La G4G est dans les prés (afghan et autres…)

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La G4G est dans le pré (afghan et autres…)

7 janvier 2010 — Nous revenons avec empressement sur la nouvelle que nous donnions fort succinctement hier 6 janvier 2010 concernant le rapport du général Flynn, adjoint pour le renseignement du général McChrystal en Afghanistan. On sait que ce rapport, réalisé à la suite d’une enquête de plusieurs mois conduite en Afghanistan depuis juin 2009 (date d’arrivée de Flynn en Afghanistan, dans les bagages de McChrystal), conduit à des conclusions catastrophiques.

• D’une part, la situation du renseignement en Afghanistan est perçue comme absolument catastrophique, cela huit ans après l’invasion du pays par les forces US – et, plus encore, se permettra-t-on d’ajouter, trente ans après le début (en juillet 1979) de l’engagement actif de la CIA en Afghanistan, avec plusieurs années passées du côté des moudjahiddines anti-soviétiques, d’où sortirent notamment les talibans et diverses autres forces plus ou moins organisées. On observera à ce propos que, dès cette époque, et malgré l’orientation de l’engagement US, des maladresses de la part de la CIA étaient constatées, tenant de l’absence complète de bon sens et d’observation du réel au profit de l’évaluation des matières de “force” (ou dite “brute force”) – d’ailleurs dépendantes comme on va le voir ci-après du classement dans le domaine confidentiel. C’est ainsi que la CIA privilégia le soutien à des groupes extrémistes islamistes aux dépens de groupes plus modérés, mais tout aussi anti-soviétiques, selon l’argument de la “brute force”. Les enseignements qui furent tirés, favorables à ces techniques et tactiques, étaient fondés sur la même fausse analyse que celle de l’effondrement de l’URSS et du communisme (l’URSS s’est effondrée à cause des pressions des USA pour la “course aux armements”). Les officiels du système (américaniste) n’ont toujours pas compris que, dans les deux cas, c’est l’URSS qui s’est perdue toute seule, comme une grande, et qu’elle s’effondra avec l’aide dynamique de Gorbatchev, et que ce ne furent pas ses adversaires essentiellement (les moudjahiddines en Afghanistan et le CMI contre l’URSS) qui obtinrent un tel résultat. (Pour l’Afghanistan, on sait que le retrait fut décidé par Gorbatchev en 1986, selon des conditions évitant l’aspect d’une défaite, moins à cause de la situation sur le terrain – même si celle-ci était mauvaise – qu’à cause de la situation pressante en URSS même, notamment en fonction des mouvements de glasnost et de perestroïka que le même Gorbatchev avait lancés. La même chose peut être dite à propos du désengagement d’Europe de l’Est.)

• Le deuxième enseignement est déjà contenu in fine dans le précédent. Il s’agit du constat que les informations “ouvertes” sont plus utiles que les informations “confidentielles” pour mener la bataille en Afghanistan. Cette idée est explicitée par le site Danger Room, nous-mêmes reprenant une partie de l’extrait que nous citions dans notre première information sur la chose:

«…Part of the problem is cultural: The intelligence community tend to focus on information from classified sources: signals intercepts, information from informants, significant activity reports. But it overlooks the vast store of mostly unclassified data — polling data, patrol debriefs, minutes from local shuras, economic statistics — that helps counterinsurgents connect the dots. “This vast and underappreciated body of information, almost all of which is unclassified, admittedly offers few clues about where to find insurgents, but it does provide elements of even greater strategic importance – a map for leveraging popular support and marginalizing the insurgency itself,” the report states.

»Put succinctly, the coalition has plenty of information about the enemy, but is clueless about the terrain it occupies and the communities it engages. “In a recent project ordered by the White House, analysts could barely scrape together enough information to formulate rudimentary assessments of pivotal Afghan districts,” the report states. “It is little wonder, then, that many decision-makers rely more upon newspapers than military intelligence to obtain ‘ground truth.’”

»Flynn’s solution? For starters, have spies start acting more like journalists….»

C’est ce dernier point qui nous importe particulièrement. Nous allons le traiter selon une double approche synthétisée, les deux se complétant: le point de vue de la G4G (“Guerre de la 4ème Génération”) et le point de vue de la subjectivation de l’information.

@PAYANT Les trouvailles du général Flynn, qui relèvent d’un bon sens et d’un sens commun qui paraissent totalement étrangers aux services de renseignement et à toutes la bureaucratie occidentaliste aujourd’hui, concernent ce qu’on nomme en général la “Guerre de 4ème Génération”. La notion G4G mélange, on le sait, les aspects militaires et les aspects civils, avec les facteurs déterminants de la légitimité et de la souveraineté (“nationale” ou pas, cela importe peu même si l’on parle essentiellement de “souveraineté nationale”); et, d’une façon générale, le facteur essentiel de l’identité. En traitant les aspects strictement militaires (qui “bénéficient” du statut classified), les questions de souveraineté, de légitimité et d’identité disparaissent complètement au profit des questions techniques de “force” et, plus encore, dans notre époque de technologisme, de “brute force”. L’accent est mis sur les seuls combattants alors que les experts, commentateurs et “philosophes” du système ne cessent de nous parler depuis des années de “gagner les cœurs et les esprits” des populations. C’est dire l’impasse où l’on se trouve, accentuée par les méthodes de combat, soi-disant précises mais en réalité brutales et surtout complètement déshumanisées, accentuant le caractère illégitime et déstructurant de ces actions.

On se demande d’ailleurs comment, avec de telles méthodes, l’entraînement qui va avec, les conceptions qui gouvernent tout cela, absolument inspirées du technologisme et des notions inspirées par ce nous nommons l’’“idéal de puissance”, les troupes alliées, principalement les troupes US, sous-éduquées du point de vue culturel et psychologique, habituées au suprématisme technologique, etc. – comment, en un mot, elles arriveront à trouver le “ton juste” pour suivre les conseils du général Flynn. C’est une chose de trouver certaines des erreurs qu’on fait alors qu’on se trouve engagés dans un conflit G4G classique; c’en est une autre de les corriger, alors que, depuis huit ans, les troupes alliées se trouvent dans une position d’illégitimité complète, en constante violation de la souveraineté afghane et en constant déni de l’identité afghane qui constituent des handicaps insurmontables dans une guerre G4G, alors qu'on ne voit pas comment elles pourraient être dans une autre position. De ce point de vue, nous serions plutôt tentés d’intituler le rapport Flynn : “Pourquoi nous (américanistes, occidentalistes) ne pouvons pas gagner”. Il s’agirait du constat que si, effectivement, la G4G se mesure dans son efficacité avec la contestation de la “brute force”, au moyen de la légitimité, de la souveraineté et de l’identité, celui qui a ces caractères, malgré sa faiblesse de moyens, est vainqueur d’avance. Il oppose une forte structuration à une poussée déstructurante qui n’a pas le socle de la moindre légitimité.

Dans ce cadre, la question de l’information (sources confidentielles ou sources non-confidentielles) se modifie substantiellement. La question n’est plus de disposer d’informations, confidentielle ou pas, mais de choisir des informations; et cela doit être fait dans un cadre de communication où il faut introduire l'élément fondamental de la transformation de l’information par sa complète subjectivation. On ne doit pas oublier que, dans cette période d’intenses changements depuis 9/11, ce sont au départ les autorités elles-mêmes qui ont proclamé la subjectivation de l’information, faisant de cette décision un acte majeur aux conséquences innombrables. (Nous constations cette affirmation officielle dans un texte du 10 janvier 2002 que nous avions en ligne le 13 mars 2003.)

De la G4G à l’information subjectivée

Ainsi, le problème posé par l’étude de Flynn, considéré en fonction de cette appréciation de la guerre en Afghanistan comme un conflit type G4G, considéré d’autre part en fonction de la subjectivation de l’information, signale implicitement, sans le dire ni sans doute le réaliser, le bouleversement de la fonction même du renseignement. Les conditions générales impliquent que le “renseignement” ne peut plus se limiter à l’information brute, mais qu’il est nécessaire d’évaluer l’information en fonction de références clairement identifiées – les références de structuration et de déstructuration. Ces références sont, à notre sens, les enjeux essentiels de la crise générale en cours. Pour s’adapter à cette situation, il faut évidemment prendre conscience que la bataille en cours est entre forces structurantes et forces déstructurantes. Cela paraît évidemment une tâche impossible pour le renseignement américaniste, qui, d’une part, ignore ces références, qui, d’autre part, s’il les découvrait par une sorte d’audace intellectuelle bien improbable, ne s’en verrait pas moins comme une force structurante (dispensatrice de démocratie, des droits de l’homme, etc.) alors que l’américanisme est une force déstructurante.

En quelque sorte, le renseignement, pour rester cette activité fondamentale qu’il prétend être, dans le cadre des guerres G4G qui lui sont imposées comme celle de l’Afghanistan, devrait acquérir une dimension et des conceptions complètement différentes de celles qu’il a actuellement. Le renseignement est placé devant une tâche impossible parce qu’il affronte l’ennemi qu’on lui a désigné – le terrorisme, si l’on en croit les doctrines officielles occidentalistes – sur un terrain où il ne peut effectuer un travail efficace. Le renseignement dans une guerre G4G n’est plus du renseignement même opérationnel au sens classique, alors qu’il pourrait le rester s’il menait la bataille contre le terrorisme dans le cadre policier classique (identification, pénétration des réseaux, etc.); on observe d’ailleurs que, même lorsqu’il évolue dans ce cadre et qu’il retrouve ses fonctions classiques, il reste extrêmement inefficace à cause des imbroglios et des concurrences bureaucratiques qui interdisent à l ‘information (dans ce cas, il s’agit bien de cela) de circuler d’une façon efficace.

A cause des conditions de la guerre G4G et dans ce cadre, et à cause de la subjectivation de l’information, les termes mêmes du fonctionnement du renseignement ne sont plus les mêmes. Certes, le renseignement semblerait avoir une référence idéologique (la lutte contre l’islamisme), mais l’on sait que cette référence est doublement faussée. Elle est faussée d’abord dans la méthode car il s’agit de “la lutte contre la terreur” (le terrorisme), c’est-à-dire une lutte contre une méthode et non contre une idéologie, et, bien entendu une méthode que d’autres idéologies que l’islamisme utilisent. Elle est faussée ensuite et surtout par la G4G, qui transforme les adversaires ou modifie ces adversaires – les talibans ne peuvent-ils être assimilés à des patriotes dont le rôle est alors perçu comme structurant? Les adversaires en Afghanistan ne s’étendent-ils pas bien au-delà des talibans et n’acquièrent-ils pas une dimension structurante de résistance au nom de la légitimité et de l'identité? Dans ce cadre général, la subjectivation de l’information pervertit complètement son usage et son utilité pour le renseignement dans la mesure où le renseignement ne peut plus situer les lignes idéologiques amies et ennemies. Si l’on ajoute les interférences comme la corruption, la drogue, etc., le désordre devient complet.

Toutes ces remarques, si elles devaient être développées dans leurs logiques, nous conduiraient dans des domaines bien au-delà et bien en-dehors de l’Afghanistan. Nous avons déjà dit que certains événements complètement hors du cadre classique des conflits méritaient de faire partie du cadre de la G4G si l’on accepte les référence de structuration et de déstructuration (par exemple, une analyse sur une «G4G révolutionnaire», la situation politique de certains pays occidentalistes, le 5 août 2006); et que, dans ce même cadre d’analyse, la G4G pouvait être définie très différemment qu’elle ne l’est, avec des références qui peuvent paraître à première vue surprenantes, par exemple comme un phénomène de type gaulliste («La G4G est-elle gaulliste?», le 23 janvier 2009).

Dans cet imbroglio de la G4G élargie à des fonctions et des significations différentes, il y a à nouveau le facteur de désordre supplémentaire de la subjectivation de l’information. Ce facteur implique que l’information a un sens si, au lieu de se référer à des notions aujourd’hui aussi vagues et totalement perverties que “réalité” et “vérité”, l’on se réfère à des notions comme “structuration” et “déstructuration”. Dans ce cas, le renseignement, lui, n’a plus aucun sens – dans le sens, si l’on ose dire, où il ne sait plus quel sens donner aux informations, de sources ouvertes ou pas qu’importe, qu’il collecte, puisque les notions de “structuration” et de “déstructuration” lui sont inconnues telles que nous les employons et telles qu’elles s’imposent, à notre avis, pour définir la situation actuelle.

Le renseignement aura beau faire toutes les études et enquêtes qu’il veut, il se trouve confronté à une situation “révolutionnaire” de type absolument inédit, dont les termes révolutionnaires n’ont aucun lien avec les situations qu’il connaît, pratique, recense, surveille, etc., y compris les situations “révolutionnaires” classiques. Littéralement, il ne mesure pas et ne peut pas mesurer l’enjeu de la situation qu’il est censé éclairer, de la même façon que le pouvoir politique l’ignore lui-même, de même que l’on ignore en général à la fois les conditions réelles et les buts des guerres qui sont menées. L’idée qu’il faut passer aux “sources ouvertes” («Flynn’s solution? For starters, have spies start acting more like journalists….») contient une partie de réalité, qui est évidemment lié au fait que l’essentiel des informations se trouvent en sources ouvertes et qu’on y trouve de loin les plus intéressantes, les plus enrichissantes, les plus “ouvertes” si l’on peut dire en se référant à au sens d’“enrichies” – mais alors, avec le problème capital du choix de l’information importante/intéressante qui importe, à faire au milieu d’un déluge d’informations. Ce n’est donc que déplacer le problème que de transformer les espions en journalistes; les journalistes eux-mêmes, face à la subjectivation de l’information, face à la formulation et la définition complètement différente des enjeux, face à la masse d'information qu'il faut sélectionner selon des critères nouveaux ignorés de nombre d'entre eux, rencontrent les mêmes difficultés que “les espions” à distinguer les informations importantes des informations accessoires.

Aujourd’hui, le rôle de l’intuition, celui de l’expérience à la lumière d’un esprit dégagé des conformismes idéologiques dépassées, celui de la distinction de la réalité des enjeux et de la façon dont ils se manifestent, jouent un rôle essentiel dans le choix des informations importantes. Le rôle de l’information (et du renseignement) n’est plus un simple rôle d’observation, de collecte, d’interprétation technique, etc., mais un rôle actif d’analyse à la fois expérimenté et intuitive, avant même de choisir l’information, une démarche à la fois politique et historique pré-existante à la démarche de la recherche et de la collecte de l’information. Dans de telles conditions qui sont totalement absentes parce qu'elles leur sont totalement étrangères, occidentalistes et américanistes n’ont aucun espoir, ni de comprendre, ni, encore moins, de gagner la “guerre” de l’Afghanistan.

Il est utile d’ajouter, comme une sorte de post-scriptum, que toutes ces réflexions et observations valent évidemment pour notre propre activité (notamment, ici à de defensa.org), puisque nous sommes notamment du domaine du journalisme. Elles valent aussi pour nos lecteurs, leur façon de nous lire, de comprendre nos démarches sélectives de l’information, etc.