La grâce de l'Histoire : métaphysique des Trois Mousquetaires

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En forme d’avant-propos…

Pourquoi Alexandre Dumas ? Parce qu’on en parla beaucoup au début de cette année et qu’il me parut agaçant, sans doute, de lire en général que sa première vertu était celle d’être mulâtre, comme celle d’Obama est d’être un Africain-Américain, – tout cela, motif d’exultation de nos élites de notre parisien “parti des salonards”. Il méritait mieux que cela, Dumas, par exemple qu’on tentât de parler de son œuvre en des termes nouveaux. (Quoi qu’il en soit, s’il faut un argument plus formel, après tout, il suffit de rappeler qu’on doit célébrer dimanche prochain, 5 décembre 2010, le 140ème anniversaire de sa mort, le 5 décembre 1870…)

Pourquoi parler des Trois Mousquetaires ? D’abord et évidemment, parce qu’il s’agit d’une des œuvres maîtresse de Dumas, singulièrement lorsqu’elle est considérée dans le cycle dont ce titre n’indique en réalité que la première partie (Les Trois Mousquetaires, puis Vingt ans après, puis Le vicomte de Bragelonne – ou Dix ans plus tard, autre titre envisagé par Dumas pour cette troisième partie, que je trouve pour ma part comme beaucoup plus approprié, et qu’il m’arrive d’employer à la place du Vicomte de Bragelonne). Ensuite, parce qu’un détail fortuit attira mon attention sur l’extraordinaire universalité de la notoriété de cette œuvre. Il s’agit du film Slumdog Millionnaire, ou Le pouilleux millionnaire au Québec, où l’on traduit encore les titres anglais en français ; film anglais de Danny Boyle, adapté du roman de l’écrivain indien Vikas Swarup, Les Fabuleuses Aventures d'un Indien malchanceux qui devint milliardaire. Le film, réalisé en 2008, reçut de nombreux Oscars en 2009.

Ce qui m’apparut extraordinaire à la réflexion, c’est que l’action qui se situe à Mumbaï, en Inde, nous montre, au début, en une rapide séquence, des enfants des taudis ayant pour seule lecture une bande dessinée sur Les Trois Mousquetaires ; et cette même action se terminant par la victoire du jeune héros, l’un de ces enfants des taudis lecteur des Trois Mousquetaires en BD, au jeu télévisé figurant dans le film comme le plus populaire en Inde, avec comme dernière épreuve (tout ou rien pour 20 millions de roupies) de répondre à un choix proposée par cette question : “Deux des Mousquetaires se nomment Athos et Porthos. Qui est le troisième ? Aramis ? Le cardinal de Richelieu ? D’Artagnan ? Planchet ?”. Ne nous attardons pas à la question, qui est un piège classique des Trois Mousquetaires, qui nous paraissent si souvent être quatre. (C’est Aramis, bien sûr, pour répondre à la question ; d’Artagnan, qui fait partie de la Compagnie des Gardes de monsieur des Essards, ne recevant qu’à l’extrême fin du livre l’ordre de charge de Richelieu créant capitaine des Mousquetaires du Roi un personnage dont le nom est laissé en blanc, mission donnée à d’Artagnan d’inscrire ce nom ; et d’Artagnan, après sa proposition faite à ses trois amis l’un après l’autre d’y mettre leur nom, voyant ceux-ci refuser, chacun, cette distinction qui eût été une montée en grade pour chacun d’eux, et entendant leur réponse comme une sorte de vote, et exprimée comme telle, pour que la distinction lui revienne à lui, d’Artagnan ; et d’Artagnan ainsi conduit à décider qu’il inscrira son propre nom, d’ailleurs selon les vœux à peine dissimulés de Richelieu, et devenant ainsi capitaine des Mousquetaires du Roi après la fin du livre.)

Ce qui m’apparaît extraordinaire, c’est qu’une fiction indienne accorde, dans une situation typiquement indienne (quoique modernisée…), et comme un fait allant de soi et sans nécessité de quelque ordre que ce soit pour l’intrigue, une telle notoriété nationale et populaire aux livres et aux héros de Dumas, jusqu’à en faire le sujet de l’ultime question d’un jeu télévisée à audience si massive… Pour un si grand pays, à la culture si spécifique, si profonde et si traditionnelle, a priori si éloignée de nos cultures occidentales, cela m’apparut comme un signe de la magie du livre (du cycle) et des personnages de Dumas, une magie universelle sans aucun doute. Cette dimension en suggérait d’autres, dépassant le seul fait de la littérature et de sa notoriété terrestre, pour atteindre à une symbolique universelle.

Comme je me trouvais déjà dans une relecture approfondie et complète du cycle dans son entier après une première lecture qui m’avait alerté à ce propos, l’ensemble m’est peu à peu apparu sous un autre visage, sous une autre forme, dans une autre dimension. C’est de cela dont il est question ci-dessous. L’analyse du cycle d’Alexandre Dumas que je présente conduit à considérer ce cycle comme une représentation symbolique du cycle de l’existence, de la décadence et de la chute de notre civilisation, tandis que la réalisation du cycle lui-même par l’écrivain doit être interprétée comme un “acte de résistance” à ce destin funeste de notre civilisation. Pour tout cela, bien entendu, j’estime que l’on peut parler d’une “métaphysique des Trois Mousquetaires”, en accordant à cette œuvre une actualité extraordinaire au regard de la situation de crise terminale de notre civilisation que nous vivons. C’est là un point d’une capitale importance… La réflexion ci-dessous doit être lue, non pas comme un essai littéraire et historique daté dans le temps, mais comme un travail liant fermement et décisivement la littérature, la métahistoire et notre crise terminale présente et si pressante, comme un exemple qui vaut pour aujourd’hui de ce que peut être un acte de résistance face à cette crise épouvantable. (Ce point est certes beaucoup mieux éclairé par le contexte de ce texte, qui est en réalité un extrait de la dernière partie de La grâce de l’Histoire…)

En effet, dernier détail, mais essentiel, bien entendu, comme on le comprend avec la remarque entre parenthèses qui précède: ce passage est extrait de la dernière partie de La grâce de l’Histoire, intitulée “Contre-civilisation” et résistance. (Voir les diverses publications concernant La grâce dans la rubrique ad hoc où figure l’extrait présent.) Accessoirement mais non sans importance, sa publication doit aussi rassurer les lecteurs du livre en cours de rédaction sur sa continuité, sans que je songe une seconde à dissimuler la gêne où je me trouve du retard considérable par rapport à ce qui était initialement annoncé… Que le lecteur, et particulièrement celui qui a souscrit pour la lecture et l’édition complète de l’ouvrage, se rassure, – s’il le peut et s’il a assez d’indulgence pour cela ; ce retard-là est pour la bonne cause, celle de la réflexion et du travail supplémentaires. Dans tous les cas, ceci, à l’occasion de cette publication : l’arrivée sur le site de la cinquième partie de La grâce de l’Histoire (la partie intitulée «La transversale de la technologie») est une question de jours, – je le jure solennellement, selon les modalités de la grâce qui m’est accordée de poursuivre mon travail…

Voici donc l’extrait en question, sorti de la partie “Contre-civilisation” et résistance, chapitre 24, Cinquième Partie en plus de l’Introduction (et dernière partie avant la conclusion) de La grâce de l’Histoire. Bien entendu, cette version du passage n’est pas définitive, – rien n’est jamais définitif tant que le travail complet n’est pas achevé, – et l’on pourrait trouver dans le texte final des modifications… Dans tous les cas, prenez ce texte pour ce qu’il est, et aussi comme une incitation à ne pas perdre espoir, et à continuer à souscrire pour La grâce de l’Histoire, pour soutenir l’auteur…

PhG


La grâce de l'Histoire : métaphysique des Trois Mousquetaires

Ce domaine de résistance à la dictature de l’empire du système du “déchaînement de la matière” est d’une si extrême importance qu’on y trouve des modèles extrêmement élaborés, des signes bien plus qu’occasionnels de la structure de cette résistance, voire de son inspiration par des références supérieures. L’un de ces signes est la reproduction symbolique, – on peut même parler de répétition symbolique, – rendant compte d’ailleurs d’événements souterrains réels, du processus de dégradation de la civilisation, de sa subversion et de son investissement par l’empire du système du “déchaînement de la matière”, des conséquences de la chose et des interférences d’“actes de résistance” sur le destin de cette aventure – ce que je désignerais pour notre facilité ici comme le “processus de subversion, de chute et de résistance” dans notre civilisation, sous les coups du système du “déchaînement de la matière”. (Dans ce schéma, il est essentiel de noter que les “actes de résistance” ne sont pas du tout une volonté de restauration mais une volonté d’accélérer le processus de la chute en sachant que cette chute est nécessaire pour entraîner dans sa catastrophe le courant de subversion originel et le réduire ; et, dans ce cas, ces mêmes “actes de résistance” avec comme dessein d’ouvrir des voies vers la nouvelle situation d’après la rupture radicale et l’effondrement.)

A ce point il me faut préciser une conception, dont j’userai plus loin de son application pour détailler un de ces actes de résistance, inspirés, supérieurs, et indicatifs pour notre avenir. J’avance en effet l’observation qu’il existe dans notre histoire et dans l’Histoire perçue comme métahistoire en général, pour qui sait les distinguer, une reproduction cyclique de ce “processus de subversion, de chute et de résistance”, d’une part comme s’il se produisait sous des formes différentes autour de l’événement central qu’on a décrit (avant, pendant et après les “trois révolutions” du tournant XVIIIème-XIXème siècles), pour accompagner cet événement central ; d’autre part, comme si cette reproduction cyclique voulait figurer comme une sorte de symbole, un avertissement, une tentative d’éclairement des esprits de la vérité de l’événement, pour nous en prévenir avant qu’il ait lieu, pour nous éclairer là-dessus une fois qu’il est en cours ou approche de son terme. Ainsi y aurait-il également, si l’on veut, reproduction, à d’autres époques depuis la Renaissance, à d’autres paliers, du “processus de subversion, de chute et de résistance” pris comme une sorte de nécessité maistrienne, c’est-à-dire une reproduction pour d’autres événements et d’autres domaines du processus de la Révolution française décrit par Joseph de Maistre (nécessité de cet événement catastrophique, jusqu’à son terme, pour conduire aux conditions nouvelles qui sont attendues) ; et, plus largement, nécessité du processus des trois révolutions, dont la française, à cette même époque de la charnière entre XVIIIème et XIXème siècles. De cette façon, on pourrait penser que la période actuelle, du début du XXIème siècle, avec la crise centrale que nous vivons, est également une reproduction de la période de type maistrienne qu’il importe de vivre jusqu’à son terme, jusqu’à l’accomplissement de la catastrophe, sans espoir de contre-attaque à l’intérieur du processus ni de réforme, en écartant même contre-attaque à l’intérieur du processus ou réforme qui ne ferait que prolonger, voire sauver un système qui doit être détruit. Dans ce cas, la “résistance” est d’abord l’éclairage intuitif de la catastrophe, sa démonstration dans ses dimensions les plus profondes du mal qu’elle manifeste, et l’indication de l’orientation qu’il importe de favoriser une fois la catastrophe réalisée. L’un de ces épisodes cycliques doit se révéler terminal et, bien que cette impression existe pour chacun d’eux dans la reproduction cyclique, la dimension de celui que nous vivons, son universalité absolue, sa puissance autant que les puissances qu’il implique, semblent indiquer que celui-là est le “bon”…

Pour mesurer l’importance de ce mouvement de “résistance” si particulier, il m’apparaît important de détailler ce que je considère comme un cas important de “résistance” dans le cadre de la littérature, par l’inclusion, la justification et la description d’un événement du cycle, du “processus de subversion, de chute et de résistance”, décrit dans une grande œuvre de la littérature du XIXème siècle, selon l’interprétation que je vais proposer au lecteur… C’est qu’en vérité, et avec la réserve de ma faible érudition en général, qui me ferait rater bien d’autres exemples, – en vérité, je n’en trouve pas un de plus sensationnel, de plus significatif, que cette œuvre qui pourrait prétendre être parmi les plus célèbres de la littérature française. Il s’agit du cycle des Trois Mousquetaires (Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après, Le Vicomte de Bragelonne ou Dix ans plus tard), dont j’ai une perception qui, naturellement, s’attache au propos général de cette thèse que je développe. Le cycle présente l’avantage, qui est aussi un indice prémonitoire, de ne pas être lié à une intrigue terrestre fondamentale pour le justifier et le structurer, d’une façon qui l’emprisonnerait à des événements terrestres même dans le sens le plus haut qu’il pourrait avoir, et d’ainsi le contraindre décisivement tout de même (au contraire, par exemple, du cas de Monte Cristo, pour Edmond Dantès et sa vengeance terrestre à mener à bien) ; quant au mythe de l’amitié des quatre amis, à la définition du genre de “cape et d’épée”, tout cela est bien léger et parfois contradictoire pour justifier et soutenir les cinq mille pages du cycle. Cela nous justifie de voir ailleurs, et il y a à voir ; et cela nous laisse le champ libre pour nous élever en vérité, pour emprunter la voie de la métaphysique.

Je voudrais en rendre compte ici pour illustrer l’idée que, contrairement à la philosophie rationaliste et moderniste qui prétend donner le ton à la séquence historique, l’expliquer péremptoirement et la conduire avec autorité en l’enfermant dans ses bornes, la création littéraire est susceptible de rendre compte des grandes vérités dissimulées dans les catacombes de cette époque impitoyable ; je n’hésiterais pas à mettre ce constat sur le compte d’une plus grande ouverture de l’esprit artiste aux grands flux des intuitions supra rationnelles, de l’intuition haute. Je me garde bien, en observant cela à propos du cycle des Trois Mousquetaires, de faire un cas d’espèce avec un nom (Alexandre Dumas), mais bien en m’attachant à une œuvre immensément célèbre pour une cause qui n’est pas nécessairement justifiée, et ignorée par contre pour la cause où elle devrait être immensément célèbre, tout cela à propos de la littérature, là où l’esprit artiste est le plus proche de l’esprit des idées. (“Pour la cause”, ajouterais-je, que peut-être même l'auteur lui-même n'a pas recherchée spécifiquement, mais je parle d'une oeuvre, quelque chose qui ne lui appartient plus, à l'auteur, et qui est désormais offerte à notre perception.) Ainsi m’importe-t-il, selon une perspective sans aucun doute sublime, de voir dans ce cycle, bien plus que le genre “de cape et d’épée”, une parabole sur les questions que j’ai soulevées. Il n’est de meilleure introduction à cette interprétation que d’en revenir au “persiflage”, ou bien encore aux “petits-maîtres” qui en sont la catégorie mondaine annonciatrice, – ces petits-maîtres apparus avec les mazarinades du temps de la Fronde, qui est aussi le cadre puissant de Vingt ans après (durant les années de la Fronde, qui se déroule dans les dernières années de la décennie 1640, vingt ans après Les Trois Mousquetaires, dont le récit se termine en 1629,).

Il y a dans ce cycle ces trois âges de la tragédie de la modernité (perversion, chute et résistance), rassemblés en une temps historique où il y eut effectivement une rupture entre l’âge d’avant et l’âge de la modernité, avec les jugements et les perceptions qui vont avec. (Je précise, en me répétant s’il le faut pour écarter toute ambiguïté, ma conviction qu’il ne faut pas s’en tenir à la chronologie historique générale précise ; cette idée des “trois âges”, – avant la rupture, la rupture elle-même, après la rupture, – est une formule qui se retrouve et se répète à différentes époques, dans différents domaines, de la Renaissance aux “trois révolutions”, et après, pour marquer la progression vers la modernité dans tous les domaines, qui ne se fait pas de manière ordonnée et coordonnée, qui se fait pour chaque chose à sa façon et chaque chose en son temps mais qui suit, – sans aucun doute, – un schéma universel puissant déterminant ce rythme et ce fractionnement. Tout cela renvoie, à l’identique, comme par un effet de miroir adapté, à la chronologie générale du phénomène dans le plein champ métahistorique tel que nous le détaillons tout au long de ce récit, de la Renaissance au début du XXIème siècle. Je prend alors le cas des Trois Mousquetaires, pour marquer le rôle prescient de la littérature, et parce que, dans ce cas également, le processus de passage à la modernité est bien détaillé dans les aspects du comportement et des mœurs, de l’évolution des caractères, – c’est-à-dire une description littéraire de la dévastation à laquelle le phénomène nous soumet.)

Certains explorateurs de ce cycle d’ampleur considérable (près de 5.000 pages), se gardant du concept de la littérature pure, et d’ailleurs souvent trompeuse en faisant croire à son apparente neutralisation et à son détachement de forme, ont apprécié Les Trois Mousquetaires et le reste du point de vue plus original du cycle de la vie, allant de la jeunesse et de l’éclat superbe de l’amitié et de l’aventure (Les Trois Mousquetaires), aux arrangements et compromis de la vie arrivée à maturité, mais toujours avec son support de l’amitié et de l’aventure (Vingt ans après), à la vieillesse et à la mort, avec son cortège de fatalité et de mélancolie désespérée, bien que la gloire terrestre se fût montrée fort généreuse pour les héros du cycle (Le Vicomte de Bragelonne, qui mériterait plutôt son autre titre de Dix ans plus tard, – pour bien montrer combien le facteur du temps, et pour notre cas du temps métahistorique, pèse sur tout cela). L’approche est plus originale et se détache nettement de celle, flamboyante, du genre “de cape et d’épée”, séduisante certes, mais bien trop contrainte et bornée pour rendre compte de l’ampleur de la chose.

Je suis incliné à suivre ce schéma, mais en le détachant volontairement des destins individuels des héros, fussent-ils sublimes ; c’est d’ailleurs parce qu’ils sont sublimes que je me sens d’autant plus conduit à m’en détacher ; puisque, sublimes effectivement, ils deviennent symboles qui dépassent leurs propres personnages et s’inscrivent en vérité dans l’Histoire selon l’entendement symbolique qu’il m’importerait de leur donner, passant de l’individualité à la collectivité. Le “cycle de la vie” qui va de la jeunesse au crépuscule de la vie des quatre amis, devient le symbole du “cycle de la rupture de la civilisation”, ramassant et condensant en un demi-siècle (1626 à 1676) les siècles qui séparent la fin de la Renaissance de la rupture accomplie des trois révolutions (1825) et, au-delà, jusqu’à notre crise présente. On voit alors que la littérature, bien plus que les sciences diverses qui prétendent nous restituer notre passé et son passé (celui de la littérature), est capable, par sa dimension esthétique et son travail intuitif, de nous en restituer la plus profonde vérité. Elle se place alors tout proche de l’“historien prophétique”, d’une branche de l’histoire résolument proscrite par la science historique qui domine aujourd’hui.

Le premier livre du cycle, Les Trois Mousquetaires, pourrait être le roman de l’amitié et de l’aventure mais il ne le serait que parce qu’il s’agit d’une époque où la grandeur des caractères et la hauteur des mœurs permettent à ces vertus de donner toute leur fécondité. Il y a une telle place accordée à l’honneur et une telle désinvolture chaleureuse, et une telle fermeté désinvolte dans l’exercice de la vertu de l’honneur, il y a un tel sens constant de la tragédie qu’est le destin du monde (et l’honneur est là pour en apprécier mieux les vertus), et une telle légèreté pour aborder les contraintes de la tragédie ainsi sans jamais laisser son caractère y céder par l’abaissement de l’émotion, que cette époque-là nous paraît, à nous gens de la modernité, d’un autre univers, d’une autre âme littéralement, – l’époque de la qualité qui ignore la quantité, l’époque du caractère individuel qui n’acquiert ses vertus que dans le sens d’une collectivité marquée par l’honneur, dans le sens de l’art de vivre qui est celui du héros, qui est l’art de vivre la tragédie du monde. Ces êtres ne sont pas sans faiblesse ni imperfections, mais ils en prennent la mesure et se font un devoir de les maîtriser ; leur exercice de la violence est sans cesse policée par le respect et l’estime de l’adversaire.

Les relations des Mousquetaires avec Richelieu, leur ennemi d’apparat et de circonstance, ces relations marquées par une estime réciproque qui n’ira qu’en s’amplifiant, comme l’on dit de la rencontre aristocratique arrangée par la vertu collective, est le leitmotiv, la basse continu imperceptible mais structurelle, l’essence même du récit que bien peu distinguent. Ces relations épisodiques qui sont plutôt des rencontres de circonstance apparaissent dans la perspective comme le signe de la reconnaissance de leur référence de ce que sont la hauteur de la conception du monde, la grandeur du service, la noblesse du caractère. Tout cela n’apparaît pleinement qu’à la lecture de ce qui suit, – Vingt ans après et Dix ans plus tard, – comme cet axe fondamental de l’estime entre Richelieu (alors disparu) et les Mousquetaires, qui devient alors, pour les seconds, le regret hautain d’une époque de grande hauteur, désormais enfuie, quand les Mousquetaires l’évoqueront entre eux ou avec leurs survivants. Ne nous attardons pas à la réalité historique (on a réhabilité un peu Louis XIII récemment, l’esprit révisionniste s’exerçant ainsi sur des matières peu risquées) pour lire ceci, puisque ce qui nous importe est la vérité métahistorique ; ceci, lorsque Athos dit à son fils Raoul : « Raoul, souvenez-vous de cette chose, s’il a fait le roi petit il a fait la royauté grande… […] Ce règne est passé, Raoul, ce ministre tant redouté, tant craint, tant haï de son maître, est descendu dans la tombe, tirant après lui le roi qu’il ne voulait pas laisser vivre seul, de peur sans doute qu’il ne détruisît son œuvre, car un roi n’édifie que lorsqu’il a près de lui soit Dieu, soit l’esprit de Dieu. […] Raoul, sachez distinguer toujours le roi de la royauté ; le roi n’est qu’un homme, la royauté, c’est l’esprit de Dieu ; quand vous serez dans le doute de savoir qui vous devez servir, abandonnez l’apparence matérielle pour le principe invisible, car le principe invisible est tout… » (Parlant de “principe invisible”, Athos parle en initié relevant de la Tradition universelle autant qu’il parle, pour le particulier, selon la “théorie des deux corps du Roi” développée pour la royauté de droit divin en France ; tout cela bien plus qu’en croyant relevant d’une religion, Athos, même si les religions ont évidemment des liens avec la Tradition autant qu’avec de telles théories.)

A la fin de ce premier tome du cycle (Les Trois Mousquetaires) se situe l’épisode tragique, lugubre et grandiose, presque d’une solennité métaphysique, de l’exécution de Milady. Un crétin “goncourtisé” (dito, ayant reçu le Prix Goncourt), complètement de notre temps, qui se crut autorisé à faire une pièce sur la dame, parle de Milady comme d’une “femme fatale” à la mode hollywoodienne, une sorte de Lana Turner lancée dans la métahistoire (laquelle Turner interpréta effectivement le rôle dans une version hollywoodienne et cauchemardesque de la chose). Tout ce que ces esprits touchent, ils le font petit et bas… Laissons cela. Milady représente le Mal, dans sa matérialisation la plus forte, la plus fourbe et la plus trompeuse ; sa chair, reconnue par tous comme superbement désirable, semble alors irrémédiablement pervertie par la proximité de la matière, “source de tous les maux”, dont elle s’est faite la servante… Son exécution par le bourreau de Béthune constitue un acte d’exorcisme écrasant mais aussi inévitable que la vérité du Ciel, un acte métaphysique, – et l’on se souvient alors de ce que Joseph de Maistre et Charles Baudelaire disent de la dimension métaphysique de la peine de mort et de la fonction de bourreau. Cette cérémonie tragique suscite un épuisement terrible de l’affectivité et de la psychologie de ceux qui ont inspiré, voulu et organisé cet acte terrible, nos Mousquetaires réunis et soudés comme ils ne furent jamais, et l’on comprend alors qu’ils ne peuvent que se séparer après une telle fusion dans une occurrence aussi terrible. L’acte a pris en eux tout ce qu’ils avaient de fonction vitale collective, ils sont psychiquement exsangues. Ils ont tranché la tête de leur serpent qui persiflait avant l’heure mais l’effort semble les avoir vidés de toute cette belle énergie qui les nourrissait. Effectivement, ils se séparent et disparaissent dans l’ombre des aventures déjà oubliées…

C’est alors, Vingt ans après, que se situe, à l’intérieur du cycle et dans la logique de l’interprétation métahistorique de ce cycle que nous proposons, l’événement de la rupture du monde que nous retrouvons à diverses occasions, avec mazarinades et petits-maîtres comme précurseurs du persiflages et des persifleurs dont nous avons tant parlé. La politique (c’est le temps de la Fronde) évolue radicalement, sans qu’il faille accabler tous les acteurs de cette métamorphose, au contraire avec certains qui portent haut des vertus incontestables. L’autorité et la hiérarchie sont soumises à rude épreuve, comme des références elles-mêmes soudain privées de ces certitudes qui font qu’une vertu et une valeur sont effectivement, en même temps, des références que leur légitimité met à l’abri de toute contestation. Le désordre règne et l’on sent bien que pour rétablir, il faudra une main de fer qui, nécessairement, sacrifiera certaines de ces vertus qui faisaient qu’autorité et hiérarchie n’avaient besoin que de l’honneur et de la hauteur pour s’imposer ; et l’on sait que la main de fer est celle de Louis XIV, dont l’éclat solaire dissimulera la vérité des concessions que ce souverain dut faire aux exigences de la modernité naissance pour affirmer la restauration de l’ordre ; c’est sous son empire, notamment, que les mœurs des petits-maîtres vont commencer à se répandre et à infecter les valeurs chevaleresques avec le poison du sarcasme et du brio nihiliste des salons. (Le serpent qui persiflait, le vrai, n’est plus très loin.)

Les amis mousquetaires se sont séparés comme on l’a vu plus haut et, au début du passage (au début de Vingt ans après), au milieu des grondements et du bouillonnement de la Fronde, c’est comme si leur monde, et leur monde propre en vérité, était en pleine dissolution, en complète déstructuration. Au début du livre, d’Artagnan est seul, amer, presque atone, oublieux des autres et comme réduit à l’état de robot militaire par cette rupture vitale. Conduisant hors de la Bastille le comte de Rochefort, vieil ennemi devenu ami et libéré sur ordre de Mazarin, on entend d’Artagnan, nous-mêmes stupéfaits par cette situation où tout se passe comme si les Mousquetaires n’avaient jamais existé, dans ce dialogue après l’épuisement de divers sujets plus pressants :

A propos, et vos amis, faut-il parler d’eux aussi ?

Quels amis ?

Athos, Porthos, Aramis, les avez-vous donc oubliés ?

A peu près.

Que sont-ils devenus ?

Je n’en sais rien.

Vraiment ! »

Un peu plus loin, on décrit “d’Artagnan à quarante ans” (titre du chapitre), comme un homme réduit, diminué sans ses amis qui l’ont quitté (Dumas l’annonce en épilogue des Trois Mousquetaires et donne des dates, puisque le départ d’Athos est situé en 1633), – d’Artagnan comme un homme déstructuré, à l’image du monde qu’ils formaient à quatre ; et l’on songe que, plus qu’un homme, plus que leur monde à eux quatre, c’est bien un destin collectif qui est en train d’être déstructuré. Ce n’est nullement le vieillissement naturel que décrit Dumas mais bien une sorte de décadence historique et ontologique, une déviation fatale dont d’Artagnan est le symbole. Jamais les Mousquetaires n’ont été plus proches de la chute, comme en une victoire posthume du Mal, de Milady dont l’exécution semble leur avoir jeté un sort. Le passage est saisissant, justement, par le symbolisme qu’on peut, qu’on devrait lui trouver : en décrivant un homme promis à la plus haute destinée et qui semble chuter à cause de circonstances dont nul n’a mesuré les conséquences, Dumas semble décrire un monde, une civilisation touchée par le même terrible travers…

« D’Artagnan n’avait pas manqué aux circonstances mais les circonstances avaient manqué à d’Artagnan. Tant que ses amis l’avaient entouré, d’Artagnan était resté dans sa jeunesse et sa poésie ; c’était une de ces natures fines et ingénieuses qui s’assimilent facilement les qualités des autres. Athos lui donnait de sa grandeur, Porthos de sa verve, Aramis de son élégance. Si d’Artagnan eût continué de vivre avec ces trois hommes, il fût devenu un homme supérieur. Athos le quitta le premier, pour se retirer sur cette petite terre dont il avait hérité du côté de Blois ; Porthos, le second, pour épouser sa procureuse ; Aramis, le troisième, pour entrer définitivement dans les ordres et se faire abbé. A partir de ce moment, d’Artagnan, qui semblait avoir confondu son avenir avec celui de ses trois amis, se trouva isolé et faible, sans courage pour poursuivre une carrière dans laquelle il sentait qu’il ne pouvait devenir quelque chose qu’à la condition que chacun de ses amis lui céderait, si cela peut se dire, une partie du fluide électrique qu’il avait reçu du ciel. »

Les amis mousquetaires étaient séparés et réduits, au bord de l’abîme, comme balayés, – mais voici qu’ils se retrouvent, et les voici à nouveau, comme un torrent vital, retrouvés, réincarnés… (Les retrouvailles de D’Artagnan et d'Athos, sublimes ; d’Artagnan, rendu à la vie et au monde par une nouvelle mission et par l’intuition qu’il a de leur renaissance à tous quatre, galope vers le domaine d'Athos redevenu comte de La Fère, pour retrouver Athos ; mais une angoisse soudain l’envahit, le dévore, le détruit : ne va-t-il pas retrouver un Athos vieilli, délabré, retombé dans son vice de l’alcool par la solitude, déjà perdu ? Miracle ! Il retrouve le comte de La Fère magnifique, superbe et sublime ; la joie et l’émotion de D’Artagnan sont infinies : «Me voici, ami ! me voici, cher Athos, dit d’Artagnan en balbutiant et presque chancelant.») Ils sont ensemble à nouveau, tous quatre, souvent dans des camps opposés dans leurs nouvelles chevauchées, mais qu’importe cela qui ne fait qu’illustrer la confusion d’une époque où tout change. Leur amitié qui avait été pulvérisée renaît et semble à la fois plus diverse, plus mûre, plus complexe et traversée d’antagonismes, mais non moins solide et superbe qu’elle n’avait été vingt ans avant ; malgré l’âge, malgré l’usure et en dépit de la rupture qu’on a vue et qui s’est réparée dans leurs retrouvailles, malgré les différends politiques, les manœuvres d’une aventure qui est plus politique qu’aventureuse, le lien qui les tient à nouveau résiste superbement. Ce sont moins les assauts “du temps qui passe” qui les assaillent que ceux des temps nouveaux qui arrivent, qui sont ceux, à n’en point douter, de la modernité triomphante ; contre cela, la résistance de cette amitié qui prend l’allure de la défense d’une haute façon d’être, – “résistance”, ce mot qui est nôtre, – est magnifique et pleine d’une colère vigoureuse, et nullement marquée de l’affaiblissement avant l’abdication de la vieillesse. A la fin de Vingt ans après et tout au long de Dix ans plus tard, les mousquetaires, vieillis, fourbus, souvent séparés par les circonstances et adversaires selon les inadvertances, semblent moins désemparés et dispersés jusqu’à la dissolution qu’au début de Vingt ans après, selon le portrait terrible qu’on a vu de d’Artagnan. L’étude de caractère est belle, avec des caractères si différents, qui passent de l’archétype au symbole sans jamais sombrer dans le stéréotype.

Leurs aventures sont étonnantes car, dans ce passage (Vingt ans après), c’est surtout hors de France (en Angleterre) que ces Français en décousent, comme s’ils pressentaient que les événements français de la Fronde ont en fait une résonnance européenne, dans la mesure où l’Europe est complètement la civilisation occidentale et que c’est sur ce plateau des événements du monde qu’il faut laisser sa trace. Certains sont véritablement “européens”, et parfaitement conscients de l’enjeu de leur combat. Athos se bat pour sauver Charles Ier d’Angleterre comme s’il s’agissait d’un destin annonciateur de celui de Louis XVI, « parce que tous les gentilshommes sont frères, parce que vous [d’Artagnan] êtes gentilhomme, parce que les rois de tous les pays sont les premiers entre les gentilshommes, parce que la plèbe aveugle, ingrate et bête prend toujours plaisir à abaisser ce qui lui est supérieur… ». L’on voit qu’il n’est désormais plus question du “principe invisible”, qu’il s’agit de sauver un roi un peu comme l’on sauve les meubles. Athos, le grand Athos, le comte de La Fère, celui qui parle à Dieu pour eux quatre, que d’Artagnan considère comme “un demi-dieu” et qui considère d’Artagnan comme son fils spirituel, Athos sait mieux qu’aucun de ses amis exprimer la profondeur métahistorique des périodes que nous décrivons, qui symbolise ce passage à la modernité, cette “rupture furieuse”…

C’est lui encore, Athos, qui réglera les comptes en fixant les enjeux avec l’incroyable force que donne la lucidité de la conviction la plus haute qui est fille directe de l’intuition haute, dans Dix ans plus tard, dans une scène stupéfiante de hauteur et de liberté d’esprit, celles qu’ont par leur essence même les esprits aristocratiques ; en même temps, il met un point final au cycle en achevant le constat du basculement, ou de l’annonce du basculement forcé dans la dynamique terrifiante du “déchaînement de la matière”, contre lequel le puissant “siècle de Louis XIV” ne pourra rien, et plutôt déjà emporté par ses premiers tourbillons que résistant au déchaînement qui s’annonce. Le comte de La Fère fait la leçon au jeune roi Louis XIV, qui l’écoute, tremblant d’une fureur rendue muette par une sorte de respect incompréhensible, – devant ces paroles formidables d’Athos (“J’ai obligé des rois…”).

« Oh, vous m’écouterez, sire. Je suis vieux, et je tiens à tout ce qu’il y a de vraiment grand et de vraiment fort dans votre royaume. Je suis un gentilhomme qui a versé son sang pour votre père et pour vous sans avoir jamais rien demandé ni à vous ni à votre père. Je n’ai fait de tort à personne dans ce monde, et j’ai obligé des rois ! Vous m’écouterez ! Je viens vous demander compte de l’honneur d’un de vos serviteurs que vous avez abusé par un mensonge ou trahi par une faiblesse… »

Louis, blême de fureur rentrée, de honte, de frustration épouvantable, qui ne parvient pas à arrêter ce torrent parce que c’est le torrent de la vérité métahistorique qui déferle sur lui, – qu’importe le cas, en effet, qui les oppose, et où le jeune Louis n’a pas le beau rôle, ayant cédé à des caprices bien trop humains, de ceux qu’un roi qui a Dieu à ses côtés ne peut se permettre au risque d’apprêter la Chute... Athos, comte de La Fère, lui, parle pour une époque qui s’en va, une civilisation en train d’être trahie, mais sans la moindre nostalgie, sans céder un pouce à la défaite de la vieillesse et du temps qui passe, au contraire, en faisant sonner sa colère comme un avertissement qui nous concerne tous, en annonçant des temps terribles à venir et faisant comprendre que le temps n’est pas seulement pour l’homme le comptable d’une évolution biologique et d’une idéologie inéluctable ; Athos qui s’exclame, prophétique : prenez garde, ce que vous êtes en train de perdre vous précipitera dans les plus grands malheurs, et, au-delà, vous attendent, vous et vos descendants, la revanche de l’Histoire et de Celui qui la conduit… (Et, bien entendu, je ne fais nulle différence du point de vue de la continuité, à ce point d’Athos contre Louis XIV, entre le roi Louis XIV et les révolutionnaires de 1789 qui vont parachever l’œuvre maléfique de destruction. Dans ce cas, il faut être un niais pour amuser la galerie avec des notions comme “royalistes”, “réactionnaires”, “révolutionnaires”, etc.) Imagine-t-on une personnalité sociale, politique ou du rang osant parler en ces termes à un piètre président de la République, en une quelconque année de considérable disgrâce du début du XXIème ?

« Fils de Louis XIII, vous commencez mal votre règne, car vous le commencez par le rapt et la déloyauté ! Ma race et moi nous sommes dégagés envers vous de toute cette affection et de tout ce respect que j’avais fait jurer à mon fils dans les caveaux de Saint-Denis en présence des restes de vos nobles aïeux. Vous êtes devenu notre ennemi, sire, et nous n’avons plus affaire désormais qu’à Dieu, notre seul maître. Prenez-y garde !  »

Le roi éructe, s’embrase, mais rien n’y fait. Athos termine, dégaine son épée, la rompt sur son genou et, “tristement”, laisse tomber les deux morceaux sur le parquet, – « et saluant le roi qui étouffait de rage et de honte, il sortit du cabinet. »

Il y a des passages, voire des dizaines de pages, dans Dix ans après (les trois volumes du Vicomte de Bragelonne, ou près de 3.000 pages), qui sont d’un ennui consternant et d’une frivolité à mesure, lorsque nous sommes plongés dans les intrigues de cour autour du jeune Louis qui organise son pouvoir et ses premières affaires de cœur. (Je me permets d’écrire cela qui pourrait choquer certains parce que je l’ai ressenti de cette façon, avec une force négative inouïe par contraste avec le reste ; allant jusqu’à sauter l’un ou l’autre passage, ou du moins sacrifiant à ce qu’on nomme “la lecture en diagonale”.) On dirait qu’Alexandre Dumas a été gagné par la futilité propre de la situation qu’il dépeint, par son caractère d’amollissement, de perversion des valeurs de l’aristocratie, tout cela étant le moyen nécessaire par lequel passait le projet de Louis XIV d’annihiler la puissance potentielle de la noblesse dont il avait pu goûter les effets terribles durant la Fronde, et qu’il entendait réduire. La fréquentation de Monsieur frère du roi et de Madame sa femme, la redoutable et très fine Henriette, sœur de Charles II d’Angleterre, de La Vallière, de monsieur de Saint-Aignan, de monsieur de Guise, de tant d’autres, semble être comme un théâtre qui est en train d’être monté pour installer une nouvelle époque dont le terme sera la Révolution, – nullement à cause des vices de la monarchie de droit divin ni de la bassesse que n’ont pas nécessairement les acteurs de la pièce, mais plutôt parce que l’évolution des forces telluriques, de la matière qui s’anime en une dynamique déstructurante, de la dialectique des petits-maîtres avant les persifleurs qui corrodent déjà la psychologie, sont en train de corrompre in fine, avec une force dévastatrice, les vertus de la monarchie de droit divin et de sa noblesse jusqu’à ce que l’ensemble du processus fasse directement le lit de la Révolution. (Il y a complicité entre cette décadence et le règne, qui s’annonce, de « la guillotine permanente », exprimant la continuité de cette dynamique du déchaînement de la matière.)

Mais soudain, dans le cours de ce récit devenu étonnamment abaissant, au milieu de cet ennui de l’émollience en cours des choses, un éclair crépite et nous redresse. C’est tel passage sur d’Artagnan, ou sur d’Artagnan et Porthos, ou encore sur Aramis (après le début de Dix ans plus tard qui met en scène Athos et son fils Raoul, puis d’Artagnan, tout cela sans la rupture affreuse et terrible observée entre Les Trois Mousquetaires et Vingt ans après). Le contraste entre les deux situations nous fait bien mesurer la puissance extraordinaire du changement qui s’est opéré dans les âmes et dans la situation générale du monde – et, par contraste bouleversant, la puissance que représentent nos héros qui sont les témoins privilégiés du naufrage de la civilisation dans les rets multiples et comme inéluctables de la modernité, nos héros incomparablement plus présents, actifs et bouillonnants qu’au début de Vingt ans après– même si l’on parle incomparablement moins d’eux, parce que leur prégnance le plus souvent invisible se fait partout sentir et fait ressortir d’autant plus la faiblesse de la plupart de ces puissants du jour. Ce changement terrible de la civilisation parvient à emprisonner, à rendre complice du désastre même les plus brillants, ceux qu’on aurait pu croire comptables de la Tradition, comme le Roi-Soleil lui-même... La terrible catastrophe qui prend forme complète le reste pour faire de ce cycle, effectivement, une synthèse de la séquence métahistorique de l’installation du système du déchaînement de la matière, sous la forme de la modernité. On saisit parfaitement l’intensité de ce moment historique, puisqu’en même temps que le Roi-Soleil met en place un moment de civilisation sublime qui va éclairer le Siècle des Lumières et faire croire à un envol, il met en place tous les éléments de sa corrosion, de son pourrissement qui conduisent à la chute finale.

Mais il y a les 300 dernières pages finales du troisième Tome de Dix ans plus tard et du cycle lui-même qui, soudain, apparaissent comme un éblouissement, malgré, – ou à cause, après tout, de la tragédie qui en fait le thème. Il n’est nullement question, à notre estime, de la nostalgie accompagnant la vieillesse ultime et la mort de ces héros ; il est question de la tragédie de l’Histoire en cours d’affrontement fondamental. Le contraste avec ce qui précède ressemble au contraste accusateur entre la “contre-civilisation” et la civilisation assassinée, l’imposture qui s’annonce et corrode déjà la hauteur encore en place. Ces 300 pages nous content la fin de nos Mousquetaires, leur vieillesse en agonie, leurs morts constituant autant d’actes symboliques d’une tragédie pure, d’événements métahistoriques, achevant le récit selon la parabole que nous avons choisie, dans des événements qui, loin de suggérer l’achèvement suggèrent au contraire un affrontement en pleine force ; leurs morts qui ne se déroulent nullement en-dehors des temps nouveaux où ils se trouvent, mais en leur cœur, et en pleine contestation de ces temps nouveaux…

(“Leurs morts”, certes, sauf pour le corps d’Aramis, et rien que pour son corps, ultime survivant du destin commun. L’âme d’Aramis était morte avec Porthos, entrant ainsi dans l’unité sublime des quatre héros malgré les réserves que la carrière d’Aramis avait suscitées sous la plume de l’auteur : « Aramis, silencieux, glacé, tremblant comme un enfant craintif…[…] On eût dit que quelque chose de Porthos mort venait de mourir en lui. » Aramis et d’Artagnan, ces adversaires acharnés et de circonstances (mais comme le sont Athos et d’Artagnan à un autre moment), ont l’un et l’autre des phrases qui vont au fond ; et d’Artagnan, dans un élan, lors d’une rencontre dont tous deux savent qu’elle est la dernière : « Aimons-nous pour quatre, nous ne sommes plus que deux » ; et Aramis, passant soudain au tutoiement qu’il n’y eut jamais entre eux : « [D’Artagnan,] si tu savais comme je t’ai aimé ! »… D’où la dernière phrase si mystérieuse, mais finalement lumineuse, du cycle, exactement après les derniers mots, également si mystérieux, de d’Artagnan mourant (« Athos, Porthos, au revoir ! – Aramis, à jamais, adieu ! ») ; et comme pour redresser, contredire radicalement, de la main de Dieu, ces avant-dernières paroles justement, la phrase qui clôt le cycle et les 5.000 pages : « Des quatre vaillants hommes dont nous avons conté l’histoire, il ne restait plus qu’un seul corps, Dieu avait repris les âmes. » Nous suivons le conseil d’Athos à son fils : lorsque le discernement chancelle, il faut abandonner les apparences matérielles et épouser l’essentiel, qui est le “principe invisible”, – leurs quatre âmes, en vérité, – dont celle d’Aramis, séparé de sa matière, son corps, représentant ce qu’il y avait de fautif dans son comportement, par la seule proximité du mal, – encore que, cette appréciation du comportement d’Aramis prêterait largement à discuter si l’on voulait parler politique, – mais là n’est pas l’essentiel, comme on le comprend…)

Ces moments pathétiques et tragiques, à la lumière où nous avons choisi de considérer l’œuvre, achèvent effectivement la parabole du passage de la civilisation à la “contre-civilisation” qui constitue l’essentiel de notre thèse. Ce n’est en aucun cas une défaite tragique, une capitulation, un anéantissement, encore moins un vieillissement nostalgique et abandonnée, mais bien un acte ultime et sublime de ces personnages qui ont symbolisé, en un raccourci esthétique et historique saisissant, tout le drame dont nous vivons aujourd’hui les soubresauts terribles, et la résistance que des âmes hautes doivent opposer à la force maléfique qui en est la source. L’ensemble de ces remarques rencontre le constat que nous suggérions plus haut selon lequel la littérature, lorsqu’elle est parcourue d’un souffle métaphysique, parvient à saisir les plus puissantes vérités métaphysiques d’un passage essentiel de la chute d’une civilisation ; elle les concentre et en rassemble dans un récit symbolique et hyperbolique qui embrasse les péripéties essentielles de la Chute, sans trop s’attacher aux “réalités historiques” que l’on doit laisser aux historiens assermentés du système – impuissants, par contrat statutaire dirait-on, à travailler hors des limites permises par ce même système, – et pour cause, pour ce qui concerne la permission. Pour eux, ces pauvres gens, dont la mission est de nier la Chute, The Harder They Fall...

Philippe Grasset


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