique (un peu à l’image de Nacy Palosi, Speaker de la Chambrer, elle aussi complètement intégrée dans l’establishment). Hillary Clinton était devenue une “professionnelle” accomplie, débordant d’assurance et couverte de contributions diverses, au point qu’on en oubliait qu’elle était femme, donc membre d’une de ces minorités auxquelles tout est du aujourd’hui et qui font de cette appartenance un argument politique de grande force bien qu’au fondement assez incertain. Elle perdit ainsi l’un de ses principaux atouts face à l’autre “minoritaire”, l’Africain-Américain BHO.

De même, Palin-Bachmann n’ont rien à voir avec les femmes qui, en général, viennent aux plus hautes fonctions en Europe, ou tentent d’y venir. (Sauf peut-être le cas isolé et exceptionnel de Margaret Thatcher à ses débuts, qui parvint à la tête du parti conservateur bien qu’elle fût détestée par l’establishment conservateur britannique. Thatcher était beaucoup plus une exception, voire un “accident”, qu’une illustration des coutumes politiques de son temps.) D’une façon générale, les femmes qui en Europe, parviennent aux postes suprêmes ou y prétendent (Merkel en Europe, Ségolène Royal contre Sarkozy), ont tendance à rechercher un comportement se rapprochant du comportement politique normal, c’est-à-dire un comportement “masculin” qui les prive en parti de l’originalité de leur position par rapport à leur sexe dans le contexte général de la politique. Elles restent dans le cadre strict des partis d’où elles viennent et prennent garde à s’y maintenir. De ce point de vue, elles ont un comportement, dans l’esprit, proche de celui d’Hillary Clinton.

C’est cela que Palin et Bachmann sont en train de rompre. A quoi correspond cette rupture et a-t-elle un avenir?

Crise économique et crise identitaire

@PAYANT D’abord on doit observer que cette rupture ne porte pas sur les mœurs politiques. Ce n’est pas parce que Palin-Bachmann semblent parfois être hors-establishment qu’elles en abandonnent les pratiques. Bachmann, notamment, a des soutiens que certains dénoncent, notamment venus de certains groupes d’intérêts économiques. Ces mêmes critiques dénoncent également de tels soutiens pour le mouvement Tea Party, dont Bachmann est proche; c’est le phénomène dit “astroturf”, désignant des mouvements populistes artificiels suscités ou soutenus par des intérêts corporatistes, comme astroturf désigne le gazon artificiel par opposition au gazon naturel (les mouvements populistes sont désignés sous l’expression de “grassroots”, employé pour le gazon naturel). Ces remarques n’ont pour l’instant qu’un intérêt indicatif, sinon anecdotique. L’essentiel, au moment crucial, sera de faire les comptes pour distinguer qui est prisonnier de quoi; pour la politicienne comme pour le mouvement, prisonniers de ces soutiens si ceux-ci existent encore, ou emportés par une dynamique politique contre lesquels les soutiens ne peuvent rien sinon que suivre pour ne pas perdre le contact avec la nouvelle situation politique.

L’intérêt de Bachmann par rapport à Palin est qu’elle semble mieux organisée, plus avisée, notamment en jouant à fond la carte du mouvement Tea Party. Mais toutes les deux ont ceci de particulier que, bien qu’elles occupent de facto une place de choix dans la stratégie du parti républicain, elles se tiennent fortement en marge de la stratégie de ce parti. Elles ont une tendance populiste qui, par nature, déborde le cadre d’un parti, quand elle ne s’oppose pas au principe d’être dans le cadre d’un parti, voire dans le cadre du système washingtonien des partis. C’est une situation qui a sa propre dynamique, qui soutient ceux (celles) qui l’épousent. On en voit le signe dans la position de Palin; malgré ses capacités assez faibles, sa carrière sans brio, loin du centre washingtonien, ses “gaffes” et son extrémisme désordonnée, sa démission du poste de gouverneur de l’Alaska, le peu d’intérêt qu’elle a soulevé dans l’establishment après sa mésaventure électorale présidentielle (sauf depuis récemment, avec la parution de ses “mémoires” de la campagne électorale), malgré tout cela elle n’a pas disparu de la scène politique nationale – bien au contraire, on parle beaucoup d’elle.

L’explication nous paraît être celle que la tendance populiste gagne en force et en dynamique, aux USA notamment, en temps de crise. Dieu sait si les USA sont en crise. La dynamique populiste se cherche donc par tous les moyens des personnalités capables de la représenter. Elles n’en trouvent guère parce que le conformisme et la paralysie du système ont atteint des sommets qu’on jugeait impossibles à atteindre. Il y a certes le cas Ron Paul (dont on parle déjà pour une nouvelle candidature en 2012), mais Ron Paul semble la victime de ses qualités; il est d’une grande rigueur intellectuelle, avec une loyauté extrême pour ses convictions et, tout de même, pour le parti qu’il a épousé dès l’origine de sa carrière, tout cela l’empêchant d’avoir cette attitude que d’aucuns jugent démagogique, d’autres antisystèmes, qui fait rompre les attaches classiques à un moment ou l’autre. Ainsi, Ron Paul ne songea pas vraiment à une candidature indépendante en 2008, alors qu’il avait fait une impressionnante campagne de levée de fonds sur Internet et obtenu pendant les primaires certains résultats montrant sa popularité. Un Ron Paul en débat avec McCain et Obama en plein effondrement du système financier US aurait apporté quelque sel à la campagne. (Et puis, certes, argument qui a son poids : Ron Paul a aujourd’hui 72 ans.)

…Ainsi en vient-on au sexe qui, dans ce cas où il s’agit de femmes, signifie également dans notre système postmoderniste “une minorité” revendicatrice. Avec Palin et surtout avec Bachmann, il semble que les femmes aient, aux USA, un avantage spécifique pour répondre à l’appel du populisme. On ne discute pas ici de l’intelligence de la chose – il y a beaucoup à dire sur le populisme US, et dans tous les sens – mais plutôt de la dynamique qu’elle recèle. Le populisme aux USA, tel qu’il apparaît aujourd’hui, est une force potentiellement très grande parce qu’il s’appuie essentiellement sur de puissants composants:

• La crise économique de plus en plus perçue comme une crise systémique puisque, dans un schéma théorique de “reprise”, de l’aveu même de ceux qui en parlent et essaient de nous en convaincre, il s’agit d’une “reprise sans emplois” (“jobless recovery”). Cet événement est générateur de désarroi plus que de révolte, parce qu’il implique que le système capitaliste intégral dans lequel les Américains mettent leur foi est frappé d’un mal incompréhensible pour eux.

• Une crise identitaire, qui n’est pas une “crise d’identité nationale” (il n’y a pas de “nation” américaine) mais une “crise communautaire nationale”, c’est-à-dire la crise de la communauté majoritaire (les WASP, ou les Américains blancs et d’origine européenne d’une façon plus générale) qui s’estimait jusqu’ici comme définissant ce qui tenait lieu d’“identité nationale” de l’Amérique. C’est la crise identitaire d’une communauté qui s’estime à la fois menacée en tant que telle et usurpée dans sa position nationale. Là aussi, c’est le désarroi plus que la révolte parce qu’il n’y a pas de coupable identifiable à cette crise, qui pourrait être dénoncé et contre lequel on pourrait se révolter, mais une sorte de vaste mouvement qui, derrière son intention d’établir une structure et des relations nouvelles, donne comme effet de sembler favoriser toutes les “minorités” (ethniques, mais aussi de mœurs, de comportements, etc.). Bien entendu, l’élection d’Obama est perçue comme le symbole de cette situation, quoi qu’il en soit en réalité.

• Ces deux facteurs expliquent que les mouvements populistes comme Tea Party ne semblent pas avoir de but précis, même qu’ils puissent rassembler des tendances en apparence inconciliables. Ce mouvement est parcouru de revendications diverses, qui rassemblent tous les mécontentements, évidemment sur un mode extrémiste, évidemment d’une tendance conservatrice générale puisqu’il s’agit d’un mouvement cherchant à résister sur des positions qui lui échappent. Ce mouvement est l’objet de tentatives de récupération, notamment par les républicains et la droite belliciste, mais il semble que cette tâche soit loin d’être aisée comme on l’a déjà constaté. Pour s’en rapprocher, Bachmann a pris certaines distances de l’establishment du parti républicain.

Dans ce contexte, on comprend comment une femme est mieux “armée” pour prendre en charge et éventuellement rassembler le mouvement populiste. Une femme appartient à une de ces minorités perçues comme favorisées et s’il s’avère qu’elle est WASP, ou Américaine d’origine européenne comme Bachmann, elle peut sans aucune contradiction faire sienne les revendications de la communauté majoritaire en pleine crise identitaire. Elle évite la critique dévastatrice de la ligne officielle de s’opposer aux minorités en se tournant vers la majorité qui s’estime défavorisée puisqu’elle fait partie des deux. Ainsi son orientation est-elle contraire à celle qu’on signalait pour les “femmes politiques” européennes. L’intérêt de Bachmann (ou de Palin puisqu’on en parle aussi) est de s’affirmer de plus en plus comme une “femme politique” qui ne veut surtout pas faire une carrière en jouant à l’“homme politique”. De ce point de vue, la femme politique, habituellement perçue comme plus modérée, parce que plus proche des valeurs conservatrices, de la famille, etc., devient radicale et extrémiste, éventuellement au nom de ces mêmes valeurs, en se rapprochant d’une majorité en crise d’identité et elle-même radicalisée. Cette dynamique conduit à se demander si, dans un tel cas (Bachmann), une campagne présidentielle ne devrait pas se mener avec succès sur des thèmes extrémistes populistes – beaucoup plus proches d’une Evita Peron que d’Hillary Clinton ou d’Angela Merkel.

On ne décrit là qu’une situation potentielle, encore tout à fait hypothétique. Bachmann peut disparaître de sa position privilégiée dans 6 mois ou dans un an, Palin peut disparaître sans autre raison que sa faible intelligence politique (ce qui nous semble le plus probable pour Palin). Les revendications de Tea Party peuvent changer, se déplacer, et l’on peut voir d’autres mouvements de la même sorte apparaître (par exemple, d’ici 2012 où bien des choses risquent de se passer). Ce qui nous paraît assuré, par contre, c’est l’existence de cette dynamique populiste très puissante mais très confuse, qui semble toujours devoir se rassembler sur des thèmes d’hostilité à l’establishment, donc au système. C’est dans ce cadre, compte tenu des remarques précédentes, qu’une femme a beaucoup plus de chances qu’un homme de trouver les thèmes mobilisateurs, les accents qui importent, en échappant pour une bonne part aux attaques des thèmes postmodernistes puisque faisant partie elle-même, par le sexe, d’une des “minorités” que favorisent ces mêmes thèmes. Et la nature même de cette dynamique, avec une femme pour l’accompagner et s’en servir, est de tendre vers un discours extrémiste.

Vu d’un point de vue encore plus large, on observera qu’un tel extrémisme n’a rien à voir avec celui de GW Bush et de la “politique de l’idéologie et de l’instinct”, ne serait-ce que parce que l’esprit de cette politique bushiste est encore présent en bonne partie dans l’establishment et que c’est contre l’establishment que se manifesterait un populisme de la sorte qu’on décrit. On observerait alors que par l’enchaînement des contraires et des oppositions relatives, un tel mouvement serait une attaque contre un système déstructurant, donc une attaque objectivement structurante. D’autre part, cette attaque contre le centre, sans but politique avéré mais par la simple transmutation d’un désarroi qui se serait transformée en révolte, aurait nécessairement un caractère centrifuge dont on a déjà vu des manifestations avec Tea Party. On voit que la problématique de la chose, si elle a effectivement à voir avec une Bachmann et avec le rôle de la femme dans la politique US, si elle a à voir aussi avec des tendances extrémistes qui parcourent aujourd’hui la situation politique US, dépasse tous ces facteurs dans sa signification fondamentale.