Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.
751Quatre jours après un premier rapport sur la guerre des drones, un second rapport est publié. Il s’agit de The Civilian Impact of Drones: Unexamined Costs, Unanswered Questions, du Center for Civilians in Conflict et de la Columbia Law School's Human Rights Clinic. (Annonce de la parution du rapport, résumé du rapport, rapport complet.) Comme son titre l’indique, l’étude s’attache d’une façon spécifique au nombre des victimes civiles et aux divers dégâts collatéraux.
…Il ne faut certainement pas s’attendre à avoir des indications précises parce qu’il se trouve que nul n’en a. La “guerre des drones”, qui reçoit ainsi une publicité considérable au travers de ces deux rapports, apparaît nettement comme la victime de ses vertus supposées. (Il faut mentionner l'article de Glenn Greenwald, dans le Guardian du 25 septembre 2012, qui donne une multitude de précisions et liens concernant les réactions et appréciations à propos du premier rapport.) Guerre subreptice, menée sans le moindre souci de la légalité et du contrôle que suppose la légalité, guerre qui affirme son irresponsabilité dans le champ des pertes causées et des effets divers induits, qui prétend passer inaperçue, voire “irresponsable” justement dans un sens politique et moral, la “guerre des drones” est en train d’acquérir une spécificité rendant compte de tous les aspects de l’interventionnisme et du bellicisme des USA dans son état actuel, – c’est-à-dire d’une superpuissance aux abois, prétendant pourtant régenter toutes les situations du monde sans prendre de ces risques qu’elle ne pourrait plus assumer, et s’offrant ainsi à tous les soupçons imaginables. Sur le site Danger Room, Noah Shachtman, analyste qui n’est pas vraiment défavorable au Système et à sa spécificité pentagonesque, rend compte du problème étudié par le rapport, – ou de la difficulté de mesurer les effets réels de cette guerre (le 29 septembre 2012).
«Government officials claim they’re ultra-precise killing machines that never, ever miss their targets. Outside groups say they’re covered in children’s blood. The fact is no one has a clue exactly how many militants and how many innocents have been slain in the U.S. drone war that spans from Pakistan to Somalia. Remember that before you start your next Twitter feud about the drone war.
»Neither the American government nor the independent agencies have the consistent presence on the ground needed to put together true assessments of the damage drone strikes do. Most of the evidence is third-hand, whispered from a local soldier to a far-off reporter. The death toll claims, which vary wildly, are all educated guesswork.
»It’s one of many conclusions in a new report on the covert, robotic air war that doesn’t fit neatly into the dominant narratives about the drone campaign, pro or con. (The report is due to publish at midnight GMT on Sunday.) Using interviews with dozens of people in northwest Pakistan — one of the epicenters of the unmanned air assaults — The Center for Civilians in Conflict and Columbia Law School’s human rights clinic have crafted a nuanced view of the civilian impact of this most controversial component of the Obama administration’s counterterror efforts. Table your preconceived notions about the drone war before you read — starting with the notions about who the drones are actually taking out.
»In May, an administration official told The New York Times that civilian casualties from the Pakistan drone war were in the “single digits.” Perhaps that official only meant for one year. Meanwhile, the Bureau of Investigative Journalism estimates the minimum civilian death toll to be 447 during the campaign. One of the many costs of secret wars is that ”nobody knows how many civilians have been killed by covert drone strikes. Nobody — that means the Obama Administration, the Pakistan government, and the media,” emails Sarah Holewinski, the executive director of the Center for Civilians in Conflict. “There are few boots on the ground to do an investigation after a strike, aerial surveillance is through a soda straw so can miss a lot and — unlike the military which has relatively transparent assessments and investigations in Afghanistan — the CIA and Special Forces are a black hole,” she adds. “The Obama administration says civilian casualties are ‘not a huge number.’ If that’s true, evidence could put the debate to rest, but we haven’t seen any.”»
“De la difficulté de mesurer les effets réels de cette guerre”, écrivons-nous, – mais en allant un pas plus loin : de la difficulté de comprendre les buts de cette guerre puisqu’on n’en connaît pas les effets réels. Il ne faut pas oublier qu’Obama a choisi ce moyen d’action parce qu’il jugeait ainsi éviter les risques et les désagréments politiques d’engagements multiples dans un contexte politique intérieur où il était hors de question qu’il pût apparaître comme un président faible et abandonnant les vagues mais impératives prescriptions de la première décennie du siècle sur la non moins vague et non moins impérative “guerre contre la Terreur”. Il ne faut pas oublier que la communauté de sécurité nationale, dans sa partie opérationnelle du complexe militaro-industriel, lui avait présenté, pour son propre compte, l’option de la guerre des drones pour éviter des engagements coûteux et quasiment insupportables dans l’état actuel de ses forces, épuisées par des guerres catastrophiques et confrontées aux nouvelles inconnues du système du technologisme. Ce point est d’ailleurs largement confirmé et amplifié par des phénomènes nouveaux, nés des limites que nous atteignons de la maîtrise humaine du système du technologisme ; on songe, certes, à l’affaire du F-22 décrétant qu’il ne supporte plus les pilotes.
…Ainsi proposons-nous de faire le lien entre ces différents aspects. Cela nous paraît à la fois une démarche assez naturelle par rapport à toutes ces dynamiques qui semblent bien aller dans le même sens, à la fois une démarche essentielle dans le cadre de notre observation constante du Système et de ses composants pour tenter de distinguer dans quelle mesure on se trouve en face d’une entité anthropotechnologique et anthropobureaucratique, voire une égrégore. Il faut donc constater l’absence de contrôle désormais avéré du développement du technologisme, avec l’exigence du système du technologisme de se passer du contrôle humain direct ; et, comme une conséquence enchaînée et inéluctable, l’absence de contrôle désormais avéré, et largement avéré au travers de ces études sur la guerre des drones, de la dynamique de la guerre. Dans le cas de cette guerre des drones et sur ce constat de la perte de contrôle, on constate une série d’évènements allant de l’absence de contrôle des effets produits par ces interventions, tant au niveau des pertes causées, de la spécificité de ces pertes, et des effets secondaires allant jusqu'à la terrorisation des psychologies, jusqu’à l’effet indirect mais puissant sur l’orientation politique des pays ainsi agressés, voire des communautés générales, religieuses, etc., ainsi touchées. Il faut également constater la réalisation par les autorités civiles et les bureaucraties qui lui sont liées qu’elles ne savent pas quels sont les effets de ces guerres ; cela, pour ces autorités, tout en affirmant parallèlement, d’une part, que leurs intentions et leurs actes vis-à-vis des pays considérés sont vertueux, comme le montrent a contrario leur stupéfaction lorsqu’un comportement inverse à ce qu’ils en attendent se manifeste («How could this happen…», s’écrie Hillary) ; tout en affirmant, également parallèlement, que les technologies utilisées permettent une précision chirurgicale dans les tirs («Government officials claim they’re ultra-precise killing machines that never, ever miss their targets»).
La guerre des drones recèle donc un grave danger pour la direction américaniste, si la publicité qui grandit aujourd’hui à propos de ses caractères d’incontrôlabilité se développe et finit par modifier la perception qu’on a de l’utilisation de ces engins. Autant la perception initiale d’une arme agissant en toute impunité, très “précisément” meurtrière et employée directement par le président US comme un de ses outils d’agression en toute impunité conforte (confortait ?) la perception de sa puissance personnelle, autant l’apparition du doute menant à la conclusion de la possible/probable incontrôlabilité de cette arme risque d’amener un complet renversement de la perception, – le président US apparaissant, cette fois, comme prisonnier de cette arme puissante et meurtrière, et donc incapable désormais de maîtriser les outils de sa puissance, donc rendu impuissant par sa puissance même. Cette évolution de la perception, si elle a lieu, peut et doit évidemment affecter tous les utilisateurs de cette arme et de ces systèmes, donc la puissance américaniste qui va avec. Ce risque est sans aucun doute important au regard du développement des études, rapports, etc., sur la guerre des drones. Il y a de fortes probabilités qu’il s’installe, comme complément technique et académique de grande puissance, à côté de la critique dissidente (politique, morale, etc.) de l’emploi des drones.
Cette possibilité est d’autant plus à considérer qu’il apparaît extrêmement difficile, voire impossible, – encore un aspect de la perte de contrôle, – de réguler d’une façon coordonnée et dans un but spécifique l’emploi de ces drones dans la mesure où le nombre de leurs “employeurs” autonomes est extrêmement élevé. C’est un cas probablement proche d’être unique dans l’histoire des forces armées, de voir un instrument d’agression majeur, à la fois tactique et stratégique, si important qu’on puisse envisager qu’il remplace l’avion de combat (cas du F-22, du JSF), utilisé d’une façon aussi massive et sans la moindre restriction, ni la moindre exclusivité d’emploi, par toutes les armes des forces armées, par les agences de renseignement, les diverses agences intérieures (contrôle des douanes, lutte contre les narcotiques, surveillance intérieure, etc.), et en général tous les services de sécurité nationale fonctionnant d’une façon opérationnelle. A moins d’un ordre présidentiel de cessation d’emploi du drone, d’une façon générique et systématique, chose quasiment inenvisageable dans le cas du fonctionnement normal des institutions, les plus ou moins 7.500 drones actuellement en service (avec plusieurs centaines en plus chaque année) devraient être utilisés de façon de plus en plus autonome, de plus en plus selon des appréciations et des intérêts “corporatistes” ou bureaucratiques, de plus en plus d'une façon anarchique et chaotique du point de vue de la désirabilité d’une politique générale bien contrôlée… Il s’agit d’une “armée” en formation sinon d’ores et déjà faite, totalement mécanique, totalement technologique, et éventuellement sur la voie d’acquérir ses spécificités, ses missions et ses buts propres, hors du contrôle précis, c’est-à-dire opérationnellement spécifique, de toute autorité humaine.
Mis en ligne le 1er octobre 2012 à 05H37
Forum — Charger les commentaires