Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.
140114 juillet 2009 — Le président Obama ne cesse d’agiter sa menace de veto. Hier 13 juillet, il l’a proclamée à nouveau à l’intention du Sénat. C’est la troisième fois que cette menace, qui est en général appréciée comme considérable, est présentée de façon aussi solennelle, depuis le 20 juin 2009, avec le document officiel envoyé le 24 juin 2009 au Congrès entretemps (nous en avons parlé le 25 juin 2009 et le 27 juin 2009). Il s’agit toujours de l’avion de combat Lockheed Martin (LM) F-22 Raptor.
Dans son Daily Digest, l’Air Force Association, principal lobby de l’USAF, suit quotidiennement cette “bataille du F-22” en marquant d’une façon indirecte, par la simple information, son soutien à la poursuite du programme que le Congrès semble vouloir. La gêne de cet organe de communication tient évidemment au fait que la haute direction de l’USAF (chef d’état-major et secrétaire à l’Air Force) soutient à fond la décision de l’administration de terminer le programme, tandis qu’une vaste majorité de l’USAF y est opposée.
Le Daily Digest de ce 14 juillet 2009 s’attache à un fait qui nous intéresse beaucoup, et que nous avons largement souligné: le caractère absolument exceptionnel d’un tel affrontement, avec menace de veto, pour un seul système d’arme, à l’occasion du vote sur le budget (fY2010) du Pentagone. Le Daily Digest n’a trouvé qu’un seul précédent, qui concernait un système d’une importance beaucoup plus grande qu’une poignée d’avions de combat (entre 20 et 7 selon les versions de FY2010, votée pour la Chambre, en cours de discussion pour le Sénat) puisqu’il s’agissait d’un grand porte-avions d’attaque. Les arguments implicites pour suggérer que le président de l’époque (Carter) eut tort d’opposer son veto (comme BHO aujourd’hui?) sont du type habituel pour la quincaillerie et la politique washingtoniennes
«A Ghost of Vetoes Past: Now that Barack Obama has openly vowed to veto the defense bill to stop the F-22, one might ask: When was the last time a President defied a Congress run by his own party just to cancel one specific weapon? We don't know for sure, but it may have been Jimmy Carter in 1978. His target was a Nimitz-class aircraft carrier that the Navy wanted and Congress inserted into the bill over White House objections. Carter was determined to win, and wielded his veto. According to the Aug. 28, 1978 issue of Time, Carter "maintained that its huge cost would divert funds needed for the buildup of NATO forces." However, the story did not end there. Over the next year, the "carrier veto" became a potent club for Carter's political opponents, especially Ronald Reagan. When the Iran hostage crisis erupted, Carter put two aircraft carriers in the Gulf of Oman. By Spring 1980, Congress had put the same carrier into the budget and overwhelmingly approved it. This time, Carter signed. That carrier – CVN-71 – is at sea today as USS Theodore Roosevelt. It was on station in the Indian Ocean on Sept. 11, 2001, and 26 days later launched the first US strikes against the forces of Al Qaeda in Afghanistan.»
L’affaire est aussi l’occasion d’une bataille d’“informations”, pour ou contre le F-22, pour emporter la décision des parlementaires. C’est un composant de la bataille de lobbyisme en cours. Le cas actuel est plutôt celui d’une véritable offensive de propagande de la part de l’administration, avec des interventions de chefs militaires manipulées contre le F-22, avec des articles absolument fabriqués par le Pentagone, et ainsi de suite. Un article du Washington Post, notamment, constitue un montage complet, fait d’une façon impudente et ouverte, à partir d’une seule source d’information. Eric F. Palmer, qui suit sur son site ELP Defens(c)e Blogla bataille, en défendant une position favorable au F-22 contre le F-35/JSF, – puisqu’il s’agit également de cet enjeu, – publie sur F-16.net, ce 13 juillet 2009, un article dénonçant l’usage de “journalistes marrons” (nuance de couleur puisqu’ils s’agit de “yellow journalists”, mais le thème du tableau est similaire).
«Is it fair to criticize high dollar weapons systems? Yes, if you can tell the story correctly. In the case of the F-22, some news sources have to resort to yellow journalism in order to sell headlines.
»Recently an article in the Washington Post made a big splash against the F-22 using deception, gross misstatements and innuendo. It was a big hit. Many gobbled up the nonsense wholesale. What was wrong with it? While it made some good points – the defense establishment rarely has a handle on figuring out big dollar programs – it went over the top by stating some things that just were not true.»
Nous connaissons bien et depuis longtemps l’enjeu de la bataille entre le F-22 et le F-35, puisque l’actuelle polémique au Congrès sur le F-22 est devenue également un enjeu de cette bataille. Nous avons mesuré l’importance disproportionnée qu’a prise cette affaire dans les relations des deux branches essentielles du pouvoir américaniste, le Congrès et l’administration. Nous avons déjà énoncé combien des arguments à cet égard, dans les deux sens, sont sollicités; combien, aussi, quelques-uns d’entre eux, dans les deux sens également, sont fondés et ont surtout l’avantage de nous montrer le dilemme et la contradiction où se débat Washington dans cette affaire.
• Il est vrai que l’abandon du F-22 indirectement “en faveur” du F-35 fait courir un risque immense à la base industrielle des USA et à la capacité de ces mêmes USA de maintenir leur “domination aérienne” (air dominance). C’est un argument stratégique fondamental.
• Il est vrai que la poursuite du F-22, par diverses implications, fait peser une menace de plus (il n’en a pas besoin) sur le programme F-35 qui constitue l’essentiel de la capacité de maintien de la domination US des marchés extérieurs, non-US, des avions de combat.
Tout cela a été dit et redit, et nous ne nous y attardons pas pour l’instant. Ce qui nous intéresse est la bataille en cours, son intensité absolument surprenante et brutalement affirmée par la réaffirmation de la menace de veto. La bataille a éclaté en juin, de façon complètement imprévue, et a vu aussitôt les deux “adversaires” monter aux extrêmes, avec les menaces de veto de l’administration et, jusqu’ici, une attitude défiante du Congrès sanctionnée au moins par le vote de la Chambre de son projet de loi budgétaire qui comprend des F-22 supplémentaires. (Le Sénat doit voter incessamment sur un amendement Levin-McCain supprimant les fonds pour des F-22 supplémentaires dans la version du Sénat de la loi FY2010 du Congrès. Levin-McCain, qui soutiennent Gates et dirigent la Commission des forces armées, mais y ont été désavoués sur ce point, tentent un coup de force, soutenus par la nouvelle menace de veto de BHO; selon Defense News du 13 juillet 2009, «McCain said the votes “are not there” to kill the F-22, and that he hopes Obama's letter “has a significant impact.”»)
Oui, c’est une “guerre civile”, cette affaire du F-22, avec des conditions sans précédent (l’intensité énorme de la bataille pour un sujet d’apparence si accessoire); avec, aussi et surtout pour illustrer la confusion où se trouve le système, des contradictions internes dans les deux camps. Par exemple, le réformiste Winslow T. Wheeler défend la fin du programme F-22 (notamment dans ConterPunch du 8 juillet 2009); donc il défend Gates-BHO dont il juge pourtant catastrophique leur tentative de réforme du Pentagone (comprenant la fin du F-22), alors qu’il n’ignore pas que la fin du F-22 avantage le F-35, dont il n’ignore pas (bis) que ce programme est catastrophique pour l’élargissement encore plus gargantuesque du poids et de la crise du Pentagone; mais il prend cette position parce qu’il estime que la poursuite du F-22 répond aux pratiques les plus catastrophiques, dites “pork barrel”, du Congrès finançant des programmes d’armement pour des questions d’avantages électoraux. Wheeler est un homme du système plutôt en marge, partisan de réformes radicales du Pentagone, et sa bataille est en générale claire et forte. Eh bien non, dans ce cas, elle est ambiguë, contradictoire, critiquable par des partisans des réformes radicales, etc.; s’il tenait la position inverse (poursuite du F-22 contre le F-35), on dirait la même chose…
Même LM, pourtant absolument engagé dans le F-35, furieusement et jusqu’aux montages les plus éhontés, a du réagir contre les attaques contre le F-22, qui atteignent désormais le stade du montage complet, elles aussi. (Par exemple, dans le Daily Digest, d’ailleurs avec l’USAF dans la même position que LM: «The Washington Post’s putative exposé of the F-22 and all its shortcomings, printed on its front page Friday (and picked up as gospel by various wires and blogs over the weekend), was riddled with inaccuracies, according to the Air Force, Lockheed Martin, and our own investigation.») Le paradoxe vicieux est que, puisque LM fabrique aussi le F-35, les défauts gargantuesques que les “journalistes marrons” manipulés par le Pentagone (les journalistes du Washington Post, sans le moindre doute) trouvent aujourd’hui au F-22 commencent à mettre en question la réputation de la capacité technologique du même LM, qui est un de ses arguments de vente et de pression principaux, – essentiellement, pour son… F-35.
Outre son importance intrinsèque derrière la faiblesse apparente de l’enjeu (on sait l’importance que nous apportons au JSF), ce sont effectivement tous les signes d’une “guerre civile”. Contrairement à ce que étions inclinés à penser, la menace du veto est loin d’avoir été l’arme absolue balayant la résistance du Congrès. Nous avions sous-estimé les conditions du déchirement et de la dégradation du système à l’intérieur de lui-même, où les pratiques de lobbying, jusqu’ici avantageuses et réglées comme du papier à musique, se retournent contre leurs créateurs et jouent le rôle de l’huile sur le feu au lieu de celui de régulateur de la corruption.
Outre le cas lui-même et tout ce qu’il dit du débat sur les armements, donc sur le Pentagon et sa crise, sur les ambitions politico-militaristes des USA et sur la crise de la puissance US, cette “guerre civile” politicienne et bureaucratique autour du F-22 nous en dit beaucoup sur la situation à Washington. Guerre civile de lobbyng, d’influence, elle montre aussi bien que la crise touche l’activité du lobbying lui-même, incapable de dissimuler la réalité de son action, – et l’on a bien compris, depuis l’affaire Freeman, que la véritable puissance et la règle d’or absolue du lobbying est évidemment de ne jamais apparaître comme tel. L’article du Washington Post du 10 juillet 2009, notamment, est une monstruosité courante qui en dit long sur l’état de la “presse de référence” transformée en presse-Pravda, sinon presse-caviar; on connaît ses turpitudes depuis l’Irak et diverses affaires de sécurité nationales, mais, dans tous ces cas, on pouvait encore admettre l’idée que le journal soutenait aveuglément une politique nationale fondamentale (attitude du type “Right or wrong, my country”). Dans le cas du F-22, rien de semblable, dans une affaire technique qui a pris des dimensions nationales et oppose le Congrès au Pentagone. Le Post s’est mis au garde-à-vous devant le pouvoir militaro-politique et a scrupuleusement retranscrit le message lobbyiste du Pentagone, sans consulter les sources directement concernées (l’USAF, notamment) qui lui auraient donné des motifs de s’inquiéter du crédit des informations venues de l’équipe Gates. Au reste, la levée de boucliers a été telle que l’effet produit est peut-être contre-productif, au point où Stephen Trimble, de Flight International, parle, le 13 juillet 2009, de «Backlash against the F-22 backlash».
Le fait d’en arriver à un tel affrontement est une indication fort peu encourageante sur l’état du système, sur son désordre et sur son incurie dans la tâche essentielle d’assurer lui-même son propre fonctionnement dans les meilleures conditions possibles. Il est extraordinaire que l’administration (Gates) n’ait pas identifié une telle opposition et n’ait pas “travaillé” en sous-marin (mode habituel du lobbyisme) pour modifier à son avantage la situation. Certes les méthodes de Gates, autant que le caractère actuellement incontrôlable du Congrès, y sont pour beaucoup, ce sont même des composants de la crise après tout; mais cela ne fait que confirmer la marche erratique, et donc la crise du système, où tout justement devrait en passer par des compromis auxquels tout le monde devrait être prêt à acquiescer. De même est-il extraordinaire que deux sénateurs du calibre de McCain et Levin, qui “tiennent” paraît-il la commission des forces armées du Sénat, soient incapables d’imposer à leur commission de ne pas ajouter de fonds pour acheter des F-22 supplémentaires dans le projet de budget, et qu’ils appellent à la rescousse l’administration Obama pour une nouvelle menace de veto, – laquelle finira par ressembler à une rengaine usée qui n’impressionne plus personne. Les divisions à l’intérieur du Congrès, qui n’ont rien avoir avec les choix de parti, sont inquiétantes et rendent compte de la parcellisation du système: si Levin-McCain (un démocrate et un républicain) sont contre le F-22, le démocrate Inouye, qui tient, lui, la formidable commission des appropriations du Sénat, y est favorable et c’en est au point où il négocie en direct avec l’ambassadeur du Japon (il l’a rencontré le 10 juillet) la possibilité d’une version d’exportation du F-22 vers ce pays, sans consulter ni même aviser le Pentagone, et encore moins le département d’Etat.
Le désordre, voilà la marque de la “guerre civile”. Le cas du F-22 permet d’en apprécier l’étendue et la profondeur. L’affaire est loin d’être finie, avec les négociations entre les deux chambres pour un projet de budget commun, d’ici le vote définitif de la loi budgétaire générale du Congrès pour l’année fiscale 2010 (FY2010) du Pentagone; avec veto du Président ou pas à la clef, on verra.
Forum — Charger les commentaires