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336730 juillet 2006 — On a déjà fait grand cas de la crise israélo-libanaise, ou Israël-Hezbollah, comme une démonstration convaincante de la puissance du nouveau courant de “guerre de la quatrième génération” (‘4thGW’ en anglo-américain, dont nous proposons l’abréviation française équivalente de G4G). La crise mérite cet honneur. En fait, elle mérite bien plus parce qu’elle permet d’élargir de façon très instructive le concept de “guerre de la quatrième génération”. Et il s’agit bien plus que d’une appréciation opérationnelle.
D’abord, on observe que le concept de G4G appliqué à cette crise se diversifie dans tous les sens. Ainsi voit-on les auteurs les plus qualifiés pour en parler observer que la G4G fait des emprunts notables à la “guerre de troisième génération”. C’est le cas de William S. Lind et de “Fabius Maximus” (dont on sait qu’on peut soupçonner qu’ils sont un seul et même auteur agissant sous des noms différents).
Lind relève (le 29 juillet, sur Antiwar.com) que l’action opérationnelle du Hezbollah, notamment dans la bataille de Maroum Al’Ras, relève d’une véritable guerre plus que d’une guérilla.
« “Guerrillas” may not be exactly the right term here. As best I can determine from the wilds of Cleveland, Ohio, Hezbollah thus far seems to be waging a conventional light infantry fight for Maroun al-Ras. The line between guerrilla and light infantry tactics is thin, but Hezbollah seems to be putting up a determined fight for a piece of terrain, which guerrillas usually don't do, because they can't. The fact that Hezbollah can points to how far this 4GW entity has evolved. ».
Fabius Maximus arrive aux mêmes constats, dans le texte qu’il met en ligne le 28 juillet, sur Defense & National Interest :
« Israel appears to be losing. Of course the campaign is not over, although the rising civilian causalities in Lebanon suggest that the US might be forced to broker a cease-fire in the next few weeks. There remains time for — as Stratfor believes — a surprise move by Israel to quickly win.
» Still, Israel appears to be losing. Worse, losing not to a 4GW insurgency, but to static defenses more typical of to 2nd generation warfare — which the IDF, skilled at 3rd generation war, should be able to easily defeat. »
La G4G s’avère être un concept assez souple et assez large pour emprunter, quand l’occasion s’en présente, des tactiques normalement jugées dépassées. Plus important, on constate que la question de tactique apparaît bel et bien secondaire, et la question opérationnelle un élément parmi d’autres, et certes pas le plus important. Lind suggère comme initiative type-G4G que les Libanais organisent un équivalent de la “marche verte” du souverain marocain Hassan II, — qui avait abouti à la restitution du Sahara espagnol aux Morocains. (« But what if instead the government called for a million marchers, mostly women and children, to head toward the Lebanese-Israeli frontier, waving palm branches and singing songs? That's how Morocco took the Spanish Sahara, and it would present Israel with a sticky wicket indeed. »)
La “guerre de la quatrième génération” est un concept fascinant par sa plasticité. Plus qu’un concept stratégique ou doctrinal, il s’agit d’un concept général qui s’applique à une époque. On pourrait avancer que c’est le concept même de définition de l’époque postmoderne parce qu’il s’appuie sur ce constat fondamental que la force apparente n’est en aucune manière le moteur du pouvoir, de l’influence, de la conquête, etc. Il met complètement en cause, on dirait presque point par point, la définition de notre époque telle que les USA ont voulu l’imposer à ciel ouvert depuis le 11 septembre 2001.
L’un des aspects les plus riches et les plus féconds de G4G est le constat d’affrontements entre des organisations transnationales, sans représentation étatique, et des Etats. C’est le cas du conflit en cours entre Israël et le Hezbollah. Cette sorte de conflit conduit, par la dissymétrie structurelle des acteurs, à mettre à jour des questions fondamentales qui renvoient aux propres interrogations par rapport à eux-mêmes de chacun de ces acteurs. Dans le cas Israël-Hezbollah, et par le biais de la différence de départ des légitimités respectives, il s’agit des questions portant sur l’identité et sur la légitimité des deux acteurs. C’est dans ce domaine que la situation est aujourd’hui la plus troublante par rapport à la situation lors de l’engagement initial.
• Tsahal se trouve dans une situation très difficile. Quels que soient les aléas opérationnels et du fait qu’aucun pour l’instant ne puisse approcher une situation de décision défavorable (défaite) pour Tsahal, il est entendu que notre remarque ne concerne pas ce domaine. Elle concerne par contre la légitimité de Tsahal, c’est-à-dire ce qui lui permet de manifester sa toute puissance au sein de la société israélienne, d’exercer son influence sur le monde politique, voire son contrôle sur ce monde. Comme nous l’avons déjà noté, il y a, en cours, un processus de “dé-légitimation” de Tsahal en Israël, qu’on trouve notamment illustré par les très nombreuses critiques lancées contre elle (notamment par les commentateurs et chroniqueurs des affaires militaires, très influents dans la presse israélienne). Quelle que soit sa position face au Hezbollah, Tsahal est sur la défensive, voire en pleine retraite sur le front intérieur, celui qui compte pour elle, — qui est le front de sa légitimité sur la scène nationale.
• Le Hezbollah connaît évidemment le processus inverse. Sa résistance, ses contre-attaques dans une situation évidemment inique (attaques délibérées contre les infrastructures et la population civile libanaises), légitiment non seulement son combat, mais son statut lui-même. Ce processus s’accomplit tant au Liban même que dans un domaine international plus large. Les foules arabes, voire certains gouvernements participent à ce phénomène ; même sur le plan international non-arabe, le Hezbollah gagne en crédit.
Des deux constats, le premier, concernant Tsahal, est celui qui compte. Nous reprenons, en l’élargissant, une remarque faite précédemment (notre F&C du 27 juillet).
« Tsahal conservant sans doute assez de puissance pour empêcher une réelle défaite militaire, les conséquences les plus graves à attendre parmi celles que nous avons évoquées se situent dans le domaine intérieur. Ainsi se trouve rencontrée la définition de la “4th GW”, dont les effets mettent en cause les structures et les identités des États qui s’y trouvent impliqués (contre des organisations non-étatiques). Dans le cas israélien, la logique est d’autant plus respectée à notre sens qu’Israël est, depuis 1980-85, en cours d’américanisation et de perte de son identité et de sa souveraineté nationales. La “4th GW” est évidemment particulièrement dangereuse pour les États affaiblis, elle profite de cette faiblesse en l’accentuant. Une forte armée n’empêche pas l’affaiblissement d’un État et l’affaiblissement de l’État entraîne ensuite la décadence de la puissance de l’armée. C’est le cas d’Israël. Israël est bien plus sa principale menace contre lui-même que les menaces des mouvements arabes divers. »
Si l’on reprend l’extrait ci-dessus, on constate effectivement le rôle destructeur de l’américanisation de Tsahal. Son américanisation signifie une restructuration opérationnelle, technologique et psychologique qui tend à rompre les liens transcendantaux avec le concept national au profit d’une conception mécaniste, des intérêts de castes, des perceptions utilitaristes et bureaucratiques. Il en résulte que Tsahal est plus proche des intérêts et des conceptions du Pentagone que de ceux d’Israël en tant que nation, telle qu’Israël prétendit être originellement. La guerre menée par Tsahal est à mesure de ces conceptions et semblable aux guerres américanistes : hyper-moderne et technologique, massive, indiscriminée et faite au nom d’idéologies maximalistes comme on les connaît aujourd’hui. Les résultats sont connus et déclinent à la fois l’erreur et l’échec, l’impopularité et l’incompréhension derrière la morgue et l’arrogance des bureaucraties en place.
Tout cela n’a qu’une importance moyenne sur le terrain (on veut dire : par rapport au risque d’une défaite) puisque le schéma obligé de ces attaques est toujours d’attaquer un adversaire beaucoup plus faible en poids et en capacités, et à distance la plus grande possible grâce à l’arme aérienne, donc en toute impunité par rapport au centre. (La chose est un peu moins sensible avec Israël, dont les dimensions géographiques et la position géopolitique sont très différentes de celles des USA.) Ce type de guerre est psychologiquement marqué, de la part des agresseurs, par une couardise déguisée en une prudence qui est affirmée comme une vertu bureaucratique, par le mépris général des pertes adverses au profit d’une protection schizophrénique de leurs propres forces et ainsi de suite. Ces conditions générales se dispersent très vite dans le chaos initial causé par les premières frappes, dans des enlisements devenant meurtriers et improductifs pour l’agresseur. C’est alors que les effets de la G4G se font pleinement sentir sur le terrain. (Dans le conflit Israël-Hezbollah, on assiste de la part de Tsahal à une action systématique combinant le “nettoyage ethnique” et la “terre brûlée”, qui constitue en termes de réputation et de statut une déroute complète sous la forme d’un effondrement de l’image de l’armée israélienne dont les références deviennent alors les pires exemples totalitaires.)
L’effet principal de ces différents aspects est intérieur, national. L’isolement des forces armées par rapport à la société, la perception de ces forces comme un centre d’intérêt particulier, la perception de l’abandon des vertus héroïques pour les vertus bureaucratiques, le discours technocratique et arrogant des chefs militaires dans les contacts publics érodent rapidement le lien psychologique et affectif entre l’armée et la nation. Le phénomène est extrêmement fort en Israël parce qu’initialement Tsahal prétendait être une “armée du peuple” et qu’elle avait effectivement des liens très forts dans ce sens avec la population. Cette réalité devenue fiction se dissipe très rapidement aujourd’hui, laissant Tsahal totalement incapable de défendre sa position de puissance tutélaire légitime d’Israël. C’est la “dé-légitimation” dont nous parlons.
On comprend que ce processus (légitimation et “dé-légitimation”) est un processus d’époque, — le processus caractéristique d’une époque. Il est initié, favorisé mais également accéléré une fois qu’il est initié, par la “guerre de quatrième génération” dans la mesure où cette guerre accentue l’écho des travers détaillés plus haut. Les adversaires au départ non légitimés des forces nationales transformées en citadelles bureaucratiques acquièrent les vertus héroïques que les premières abandonnent, — ces vertus qui, quoi qu’on en veuillent, constituent le fondement de toute légitimité (le peuple ou la nation reconnaissant ses “héros” et les désignant comme ses protecteurs légitimes).
De ce point de vue, la G4G constitue une machine à défaire et à faire les légitimités dans le cadre postmoderne. Elle se réfère aux grandes questions sur l’identité, la souveraineté nationale, etc. La référence aux techniques opérationnelles, notamment à la guérilla, est à notre sens fortuite et n’a été faite jusqu’ici que parce que ce seul cas a été identifié. On peut imaginer des cas où des affrontements entre forces régulières porteraient la marque de la G4G et entraîneraient effectivement de grandes modifications au niveau des légitimités en présence ; on peut imaginer que certains affrontements culturels, non armés et non militaires, se réfèrent pourtant à la G4G par la forme de l’affrontement.
Tout cela conduit à envisager l’hypothèse que la G4G, bien que désignée comme un type de guerre nouveau, pourrait s’avérer finalement être une guerre elle-même, historiquement identifiée comme telle. Ce serait alors la guerre de la révolte contre l’imposture bureaucratique, le monstre engendré par la mécanisation du monde et qui a trouvé son accomplissement originel dans le Pentagone, — mot désignant le bâtiment sur le Potomac aussi bien que le système. La G4G comme formule générale de la révolte contre le Pentagone-Mordor.
(Dans son House of War, James Carroll a des pages significatives décrivant le Pentagone comme un “être en soi”, un centre monstrueux et autonome de puissance. « The flow of power was all in one direction, and that power multiplied. A kind of critical mass took hold, as this bureaucratic machine fed itself in the concentrated chamber of the Pentagon. The Building, in terms of energy generated in the national economy, the academy, the press, and the political culture, became its own nuclear reactor. […] With Congress in its thrall and presidents at its mercy, the Pentagon defined politics. » Rencontrant Carroll pour son livre, l’ancien secrétaire à la défense William Cohen décrit le Pentagone comme un Moby Dick incontrôlable dont il tenta vainement d’être un Achab d’occasion…)
La G4G range dans le même cas les nations à Etats faibles et à bureaucraties totalitaires et hyper-développées, dont les structures économiques libérales et non-contrôlées permettent toutes les interventions des puissances non-étatiques. Il s’agit de faux-Etats, comme les USA et Israël. La G4G ne se manifeste pas tant contre des Etats que contre des Etats-Imposteurs, des Etats constituant le faux-nez de la puissance bureaucratique et totalitaire. Cela ne rend pas nécessairement leurs adversaires vertueux, mais là n’est vraiment pas le problème essentiel.
Il va sans dire (mais tout de même mieux en le disant) que, dans ce contexte, toutes les sornettes pompeuses sur la “guerre contre la terreur” et “guerre contre le terrorisme” rendent un effet qui balance entre pathétique et dérisoire. Le virtualisme est à bout de souffle. (Ah oui, on oubliait : le “new Middle East”. Le seul signe convaincant que le virtualisme respire encore est qu’il existe des journalistes pour penser qu’il est de quelque intérêt de spéculer sur cette chose.)
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