La grâce de l’Histoire : Deuxième Livre (IV)

La grâce de l'histoire

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La grâce de l’Histoire : Deuxième Livre (IV)

28 novembre 2013 – Nous avons tenu nos lecteurs épisodiquement informés des avatars divers caractérisant l’évolution de la structure de La Grâce de l’Histoire. On sait désormais que le volume unique de l’origine s’est scindé en trois tomes (voir notre “La Grâce... Carnet de bord-1”, du 17 juillet 2013). Depuis, l’évolution s’est poursuivie, et les trois tomes ont été baptisés, respectivement Troisième cercle, Deuxième Cercle, Premier Cercle, dans l’ordre inverse des tomes I, II et III. Nous nous expliquons de cela dans “La Grâce... Carnet de bord-3” du 27 novembre 2013.

Aujourd’hui, nous présentons la Troisième Partie de ce qui est désormais le deuxième tome de La Grâce de l’Histoire. (Voir ce même 28 novembre 2013.) Il s’agit du “siècle du persiflage”, ou le XVIIIème siècle dominé par ce mot de “persiflage” (le titre de cette Partie : Les Lumières à l’aune du persiflage). Il s’agit de mettre en évidence ce que nous jugeons être le phénomène principal, selon notre démarche analytique et notre méthodologie, qui permit à l’événement que nous nommons “déchaînement de la Matière” de se produire dans toute sa puissance.

Un retournement de la perception

Dans cette partie du récit, nous essayons d’abord de présenter ce que nous percevons, sous forme d’hypothèse fondamentale, comme un phénomène essentiel, à la fois psychologique (directement) et intellectuel (indirectement, par les conséquences du précédent). Il s’agit d’un événement de la perception qui s’est déclenché à partir de la Renaissance et a assuré une perception de la modernité qui s’installait dans la civilisation, dans toute sa vertu présentée d’une façon reconstruite, comme une évidente prémonition, presque comme une sorte de “décret de nature” qui serait à peu près énoncé comme ceci : “Voici le vertu politique et la vertu morale, et maintenant voici la modernité qui en est l’expression historique et opérationnelle”, – comme si, par avance, la modernité ne pouvait être que vertueuse, politiquement et moralement.

Il s’agit d’une sorte de renversement de la perception imposé par la course des événements et par leur torsion de sens, l’avenir telle qu’elle est inéluctablement promise à être devenant la source du passé qui serait reconstitué à partir de lui et qui le fut effectivement. L’origine de ce phénomène hypothétique reste à déterminer, et nous y reviendrons évidemment selon une forme d’analyse différente. Il reste que, pour notre propos, le phénomène constitue un facteur fondamental de l’évolution de la pensée, avec une psychologie à mesure et rapidement conquise pour y aider décisivement, avec une tendance aux délices de la rupture et à l’ivresse de considérer ce qui était soudain perçu comme le triomphe de la connaissance et du destin humains, enfin avec une tournure de l’esprit lui correspondant qui s’est formée dans ce sens.

Selon l’approche hypothétique du récit, ce fantastique tournant dans la perception consiste donc à substituer l’avenir selon la modernité au passé lié à la Tradition comme référence exclusive de la conception du développement de la civilisation, avec la manipulation qui va avec d’“arranger” l’histoire, récrite selon la nouvelle perception, c’est-à-dire recomposée selon l’impératif de l’avenir de la modernité. Désormais, le passé devait gagner sa justification d’avoir été dans la démonstration de sa maestria à préparer l’avenir de la modernité, à la justifier, à la glorifier avant même qu’elle ne soit. Ce n’était plus “du passé faisons table rase” mais “du passé faisons table dressée à la gloire de la modernité” ; le passé ainsi recomposé en acquérait la vertu de prémonition, voire de divination, dont la grandeur et l’irréfragabilité de la modernité seraient la preuve intangible.

Bien entendu, l’acte principal de ce retournement de la perception se constituait dans une suppression massive du passé tel qu’il avait été accepté jusqu’ici, par le fait même de la transmission des enseignements de la Tradition qu’on fixait aux origines. Cette appréciation hypothétique que l’on juge liée directement à la dynamique conceptuelle de la Renaissance représente une imagerie fabriquée, une narrative d’une sorte d’Acte d’Emancipation de la pensée humaine, cette émancipation étant par conséquent liée à la modernité elle-même tributaire de ce renversement de la conception. Ainsi oriente-t-on les psychologies, au nom de leur ouverture à la modernité déjà exigeante avant même d’exister, vers une position de vulnérabilité extrême par rapport aux pressions conceptuelles qui se manifesteront effectivement à mesure de l’avancement vers puis dans la modernité.

Ci-dessous, voici un extrait du texte mis en ligne, de la partie qui tente d’exposer ce phénomène.

 

 

Extrait-I de La Grâce de l'Histoire (II/3)

« Quel retournement, disions-nous plus haut ! Par “retournement”, plus que jamais après les précédentes Parties où l’on évoque notamment le cas d’Agrippa et celui de Louis Bayle, nous entendons que la conception générale des périodes que nous avons tentées de décrire se tord, se débat, se subvertit, se déchire presque, – et enfin, se retourne complètement, – ou s’invertit, si vous préférez… Jusqu’alors cette conception des choses du passé et de leur histoire était organisée selon les perceptions des psychologies accordées à la mémoire collective et aux sensibilités de l’esprit de ces temps, en référence sans hésitation à l’illumination de leur propre passé jusqu’aux temps les plus anciens de la Tradition. Le retournement que nous constatons rend la conception désormais invertie insaisissable dans son évolution et inéluctable dans son verdict, elle qui prétend désormais transformer le temps historique, qui prétend le transmuter ; il rend la transmutation ainsi suggérée incompréhensible et donc inacceptable pour les observateurs qui ont l’esprit court, impuissants à saisir le sens de l’inversion puisqu’ignorants du modèle initial ou le méprisant, incapables d’embrasser la tromperie ainsi réalisée et finalement ridiculisant même l’idée qu’il ait pu y avoir tromperie pour pouvoir s’en sortir eux-mêmes intellectuellement et moralement sains et saufs par rapport à ce que je nommerais trivialement “les consignes du Système” … Le voile tombe sur ce théâtre et le retournement s’achève, dans sa réalisation autant que dans l’incompréhension qui accompagne sa production.. Il finit par acquérir la force d’une rupture totale, imposée à notre perception (à notre psychologie), sans que l’esprit s’en avise par conséquent, bientôt ordonnée selon la narrative si bien rangée de l’historiographie-Système qui commence à prendre ses quartiers d’habillage de la transformation du monde accordée à la vision générale de ce qui deviendra la modernité. L’histoire du monde se transforme en une production étrange, en ceci que la pensée-Système décidera désormais de ce que sera l’avenir du monde, organisant le récit du passé en fonction de cette décision. Nous reconnaissons alors aisément que, dans ce laps de temps, s’amorcent des changements conceptuels fondamentaux, qui concernent objectivement l’Histoire, devenue alors histoire débarrassée des structures fondamentales (histoire-Système, si l’on veut). Nous passons de la structure objective de la perception de l’Histoire qui rend compte de l’essence sacrée du passé à l’instructure subjectivée, qui se passe de perception, de l’histoire-Système recréant un passé à l’image de l’avenir qu’elle organise. Parlant de cette classe nouvelle des élites qui deviendra un corps organisé et policé, et policier d’ailleurs, que nous désignerons plus tard comme l’élite-Système, nous dirions que “leur vérité” du passé dépend désormais de ce que l’histoire-Système entend faire de notre avenir.

» La matière concrète de ces remarques concerne principalement le retournement rupturiel de la référence fondamentale de l’humanité de ce temps-là d’autour de la Renaissance. Jusqu’alors, cette référence s’inscrivait comme une poutre-maîtresse dans la Tradition fixée dans le passé comme la source spirituelle de toutes choses, nécessairement comme une trace de la lumière des origines où l’infini de la perspective nimbait la cosmologie du monde ; désormais, cette référence est l’avenir, décrétée sublime par divination, lavée de tout soupçon de transcendance par la grâce interlope d’une sorte de divinité faussaire parfaitement maîtrisée, recomposée selon des normes dites “humanistes”, prétendant hausser l’univers à l’image de nos ambitions prétendues hautes, nous haussant nous-mêmes, du moins dans la prétention, selon les normes de notre hybris. La référence dite fondamentale change radicalement, du passé qui structure notre civilisation à l’avenir qui la transformera évidemment, si ce n’est en cours. Quelle tension soudaine et contradictoire dans cet amas de confusion présentant le plus bas pour le plus haut, remplaçant le passé par l’avenir, quelle force s’abattant et pesant sur nos psychologies, celles-ci confrontées à des torsions si considérables de notre perception !...» [...]

« ...Soudain, l’échappée vers les hauteurs de l’inconnu, au-delà des majestueuses Colonnes d’Hercule montant vers le Ciel (“hors du temps”, vers “le noyau transcendant”), cette envolée qui avait caractérisé et nourri l’inspiration et l’intuition des temps anciens, qui avait enfanté Homère et son Odyssée, qui avait nourri Platon, se transforment en un espace, considérable certes, mais désormais borné, dans lequel la rotondité de la Terre ne laisse aucune échappatoire. Les intuitions et les symboles infinis n’ont plus de perspective à mesure. Le savoir intuitif et symbolique autant que de la nature même perçue par l’esprit devient connaissance de plus en plus strictement contrôlée, et la connaissance est enfermée, abaissée dans la matière, dont la formulation adéquate va dépendre de la machine. Bientôt, tous les esprits pourront en faire leur profit et usage, précisément vers le bas et jusqu’au plus bas. Là aussi, l’échappée vers l’inconnu et les perspectives hautes à mesure sont écartées au profit d’espaces considérables, de mieux en mieux identifiés et donc de plus en plus bornés. Les “grandes découvertes” géographiques, qui n’auraient dû rester que cela, sont une façon de reconnaître les dimensions, bientôt clôturées, du pré carré de la modernité. Devant la tâche d’organisation du Nouveau Monde qui s’impose à lui, l’être humain va se faire sapiens commode et arrangeant, individu entrant dans la série de la productivité nommée individualisme, ne cherchant pas à trop identifier les caractères du Système qui l’oppresse, ou bien il va se faire sapiens autoritaire et habile, déjà prêt à servir le futur Système ; et la plupart jugeant fort avantageux et comme s’il s’agissait de la vertu du service de l’esprit et de son savoir, de s’inscrire dans des systèmes renvoyant au Système et de réduire leurs connaissances au service de l’allongement sans fin et de l’enfermement de ces connaissances dans des domaines de prédilection organisés en systèmes, où triomphent l’avantage et l’intérêt qui tirent vers le bas…

» Il s’agit alors, au-delà dans le raisonnement, et pour résumer et intégrer tout cela, de l’établissement d’une sorte d’“enfermement” de l’esprit baptisé élégamment “libération”, l’esprit qui serait effectivement “libéré” des élans vers les hauteurs par conséquent. Ce qu’on lui promet comme une libération est une sorte d’“enfermement” extrêmement hermétique, et la règle faussaire par inversion totale et totalitaire est ainsi définie. La vision sans contrainte du monde qui régnait jusqu’alors, où l’inconnu semblait laisser la place à la possibilité de l’hypothèse de l’infini dans la spéculation à propos de la spiritualité, dont la gloire et l’élévation lui étaient suggérées par l’intuition haute exerçant son illumination dans ces délicates nuances qui forment les promesses des accomplissements spirituels dans les perspectives les plus pures, cette vision est soudain rompue ; elle se trouve désormais invitée sans autre ménagement à la réduction ; elle est conduite à se glisser dans une dynamique structurée qui, bientôt, s’établira comme un système, et bientôt à l’image du Système, comme un corset pompeusement décoré de la pensée dirigée vers le bas, ce corset qui se nomme Progrès lui-même, producteur lui-même de sa propre vertu, perçu à l’égal d’un Dieu abaissé à mesure et, lorsqu’Il est assez bas, le remplaçant avantageusement. Tous ces éléments transmutent les immenses promesses que certains entretenaient encore à la lumière de la Renaissance, symbolisées désormais par des mots qui ont cette vocation d’enivrement de l’esprit, en une tromperie qui inverse le sens spirituel de l’Histoire et prépare la psychologie humaine aux traitements insidieux qui la conduiront à l’abaissement.

» Derrière le caractère de vastitude, de libération et de novation de cet ensemble de promesses, on trouve une construction d’enfermement d’une facture complètement nouvelle, à laquelle le sapiens, qui en a été l’architecte involontaire derrière les tromperies du domaine, s’empressera de donner ses lettres d’une noblesse étrangement caractérisée par une bassesse fort satisfaite d’elle-même, en digne productrice de l’inversion de la noblesse. Au lieu d’être “libéré”, au sens réel de la chose qui est de se tenir hors des contraintes qui s’exercent au profit de forces obscures, on découvre et on développe les “contraintes” de la “libération” qui sont celles de l’espace nouveau, de la circulation qui fait qu’on sillonne cet espace, de l’état d’esprit qui fait de cette aventure terrestre un programme nommé “modernité”. Avant la Renaissance, les perspectives du monde physique étaient inconnues ; avec la Renaissance, on reconnaît leur immensité, mais également et surtout leur finitude, caractérisée nécessairement par la forme de rotondité de la terre, devenue globe et devenue nécessairement fermée, emprisonnant d’une certaine façon tous les élans des temps passés. Avant la Renaissance, la connaissance était dispensée avec la précaution de l’élancer vers la plus grande hauteur possible, pour en faire un savoir initiatique ; avec la Renaissance, s’annonce le déluge de la quantité, déluge qui affecte la connaissance, qui va l’abaisser de plus en plus sous son propre poids, jusqu’à nourrir un savoir inversé, s’enracinant dans l’ombre lugubre des abysses de la pensée.

» Lorsque les éléments constitutifs de l’époque nouvelle sont considérés, on mesure le poids et la force de la pression terrible qui s’exerce désormais sur ce qui s’affirme et s’exhibe comme une civilisation nouvelle, par le biais des exigences de la “libération” qui prétend en être la matrice. Désormais, le monde brutalement “libéré” et ainsi entré dans des limites désormais connues, se trouve enfermé par ce qu’on ne peut identifier que comme “la matière” tant la force développée ne fait que plonger vers le bas, sous l’empire encore insidieux et point encore identifiable de la Matière, désormais majusculable à souhait, considérée dans toute sa puissance, et ce monde déjà coupé de l’inspiration et de l’intuition de la spiritualité la plus haute. »

La fatigue et le “persiflage”

Nous écrivons (dans l’extrait ci-dessus) que cette transmutation par inversion du sens de ce qui est ressenti de l’orientation de la marche du monde, ce renversement de la perception, cette contrainte exercée dans le savoir pour qu’il devienne connaissance conforme provoque ceci : «Quelle tension soudaine et contradictoire dans cet amas de confusion présentant le plus bas pour le plus haut, remplaçant le passé par l’avenir, quelle force s’abattant et pesant sur nos psychologies, celles-ci confrontées à des torsions si considérables de notre perception !...» C’est ce que nous définissions, dans le texte accompagnant l’extrait, comme cette orientation des psychologies, “au nom de leur ouverture à la modernité déjà exigeante avant même d’exister, vers une position de vulnérabilité extrême par rapport aux pressions conceptuelles qui se manifesteront effectivement à mesure de l’avancement vers puis dans la modernité”.

Nous concluons aussitôt par l’observation très concrète qu’il s’agit d’un poids insensé, c’est-à-dire de la production dans le chef des psychologies humaines qui s’y trouvent confrontées d’une fatigue à mesure, suscitant un affaiblissement également terrible de ces mêmes psychologies. Cet affaiblissement va rendre les psychologies extrêmement vulnérables à un état d’esprit subversif et nihiliste s’exprimant sous le couvert notamment de mondanités anarchiques dans une société qui développe l’art du salon et de la conversation, et forme son sentiment général dans ce cadre. Nous précisons avec insistance qu’il faut entendre, avec l’expression “état d’esprit” comme nous l’avons employée, une forme de la psychologie et une conformation de l’esprit qui s’ensuit, et nullement des idées et des conceptions. Il s’agit d’un “état d’esprit” qui s’affirme “subversif et nihiliste” sans véritable raison, sans véritable argument, sans aucune structure bien sûr, agissant comme une sorte de matière molle et collante qui emprisonne principalement les psychologies épuisées ; nous trouvons le symbole le plus fort et le plus convainquant de cette pseudo-dynamique, cette “dynamique” anémiante, dans le mot “persiflage”. (Nous avons déjà évoqué à diverses reprises ce mot selon cette conception de La Grâce [voir notamment le 14 juillet 2010].)

Le mot “persiflage” a une carrière étrange, notamment, d’après ce que l’on en a recensé, avec son apparition brutale et abrupte dans une lettre de Voltaire de 1734. La puissance de ce mot sera telle qu’elle poussera certains à identifier la France, entre cette date de 1734 et la Révolution, comme “la nation du persiflage” («Die persiflierende Nazion», écrit Richter dans sa Politique ou Introduction à l’esthétique, de 1804) ; sa spécificité française est telle qu’il ne sera jamais traduit par les autres langues européennes, mais simplement adopté tel quel, dans son orthographe française. On cite madame Bourguignat, auteure du Siècle du persiflage, qui caractérise ainsi l’importance du mot : «Le persiflage est “révolutionnaire et subversif” et il a, “bien involontairement, fait le lit de la Révolution – alors que la philosophie, pour sa part, la préparait activement…”». Cela conduit à cette précision du récit lui-même, proposant une réforme de cette appréciation :

« Il eût fallu écrire alors, paraphrasant madame Bourguinat, que c’est “bien naturellement, nécessairement et, par conséquent, tout aussi fatalement” que le persiflage “a fait le lit de la Révolution”. J’irais jusqu’à concevoir, en raison du rôle que j’attribue à la psychologie, au moteur de nos attitudes, par rapport au rôle de la manufacture de la pensée qui passe au second plan, que le persiflage, à lui seul, “fait le lit” et “prépare” la chose (ce sera 1789 et la suite). C’est comme s’il était à lui seul, le persiflage, le moyen et l’outil de cette “grande force en action”, extérieure au sapiens et résolument lancée dans l’entreprise de l’investissement de sa psychologie ; si ce n’est la conscience de sa propre action, et la volonté de la conduire à son terme...»

Le Siècle des Lumières n’est pas, selon l’approche du récit, le siècle des idées triomphantes mais celui des idées trahies, qui n’ont “triomphé” qu’après avoir été trahies et subverties, parce que nullement assumées dans toutes leurs conséquences ; il est donc, selon notre approche, le siècle de la psychologie défaite. Il s’agit d’une manufacture mystérieuse, qui s’est faite collectivement, avec l’aide d’esprits rares, dont il ne peut être question de mettre en question le brio et l’intelligence. Cette situation montre combien certaines des qualités de l’esprit tenues pour d’irrésistibles références de sa hauteur sont en vérité des choses vulnérables, qui peuvent être renversées brutalement et subrepticement, et donner le contraire de ce qu’on attend d’elles du point de vue de l’influence que les esprits les plus hauts doivent exercer sur l’avancement de la civilisation. On ne peut mieux dire, dans le subreptice, la malice et la parabole, que Voltaire lui-même, plus ricanant que jamais lorsqu’il écrit ceci, à propos de son propre style d’écrire qui est l’archétype référentiel du style moderne et qui contient par conséquent quelque fondement de la modernité elle-même, – lorsqu’il écrit cette phrase sibylline, pleine des ricanements encore une fois du grand homme, comme s’il savait, lui, précisément ce qu’il en est... (Il s’agit d’un court extrait d’une lettre datant du 30 juin 1737, cité dans Sainte-Beuve, Panorama de la Littérature française – Portraits & causeries, éditions J’ai Lu – La Pochotèque, p.931, dans l’article sur Jean-Jacques Rousseau) :

«Vous trouvez que je m’exprime assez clairement : je suis comme les petits ruisseaux, ils sont transparents parce qu’ils sont peu profonds.» Les grandes idées devenues courtes ne le sont évidemment pas “parce qu’elles sont peu profondes” mais parce que la psychologie épuisée interdit d’aller trop profond ; ainsi le style clair et limpide, celui de Voltaire, est-il celui du refus de profondeur d’un petit ruisseau peu profond, comme celui de la modernité, encore plus court et devenu celui d’un ruisseau asséché. On comprend qu’avec le style, avec le mot, avec l’image du “ruisseau peu profond”, Voltaire enfin ne nous dit pas le vrai tout en ne l’ignorant pas complément, par conséquent on comprend qu’il est trompeur même s’il ne le veut pas mais en le sachant un peu et en en ricanant déjà...

Le phénomène des antimodernes

Cette Partie se termine par l’examen, ou bien disons-nous plutôt un aperçu des conséquences sur la psychologie de l’événement-“persiflage” du XVIIIème siècle sur la psychologie qui suit, après le “déchaînement de la Matière”  ; et, surtout, avec le problème implicitement posé de savoir s’il existe une manière de répondre à ce déferlement, de se dresser contre cet abaissement, une manière de résister enfin, notamment grâce à cette intervention de la vertu de résilience considérée ici, comme nous l’avons déjà fait sur ce site, comme une réaction de l’esprit par l’intermédiaire de la psychologie soudain redressée, et non comme une riposte de la psychologie du point de vue matérialiste de la médecine. Certes, il s’agit de ce phénomène des antimodernes, auquel nous consacrons une grande place parce que les antimodernes, qui ont tous un visage et une œuvre en plus d’être une nécessité opérationnelle, constituent une riposte presque immédiate contre la modernité apparue à visage découvert. Maistre, le premier chronologiquement des “antimodernes”, et peut-être parmi les premiers et les plus hauts dans l’ordre de la valeur, est parfaitement contemporain de l’un des principaux événements du “déchaînement de la Matière” (la Révolution).

Nous développons cette notion de l’antimoderne, non seulement parce qu’elle existe, non seulement parce qu’elle constitue une puissante vérité des esprits les plus hauts, mais essentiellement parce qu’elle signale dans le cours de notre récit que nous ne menons pas une seconde une chronique de la défaite de l’esprit face à la matière, mais que nous faisons le récit d’une bataille arrivée à son point paroxystique, où l’avantage de la fortune ne peut être laissée aux forces de l’abaissement et du naufrage du monde... Il y a là, d’ores et déjà exprimée de même qu’elle doit constituer l’arrière-plans puissamment structuré du récit, une morale nécessaire au propos de La Grâce de l’Histoire, comme une règle de conduite imposée par l’évidence du propos et à laquelle l’auteur ne peut que se soumettre. (Nous employons très rarement le concept de “morale”, qui est tant manipulé, mais nous le faisons ici dans cette occurrence précise où il est d’emploi impératif pour caractériser une nécessité de notre destin.) Nous ne pouvons pas faire un récit de l’effondrement du monde, de la victoire des forces de dissolution et d’entropisation, parce qu’un tel récit n’aurait aucun sens ; on n’écrit pas à propos de l’indicible du point de vue de l’esprit, on ne décrit pas l’indescriptible du point de vue de l’intelligence ; on ne peut prendre cette peine nécessairement perverse, parce qu’elle est non seulement perdue mais absurde, comme lorsque les Danaïdes “remplissent” leur tonneau sans fond. Ce récit est celui du nécessaire triomphe d’une morale qui ne peut être que la description d’une issue tout aussi nécessaire, c’est-à-dire cette morale comme besoin vital du rejet de tout ce qui est déstructuration, dissolution et entropisation, ou chute vers la Matière ; s’il n’est pas cela, ce récit n’a pas lieu d’être ... Ainsi, la référence aux antimodernes comme dynamique de résistance à la modernité est-elle effectivement nécessaire à ce point du récit, pour fixer elle-même, pour “opérationnaliser” si l’on veut, pour manifester la participation humaine dans l’ensemble de la nécessité impérative et supérieure de cette morale dominant le propos.

Ci-dessous, nous donnons un dernier extrait, emprunté à la fin du récit dans cette troisième Partie du deuxième tome de La Grâce de l’Histoire. Cette conclusion concerne évidemment les antimodernes.

 

Extrait-II de La Grâce de l’Histoire (II/3)

« Ainsi, pouvons-nous mieux substantiver la définition de l’antimoderne en même temps que celle du “négationniste” qui est le moderne par conséquent ; cette définition se déduit de l’opposition entre ceux qui perçoivent la crise comme une unité (crise haute) et ceux qui refusent cette idée, entre ceux qui perçoivent par conséquent dans cette unité de la crise un “progrès” par le seul fait de hausser la crise et donc sa résolution par opposition à ceux qui ne peuvent concevoir cela puisqu’il refusent l’unité de la crise ; la définition se fixe décisivement, par conséquent, avec cette opposition entre ceux qui conçoivent l’Unité et ceux qui l’ignorent. Que ce travail d’identification de l’antimoderne dans la crise haute passe, pour le cœur de la définition qui concerne la question de l’Unité, par le rapport de similitude entre Maistre et Baudelaire rencontre parfaitement la logique du propos : dans le classement qui est fait des “antimodernes”, les deux hommes figurent en bonne place. De même, on observera que ce cas est également des plus intéressant pour mieux nous faire comprendre ce que, paradoxalement, cette “crise d’effondrement” a de haut, justifiant alors d’autant plus l’expression de “crise haute”.

» Il nous a paru important, pour équilibrer l’impression générale d’un emportement irrésistible qui toucherait toutes les psychologies, impuissantes et résignées, que pourrait donner notre étude du phénomène du persiflage du XVIIIème siècle et ce qui a précédé, de signaler qu’il existait et qu’il existe par conséquent des exceptions, des “modèles” de caractère, avec la psychologie qui va avec, échappant à cette emprise. On peut envisager l’idée qu’il existe des degrés de variabilité de vulnérabilité de la psychologie aux influences extérieures type-“persiflage” ; on peut même envisager, et cela vaut surtout pour notre époque du XXIème siècle, que “deux” psychologies à l’intérieur d’une puissent cohabiter, pour un seul esprit sous la forme d’une division fluctuante à l’intérieur de cette psychologie : une partie sous influence, l’autre résistant à cette influence et même la dénonçant, avec un rapport variable entre les deux. Il nous a encore paru important de montrer par conséquent à la fois l’absence de totalité mécanique et l’absence d’irréversibilité du phénomène que nous décrivons. (Cela signifie que le totalitarisme conditionnant l’hermétisme du Système actuel, issu du “déchaînement de la Matière”, est conditionné à l’abaissement et à l’asservissement constant des psychologies, – ce qui n’est pas une donnée absolue comme nous l’établissons désormais, puisque des psychologies mieux armées que d’autres échappent à ce sort fatal.)

» Cette possibilité de résistance est bien plus qu’une nécessité sur le fond, elle est une nécessité de notre propos, puisque nous ne saurions accepter l’idée de l’irrésistibilité de la puissance de la Matière et donc nous ne pouvons qu’accepter l’idée de sa défaite finale, par quelque moyen qu’il plairait à ce que nous désignerions, non sans une ironie bienveillante et plutôt adressée à ceux qui haussent les épaules devant ce concept, – la Providence. Dès lors, l’option de la résistance existe bel et bien ; non seulement elle ne peut être écartée mais elle doit être choisie impérativement, à partir de l’identification qu’on en fait, si on la fait. Les antimodernes s’inscrivent dans cette “option”, par conséquent ils sont des “résistants” et ils marquent, par un côté ou l’autre d’eux-mêmes, la même nécessité, autant de notre propos que du destin du monde. »