La grâce par la culture

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La grâce par la culture

4 mars 2010 — Il est intéressant de revenir (nous l’avons déjà cité le 2 mars 2010) sur cet article de Andrei Fediachine, de Novosti, le 1er mars 2010), intitulé «Les Mistral et la culture», qui commençait de la sorte, parlant d’abord de la culture…

«Vive la culture! Sans penchant réciproque pour la culture entre la France et la Russie, les relations entre Moscou et Paris se refroidiraient plus régulièrement qu’on ne peut le supposer. Le président Dimitri Medvedev, arrivé le 1er mars à Paris pour sa première visite d’État, commence aussi, en principe, par la culture, en tout cas l’ouverture de l’exposition “Sainte Russie” à Paris est l’événement le plus spectaculaire du programme de sa visite de trois jours (du 1er au 3 mars). Quels que soient les goulots étroits par lesquels doivent parfois passer les relations politiques et économiques entre le Kremlin et l’Élysée, la culture a toujours été le moyen de leur rendre un peu de lumière et de chaleur. C’est justement le cas en ce moment.»

Quelle phrase intéressante, à côté de laquelle nous accablent les diatribes sur les droits de l’homme et sur la démocratie du “parti des salonards”, prétendument composé de gens qui prétendent à la culture, qui font si pâle figure qu’on ne les distingue ni ne les entend plus vraiment... Cette phrase: «Sans penchant réciproque pour la culture entre la France et la Russie, les relations entre Moscou et Paris se refroidiraient plus régulièrement qu’on ne peut le supposer.» C’est ce qu’on nommerait, dans une période où nous jugeons que l’antagonisme est entre les forces structurantes et les forces déstructurantes, une remarque structurante… C’est sur ce point, essentiel pour nous, de la culture dans son sens haut et noble, et surtout historique, et nullement, par exemple, sur la question de la coopération économique (certes pas), que nous apprécions l’importance de cette visite. Il ne s’agit certes pas d’en juger, disons en résultats en “termes quantitatifs” ou sectoriels, mais d'en juger pour comprendre comment on peut lui donner une certaine appréciation très intéressante, comment on peut la juger d’une importance potentielle considérable. Dans ce cas, effectivement, l’affaire du Mistral est la référence concrète absolument centrale.

Un document d’information courant d'une institution européenne (réseau interne d’information sans aucun caractère de confidentialité et distribué quotidiennement à la plupart des fonctionnaires) donne une analyse générale de la visite de Medvedev en France. Il n’y faut pas chercher des révélations mais c’est la description qui est intéressante, les événements présentés comme caractéristiques de cette visite, les déclarations jugées importantes, par un réseau d’analyse qui a une grande expérience en matière d’information. (Le réseau fonctionne alternativement en français et en anglais et il s’agissait dans ce cas du document en anglais. Mais la chose est explicite.)

Nous donnons ci-après des extraits.

• La présentation de la visite, avec cet aspect culturel mis en évidence plus haut. (Le document, c’est l’évidence, date de lundi, avec le souligné en gras de notre part.)

«Medvedev arrived in the French capital by helicopter, landing on the vast esplanade in front of the Invalides museum, where Napoleon is buried. Scores of golden-helmeted Republican Guards on horseback led his limousine across the Alexandre III bridge, named for the second-to-last czar. […] Culture is a centerpiece of Medvedev's Paris sejourn: The Louvre Museum is unveiling an exhibit of Russian art from the dawn of the Russian Orthodox Church more than a millennium ago to western-gazing canvases painted under 18th century leader Peter the Great. Medvedev and Sarkozy will inaugurate the exhibit Tuesday.»

• Le “message” de Medvedev à la France est “nous pouvons nous passer des USA”, citant différents points précis, – le Mistral d’abord, l’Iran, la crise financière et l’accord NorthStream, décrit comme contraire aux pressions US et européennes (atlantistes).

«Russian President Dmitry Medvedev, in visiting France, carried an unspoken message to Washington: We don't really need you. Russia and France took their courtship to a new level in Paris on Monday, entering talks about the sale of four French warships to Moscow, standing together against nuclear-minded Iran and urging a new global financial order…»

• Les échos de la conférence de presse des deux présidents, tels qu’ils sont présentés selon cette perception de la visite de Medvedev. Nous parlons ici, beaucoup plus que d’une analyse factuelle, d’une analyse de perception qui nous paraît intéressante; on observera tout de même que, pour substantiver une perception générale d’un grand intérêt, c’est effectivement l’affaire des Mistral qui est mise en avant, confirmant son importance politique…

«Medvedev, noting that French investment in Russia last year surpassed that of the U.S. for the first time, said, “That means we are on the right track.” Medvedev hailed Sarkozy's “courage and will” when he sought to negotiate an end to Russia's war with neighboring Georgia in 2008. He said NATO was no help in ending that war, but that European partners were. “What does this show? This shows that we ourselves should solve European issues,” Medvedev said. Sarkozy said, “France defended the interests of Europe. ... We did it without using our army, we did it without threats.” The U.S. government helped Georgia build up its military in the years leading up to the brief war and was seen by Russia as taking Georgia's side in the conflict. Sarkozy is mindful of the economic and strategic payoffs in closer ties with Russia, despite diplomatic concerns about Russia's sway over its smaller neighbors. “We want to turn the page of the Cold War,” Sarkozy said. The two presidents said their countries have started exclusive talks toward the sale of four French warships, the Mistral-class tank and helicopter carrier...»

Ce que nous essayons de faire avec l’approche présentée ci-dessus est effectivement de mettre la question culturelle au centre de cette visite. Il s’agit beaucoup moins de décrire des actes, il s’agit moins de supposer une intention des deux partenaires, que de tenter de rendre compte d’un état d’esprit qui, d’une certaine façon, s’est imposé de lui-même au travers de certains actes qui étaient venus naturellement s’inscrire dans un programme qui est également placé sous l’égide de l’“Année franco-russe” (“Année française” en Russie et “Année russe” en France), – elle, sans aucun doute à forte connotation culturelle.

De même, nous serions fort tentés de croire que les deux principaux acteurs de la rencontre n’ont pas eu pleinement conscience de l’importance de cette dimension de la culture. Cette remarque vaut sans aucun doute, sans qu’il soit nécessaire de longuement s’expliquer là-dessus, pour Sarkozy, dont on sait la piètre sensibilité à ce qu’il peut y avoir d’élevé et d’intuitivité historique dans la “dimension de la culture”. A cet égard, nous faisons beaucoup plus crédit à Medvedev, nous dirons à notre tour “d’intuition”, d’une telle perception. Quoi qu’il en soit, nous insistons sur cet aspect de l’absence, avec les nuances exprimées, de cette absence de conscience. C’est un caractère essentiel à prendre en compte pour en mesurer la puissance. En quelque sorte, l’absence de conscience empêche les interférences manipulatrices des acteurs, et, cela, particulièrement pour le Français Sarkozy dont le piètre caractère serait inévitablement conduit à agir de la sorte.

Ainsi observons-nous que cette visite de Medvedev doit avoir un suivi puissant autant par les questions engagées que par le cadre général de l’“Année franco-russe”, parce qu’elle a enclanché la perception d’un processus évalué comme très important; par conséquent, une réelle importance de grande politique, et de grande politique européenne si l’expression a encore un sens. Et la question du Mistral, cette fois considérée autant du point de vue de cette atmosphère de “communion culturelle” franco-russe que de seul point de vue stratégique de l’armement, joue un rôle essentiel dans cette description.

Mistral et haute culture

Dans notre numéro du 25 février 2010 de dde.crisis, dont nous avons déjà parlé en en donnant un extrait concernant particulièrement la Chine, nous définissions la position de ces deux pays, – la Chine et la Russie, – comme celle de deux grands acteurs historiques, “un pied en dedans, un pied en dehors” du système, appellés à s’intégrer en partie au système mais en conservant une position extrêmement critique de ce système, – de plus en plus, à mesure que le système s’effondre comme nous le voyons se défaire. Nous déplorions l’absence de la France, qui est le pays le plus naturellement et le plus historiquement à la fois “en dedans et en dehors” par rapport au système américaniste-occidentaliste. Mais nous observions également que, malgré la formidable médiocrité de ses élites actuelles, la puissance historique de cette nation pouvait tout de même lui faire reprendre la place inspiratrice qui est la sienne dans l’opposition structurante au système; et, bien entendu, nous mentionnions l’affaire Mistral. Voyez page 9 de la rubrique dedefensa de ce dde.crisis du 25 février 2010:

«La grande question et le grand malheur de cette période: l’absence de la France dans cette partie, alors qu’elle devrait occuper la place centrale... Mais des “accidents” bien triviaux (la vente du Mistral à la Russie) peuvent la forcer à y revenir.»

Bien entendu, la rencontre à laquelle nous nous intéressons, Medvedev-Sarko, avec le Mistral en toile de fond, va dans ce sens. Mais, dans ce cas, nous envisageons le Mistral à la fois comme moteur inattendu mais devenu fondamental de la sécurité paneuropéenne envisageable selon un axe Paris-Moscou, mais aussi selon une vision de cette chose comme représentation symbolique d’une haute culture, – celle qui s’exprime politiquement par la souveraineté et la légitimité, dont la période gaullienne a chargé toute la production d’armement française. C’est un tour de force, cette action gaullienne, que nous détaillions dans un autre dde.crisis, celui du 25 octobre 2009, où nous montrions comment les conceptions gaulliennes avaient retourné le technologisme de l’armement, courant déstructurant de la politique de l’“idéal de puissance”, en un système structurant s’opposant à l’outil déstructurant dont il était issu grâce aux valeurs de haute culture que sont la légitimité et la souveraineté. Dans la rubrique de defensa de ce numéro du 25 octobre 2009, page 7 :

«Seule exception de la Guerre froide, le “miracle français”: avec la même “quincaillerie”, l’arme nucléaire développée durant la IVème République et élevée au rang de fonction souveraine par de Gaulle a permis le rétablissement des plus hautes valeurs politiques: légitimité et souveraineté.»

Cette fois, nous nous plaçons d’un point de vue résolument culturel, en parlant de la “haute culture” inhérente à ces deux nations qui disposent d’une conscience historique d’une puissance exceptionnelle: la France et la Russie. Dans ce cas, la culture, ce sont bien sûr les grandes et superbes perspectives d’harmonie et d’équilibre de Paris, aussi bien que l’éblouissement que peut éprouver un nouveau-venu à la vision de Saint-Petersbourg; mais c’est aussi cette puissance intégratrice, qui parvient à transformer les artifices les plus vils, les plus lourds, les plus déstructurants de la politique de l’“idéal de puissance”, en des forces structurantes chargées de vertus fondamentales qui renvoient à la haute culture de civilisation, qui s’affirment naturellement, sans que les dirigeants aient à en manifester la volonté, sans qu’ils s’en aperçoivent même…

Ainsi, de toutes ces façons, multiples et souvent inattendues, la culture dans son sens le plus large, le plus haut et le plus noble, la culture fermement appuyée sur l’Histoire et qui se moque des impostures postmodernistes qui tentent de la défigurer à son avantage, joue un rôle fondamental dans les relations entre la France et la Russie dans cette période fondamentale. La stratégie, l’économie (bien sûr !), la tactique politique, tout cela suit, exactement comme l’intendance doit suivre, sans rechigner ni demander son reste. C’est là que se trouve le nœud fondamental de cette alliance, qui renvoie à une tendance naturelle de l’Histoire et qui s’exprime aujourd’hui dans la plus grande urgence, parce que l’Histoire se trouve à un de ces tournants dont on cherche en vain un précédent de cette ampleur dans son récit.

Ainsi la visite à l’exposition sur l’art de la Sainte Russie, au Louvre, qui passait certainement un peu trop haut pour que Sarkozy en embrassât toute la substance, voire même une partie de la substance, avait-elle en soi autant d’importance que l’accord sur le Mistral; ainsi la vente du Mistral c’est bien plus que la vente du Mistral, certes un nœud central de la sécurité européenne mais aussi une manifestation involontaire et fort peu consciente d’un lien de culture entre les deux nations… Dans le désert des grandes vertus perdues de la civilisation qui s’éteint, la France et la Russie, chacune dans l’état pitoyable qu’on leur connaît, gardent quelques éclats de deux joyaux capables encore d’exprimer certains des fondements de la culture agonisante de cette civilisation qui s’éteint. Il s’agit, non pas d’une politique, encore moins (si loin en-dessous, cela) d’une économie, mais d’une manifestation d’une pérennité historique commune, les ilots de la politique de l’“idéal de perfection” qui a effectivement conduit en général cette civilisation avant que ne l'interrompe la terrible rupture de la fin du XVIIIème siècle. L’ironie de l’Histoire, et comme témoignage supplémentaire de la puissance de la haute culture chez ceux qui l’ont encore, fait que ces deux nations qui disposent encore d’une puissance structurante innée, sont les deux rescapées des deux plus grands chocs révolutionnaires et déstructurants de l’Histoire, – les Révolutions de 1789 et de 1917, – qu’elles ont réussi à surmonter, à répudier (malgré les sornettes du “parti des salonards”), comme si elles sortaient grandies et bronzées par l’épreuve.

En face se poursuit la vraie poussée déstructurante, la seule vraie en ce sens qu’elle se veut ultime et ultimement destructrice. Lorsque le système de l’américanisme comprendra, – il est assez lent à comprendre ces choses, – que quelque chose d’historique se trame entre la France et la Russie, espérons qu’il sera trop tard; ou bien, mieux encore, il sera encore temps pour lui d’agir mais il le fera d’une façon telle qu’il précipitera les choses et rendra encore plus voyant et fulgurant cet affrontement entre les forces structurantes et les forces déstructurantes.