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2346On voit par ailleurs, ce 19 août 2010 dans notre rubrique Bloc Notes, un commentaire sur le film de promotion de Lockheed, en 1941. Ce film nous donne l'occasion de mettre l’accent sur les réalités des débuts du “complexe militaro-industriel”, – fondé sur le technologisme, d’où la dimension militaire était totalement absente.
Pour compléter ce commentaire, nous publions un extrait de la Cinquième Partie de La grâce de l’Histoire, “La transversale du technologisme”. (Cette partie n’a pas encore été mise en ligne.) On y retrouve la présentation des débuts du “complexe”, en 1935-1936.
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«On le comprend et l’a déjà laissé entendre, tout cela ne s’est pas développé, tel qu’on décrit cette “transversale du technologisme” qui pourrait aussi bien figurer comme “la parabole de l’armement”, sans le cimier de quelques perceptions grossières érigées en idées. Il faut que cette puissance déchaînée, dans la dynamique de laquelle l’esprit est tout juste le serviteur de la matière, s’habille aux yeux de cet esprit lui-même dont la suffisance est un des grands traits, de la parure de la thèse ; l’esprit ne peut se passer du besoin de se croire, surtout quand il est emporté dans un emprisonnement qu’il se force à considérer comme une libération par la puissance. S’il est de peu d’importance en soi, cet habillage joue un rôle important parce qu’il influe fortement sur le comportement des hommes, sur la perception des événements et l’interprétation qu’on en a.
»Ainsi devons-nous nous arrêter, avec une ambition d’interprétation à mesure, devant le phénomène nommé d’une façon générique “complexe militaro-industriel”. […] L’expression pourrait d’ailleurs paraître incomplète parce qu’elle ne prend pas en compte les ambitions quasiment métahistoriques que certains de ses inspirateurs nourrissaient au fond d’eux-mêmes, avec des aspects esthétiques et une force de communication dont on espérait un effet de transmutation décisif, tout cela rendant compte de la mesure où le CMI s’inscrit effectivement dans le courant général lui-même à prétention métahistorique de la “matière déchaînée” qu’on décrit dans ces pages. La paternité de l’expression “complexe militaro-industriel” revient à un général-président des Etats-Unis d’Amérique, Dwight D. Eisenhower, dans son discours d’adieu du 16 janvier 1961. Ces diverses circonstances ont largement pérennisé l’aspect profondément, centralement militaire de la chose, ce qui devrait convenir à notre “parabole de l’armement”, et qui ne lui convient pas pourtant, parce qu’il est question de la “transversale du technologisme”, que l’armement n’y occupe pas la place centrale, y compris devant la guillotine, à Verdun ou à propos de LeMay, mais qu’il est question du métal combiné au “Choix du feu” et à l’effet brisant et déstructurant qu’on en obtient, et que la chose militaire n’est que seconde dans l’interprétation métahistorique.
»Nous en trouvons la démonstration avec le CMI, où le ‘M’ n’est venu s’installer que secondairement dans la chronologie, ce qui ajoute l’inappropriation de l’expression à son origine, en plus de son aspect incomplet signalé plus haut. Il s’agit bien de l’aspect constitutif dans l’historique, l’ambition, l’essence même de cette structure, de ce système qu’on pourrait effectivement qualifier d’“anthropotechnologique”, où la dimension militaire ne figura nullement à l’origine, non plus que la production des armements ; c’est effectivement ce que nous nommons le technologisme qui triomphe… La véritable naissance du Complexe, en Californie du Sud dans les années 1935 et 1936, combine des forces dont aucune n’est la chose militaire : la puissance technologique appliquée dans l’industrie aéronautique naissante des USA fortement regroupée dans cette région, le savoir scientifique du plus haut niveau appuyé sur l’organisation universitaire américaniste, la force politique et idéologique trouvant son aliment naturel dans le secteur privé de la finance, de la banque voire de la simple fortune personnelle – et, en arrière-plan, mais d’une grande puissance psychologique, l’idée d’une sorte de mystique qui est l’étrange confluence d’un ésotérisme influencé par ce que certains nomment l’“hollywoodisme” et du suprématisme racial. Il s’agit alors, encore dans les remous de la Grande Dépression où l’on dénonce les agissements de la “racaille socialiste” rassemblée autour de lui par Roosevelt, de créer un pôle de puissance utilisant le génie scientifique et l’habileté financière, rassemblés dans la dynamique sans égale qu’est le développement technologique. Il y a effectivement, sous-jacente, une dimension s’exprimant par l’espoir fiévreux que cette dynamique est grosse d’une transmutation, effectivement de caractère métahistorique comme nous l’avons signalé plus haut, qui serait capable d’imposer une transformation décisive extrayant l’Amérique des scories de la Grande Dépression pour l’installer au plus haut dans l’humanité, dans une sorte d’envolée supra humaine. La Californie du Sud et Los Angeles ont été choisis par ce rassemblement de personnalités de renom, parce que les émigrants, les non-WASP, y sont encore peu nombreux, parce qu’il y règne également une atmosphère étrange de mysticisme et d’ésotérisme, où les avancées scientifiques sont considérées selon leurs rapports évidents avec la religion et avec la “race nordique”. Le sociologue, urbaniste et historien de Los Angeles Mike Davies caractérise de la sorte l’orientation de ce mouvement, dont l’une des chevilles ouvrières est le physicien Robert Millikan, venu de la direction de l’université de Chicago pour prendre celle du fameux Institut Technologique de Californie (CalTech) :
»“In his rôle as Cal Tech’s chief booster, Millikan increasingly became an idéologue for a specific vision of science in Southern California. Speaking typicaly to luncheon meetings at the élite California Club in Downtown Los Angeles, or to banquets for the Associates at the Huntington mansion, Millikan adumbrated two fundamental points. First, Southern California was a unique scientific frontier where industry and academic research were joining hands to solve such fundamental challenges as the long-distance transmission of power and the génération of energy from sunlight. Secondly ad even more importantly, California is ‘today, as was England two hundred years ago, the most western outpost of Nordic civilization’, with the ‘exceptional opportunity of having’ a population which is twice as Anglo-Saxon as that existing in New York, Chicago or any of the real cities of this country.”
»Ainsi Davies définit l’interprétation que donne Millikan de la science et du business, comme les voies et moyens “recréant la supériorité aryenne” (“…reproducing Aryan supremacy”) dans le Sud de la Californie. Là est le cœur fervent et bouillonnant du Complexe, avec son foyer scientifique de CalTech s’exprimant dans la puissance technologique de l’aéronautique plongée dans sa dynamique d’affirmation de sa puissance industrielle – et ce cœur qui bat est anglo-saxon, c’est-à-dire aryen selon ces théoriciens et idéologues audacieux… (Certes, quelques Juifs s’étaient glissés dans cette vaste entreprise, à CalTech, comme Albert Einstein par exemple, mais passons outre ces détails.) Il faut bien prêter attention à ce fait déjà signalé qu’alors, en 1936, 1937 ou 1938, la dimension militaire n’a aucune place essentielle. L’industrie aéronautique fabrique des produits militaires, mais essentiellement pour l’exportation (la Chine, l’Angleterre et la France) ; l’essence même de la chose dans cette activité est son technologisme. La dimension militaire ne vient qu’après, à partir de 1940-1941, quand la production de guerre est lancée, et elle ne quittera plus le Complexe parce qu’elle est un formidable moyen d’expression et de transmutation de la puissance du technologisme. Mais cette dimension ne forme pas le cœur brûlant et grondant de la mystique qui est née autour de Los Angeles ; cette mystique est la science induisant la puissance née du “Choix du feu”, le technologisme, l’idéologie clairement connotée non de racisme mais de suprématisme. Millikan se proclamait “scientifique chrétien” et proclamait qu’il n’y avait nulle contradiction entre la science réelle et la religion réelle. Il va sans dire qu’il a son idée de la science et son idée de la religion…»