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13269 avril 2010 — Nous signalons un texte de George Friedman, directeur de Stratfor.com, en date du 6 avril 2010 (en lecture libre). Ce texte étant autorisé explicitement pour la reproduction, nous l’avons installé dans son intégralité dans Ouverture libre, pour plus de facilité pour nos lecteurs. Bien entendu, nous le faisons parce qu’il nous paraît d’un particulier intérêt, d’autant que la question du Mexique et de la “guerre de la drogue” est un domaine où nous jugeons que Stratfor.com est particulièrement bien informé.
Nous faisons quelques citations préliminaires donnant quelques points essentiels d’une thèse qui nous dit que le Mexique est moins un “Etat failli” (failed state) comme Friedman l’observait en 2008, qu’un pays qui s’arrange de ce monstrueux “Etat dans l’Etat” qu’est la question de la drogue; qu’il en tire même avantage, d’un certaine façon; qu’une nouvelle situation de facto s’installe, avec le Nord du pays laissé à la quasi-“gouvernance” des cartels de la drogue… Et sa conclusion implicite, comme l’est la nôtre sans aucun doute, est que cette situation est désormais un problème bien plus pour les USA que pour le Mexique.
• Le constat général de Friedman est que l’activité des cartels de la drogue et la guerre qu’ils se livrent sont concentrées dans la partie Nord du pays (frontière avec les USA). Cela est normal puisque le trafic va vers les USA. Le constat complémentaire de Friedman est que le gouvernement mexicain a abandonné tout espoir de l’emporter contre les cartels et qu’il laisse de facto le contrôle de cette zone aux cartels. Cela est d’autant plus plausible que, considérée d’un point de vue cyniquement économique, cette activité illicite constitue un énorme apport d’argent à l’économie mexicaine alors que sa concentration dans le Nord ne menace pas le régime…
«…Accordingly, the war raging there doesn’t represent a direct threat to the survival of the Mexican regime.
»Indeed, what the wars are being fought over in some ways benefits Mexico. The amount of money pouring into Mexico annually is stunning. It is estimated to be about $35 billion to $40 billion each year. The massive profit margins involved make these sums even more significant. Assume that the manufacturing sector produces revenues of $40 billion a year through exports. Assuming a generous 10 percent profit margin, actual profits would be $4 billion a year. In the case of narcotics, however, profit margins are conservatively estimated to stand at around 80 percent. The net from $40 billion would be $32 billion; to produce equivalent income in manufacturing, exports would have to total $320 billion.»
• De toutes les façons, les forces légales mexicaines ne peuvent lutter contre les cartels, essentiellement parce qu’elles n’en ont guère la motivation. Pour deux raisons: elles profitent elles-mêmes des cartels (corruption, arrangements, etc.), d’une part; elles constatent que les dégâts causés par les cartels le sont aux USA et non au Mexique, ce qui rencontre un antagonisme mexicain historique contre les USA… En d’autres mots, la drogue est un problème pour les USA, pas pour le Mexique.
«The problem with the Mexican military or police is not lack of training or equipment. It is not a lack of leadership. These may be problems, but they are only problems if they interfere with implementing Mexican national policy. The problem is that these forces are personally unmotivated to take the risks needed to be effective because they benefit more from being ineffective. This isn’t incompetence but a rational national policy.
»Moreover, Mexico has deep historic grievances toward the United States dating back to the Mexican-American War. These have been exacerbated by U.S. immigration policy that the Mexicans see both as insulting and as a threat to their policy of exporting surplus labor north. There is thus no desire to solve the Americans’ problem.»
• Effectivement, dans cette affaire, ce sont les USA qui ont un problème stratégique, et pas le Mexique. Que peuvent faire les USA? Légaliser la vente de la drogue pour supprimer les revenus illégaux? Bien improbable, sinon impossible selon le sentiment actuel dans la public et le monde politicien US. Envisager toutes sortes d’interventions? Lutter eux-mêmes contre le trafic avec incursions limitées au Mexique ou intervention directe au Mexique pour tenter de briser les réseaux financiers et de corruption qui soutiennent les cartels, etc.? Bien incertain et dangereux:
«What is clear is that any U.S. intervention would turn Mexican drug traffickers into patriots fighting yet another Yankee incursion. Recall that Pershing never caught Pancho Villa, but he did help turn Villa into a national hero in Mexico.»
• Alors quoi? Laisser faire…
The United States does not know how to reduce demand for drugs. The United States is not prepared to legalize drugs. This means the choice lies between the status quo and a complex and uncertain (to say the least) intervention. We suspect the United States will attempt some limited variety of the latter, while in effect following the current strategy and living with the problem.»
L’exposition du problème est parfaite. Il s’agit d’un cas typique de déclin d’empire (le mot “empire” employé comme une image de convenance): le problème d’un “pays vassal” de l’empire, causé par l'empire, devenu un avantage pour ce pays et un problème pour l’empire. La théorie des “Etats faillis” (failed states), si chère aux experts de nos séminaires et aux spécialistes des situations post-Guerre froide devrait être revue à la lumière du cas mexicain, – lequel est, bien entendu, un cas d’école avec ses 3.200 kilomètres de frontière terrestre avec les USA. Il s’agit d’un formidable exemple de “blowback”, selon le terme de la CIA désignant les conséquences négatives inattendues d’actions offensives de l’empire pour renforcer ses intérêts dans les pays qu’il domine, influence et traite comme des vassaux.
La situation mexicaine a commencé sa phase actuelle, aboutissant à une partition de facto avec le Nord du pays passant sous le contrôle des cartels avec le traité ALENA (1994). Ce traité de libre-échange du continent nord-américain a ouvert les frontières et donné à la puissance économique US le moyen légal d’introduire ses pratiques au Mexique, avec une économie sans contrôle, une course au profit sans aucune règle, la corruption accélérée d’autant (dans un pays, le Mexique, à culture de corruption affirmée), les activités illégales transformées en des activités économiques structurées et puissantes, etc. D’autres caractéristiques annexes de l’empire, comme la vente libre des armes, ont encore renforcé l’installation et l’activité des cartels en leur donnant les moyens d’installer une véritable puissance armée capable de contrôler un territoire.
Les USA ont donc indirectement créé sur leur frontière Sud une sorte d’Etat illégal mais puissant dont la raison d’être est une agression permanente contre les USA par divers moyens contre lesquels la puissance militaire et la puissance d’influence de l’empire ne peuvent rien. Le phénomène qui s’est alors créé est paradoxalement de type national. Comme le laisse clairement et justement entendre Friedman, il y a désormais dans les cartels une “politique”, voire une sorte de “patriotisme” latent, qui font que leur action est aussi perçue comme une action mexicaine contre les USA, alimentée par près de deux siècles d’animosité anti-américaniste (commencée par la guerre des USA contre le Mexique en 1846-1848 qui vit l’annexion par les USA de vastes territoires mexicains, allant de la Californie au Nouveau-Mexique, cela précédé par l’annexion de facto du Texas appartenant au Mexique par des incursions, des implantations illégales, puis des manœuvres politiques soutenues par Washington passant par le sas vertueux d'une indépendance-bidon).
Face à cette situation dont s’arrange le gouvernement mexicain pour les raisons qu’on a vues, le principal problème de la drogue est désormais américaniste, et les USA n’y peuvent pas grand’chose. Proposer comme “solution stratégique” de “vivre avec le problème” est un énorme aveu d’impuissance. De la part d’un expert “musclé” comme Friedman, qui a toujours recommandé des solutions fermes, voire des solutions de force, et, de toutes les façons, un volontarisme politique affirmé, une telle conclusion est révélatrice.
La situation telle qu’elle se présente sous la plume experte de Friedman est complexe. Il faut s’extraire de ses caractères contingents et des jugements moraux (sur le banditisme, sur la drogue) qui vont avec, dont on sait l’élasticité et l’origine labyrinthique des situations qui les suscitent; il faut en arriver à observer l’étrange structuration qu’elle installe. Les cartels sont évidemment des bandes illégales, dans tout les sens qu’on peut donner à ce terme. Elles n’hésitent devant aucun moyen, de préférence les plus violents. Cette situation a créé par force, dans la région du Nord du Mexique une “zone de non-droit”, ce qui est un des caractères essentiels de ce qu’on désigne comme un “Etat failli”.
“Non-droit”? Pas si vite. Qu’est-ce que c’est que le droit sinon une matière en constante évolution selon les situations, une matière qu’il faut savoir apprécier dans sa mouvance par rapport à l’évolution de l’environnement? Ce que suggère Friedman, avec des arguments sérieux, c’est que le gouvernement central, dont la légitimité est elle-même extrêmement contestable (élection contestée de Calderon en 2006, ce président notoirement à la solde de puissances d’argent dont certaines avec de fortes connexions américanistes, partisan de l’ensemble nord-américaniste dominé par Washington, etc.), finit par admettre la domination des cartels sur la zone Nord et qu’il y trouve même des avantages. On sait d’autre part, notamment par diverses observations et témoignages, qu’il y a souvent, aux yeux de la population, plus de proximité avec les cartels organisés qu’avec les forces armées nationales dont la conduite est souvent extrêmement brutale. Cet ensemble de facteurs, ajoutés à l’impuissance opérationnelle à réduire la puissance des cartels, finit par transformer la situation jusqu’au point où l’on pourrait considérer que le gouvernement central abdique le contrôle de la zone et le laisse aux cartels.
Ce n’est pas nécessairement le chaos qui en résulte. Les cartels sont suffisamment puissants et organisés pour avoir les moyens et l’intérêt d’établir un ordre qui soit le leur dans la zone, même si cette évolution passe par des phases d’extrême violence. Dans ce cas, la “zone de non-droit” se transforme en une zone d’un droit nouveau, droit exercé par les cartels. Et la situation qu’installent les cartels n’est pas celle de l’oppression aveugle, de la tuerie, du désordre, mais d’une certaine organisation sociale et économique qui, de parallèle, devient majoritaire.
Mais le facteur essentiel, nous dirions le facteur unificateur, c’est l’hostilité mexicaine naturelle pour les USA. Elle touche tous les segments de la population, y compris, éventuellement, certaines couches des classes dirigeantes qui sont soumises en temps normal aux USA mais ne les aiment pas plus pour autant. A cet égard, le caractère national joue un rôle fondamental, avec sa potentialité légitimiste. Ce caractère unificateur joue dans ce cas en faveur des cartels à 100% puisque l’action déstabilisatrice fondamentale des cartels, qui est la vente de la drogue, ce poison social, est dirigée vers les USA. Du coup, on réalise que le trafic de drogue peut être également interprété comme une “arme secrète” mexicaine contre les USA et, au-delà, une arme mexicaine pour le rêve de la Reconquista (ce nom générique donné à l’idée de la récupération des territoires annexés par les USA aux XIXème siècle). On comprend alors combien, même au-delà de la question du droit (“non-droit” ou pas), l’action des cartels dans la situation telle que la décrit Friedman tendrait à acquérir une certaine légitimité aux yeux de la population et, bientôt, aux yeux de structures sociales et politiques diverses au Mexique.
Nous sommes dans une situation absolument caractéristique de G4G (guerre de quatrième génération), où un groupe illégal et de banditisme, certes à racine nationale mais à action transnationale, qu’on dirait “sans foi ni loi”, finit pas acquérir une légitimité dans la mesure où son action de banditisme tend à rencontrer une revendication politique fondamentale et fondatrice de légitimité. Nous sommes dans l’enchaînement des déstructurations, où l’on parvient à des situations de structuration (ou de restructuration) par des voies paradoxales, notamment selon l’image de la lutte contre l’incendie par le contre-feu. C’est la doctrine du libre échange et du marché libre qui a créé l’ALENA, achevant une entreprise de déstructuration du Mexique selon la doctrine de l’américanisme. Cette situation de déstructuration a permis aux cartels, dans les conditions économiques ainsi créées, de se développer au point où on les voit aujourd’hui. Les cartels, ayant atteint la puissance qu’ils ont, tendent à créer de nouvelles structures, tandis que leur action de gangstérisme rencontre une ligne politique qui est objectivement structurante du point de vue du Mexique puisqu’elle lutte contre l’influence américaniste et nourrit une éventuelle entreprise de Reconquista. Ainsi se crée une nouvelle légitimité, par le biais du moyen de la G4G, qui ne s’embarrasse d’aucune morale, laquelle est d’ailleurs totalement discréditée par l’usage qu’en font les puissances américanistes et occidentalistes dans leurs diverses entreprises bellicistes et néo-impérialistes.
On pourrait d’ailleurs aller jusqu’à observer que la Reconquista par l’action des cartels est d’ores et déjà entreprise par la pénétration de ces cartels aux USA, couplée à l’immigration clandestine, à l’hispanisation des zones frontières US et ainsi de suite. Le jour où tel ou tel chef de cartels prendra le nom de Pancho Villa ou d’Emiliano Zapata n’est plus si loin, tant l’attirance de l’argument politique et l’antagonisme mexicain avec les USA sont grandes.
Conclure, comme fait Friedman, que les USA n’ont qu’une solution, qui est de “vivre avec le problème”, nous semblent effectivement, non seulement une conclusion de fatalisme, non seulement un aveu d’impuissance, mais bien une sorte de prémonition d’une défaite. Entre “vivre avec le problème” et “mourir à cause du problème”, il n’y a qu’un pas. L’époque nous montre que bien des pas inattendus sont franchis avec une rapidité confondante.