La légitimité et l’intuition haute

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La légitimité et l’intuition haute

11 novembre 2010 — Depuis la phrase de Dominique de Villepin, dimanche dernier («Nicolas Sarkozy est un des problèmes de la France, parmi les principaux problèmes qu’il faut régler»), le problème de la “légitimité” du président de la république française a pris un tour polémique et politique. Qu’importe, ce tour polémique et politique ne supprime pas ce qu’il y a d’essentiel et de fondamental dans le concept de légitimité, – il l’“actualise” dans le bon sens du mot, c’est-à-dire qu’il le rend plus pressant et oblige à l’investiguer selon les aléas du temps présent… Mais il faut, en même temps, bien réaliser que notre temps est un temps métahistorique encore plus qu’un temps historique.

Sur l’actualité de la chose, lisons, par exemple, Maurice Szafran, de Marianne, le 9 novembre 2010

«En accusant le chef de l'État d'être l'un des principaux problème rongeant la France, l'ex-Premier ministre remet en cause sa légitimité démocratique… […]

»Il a cogné, comme un sourd, avec une rare violence en politique. Lisons et relisons dans les moindres détails, la phrase de Dominique de Villepin, terrible phrase, une phrase qui, en quelque sorte, délégitime radicalement le président de la République : “Nicolas Sarkozy est un des problèmes de la France, parmi les principaux problèmes qu’il faut régler”… […]

»Formellement, la sortie de Dominique de Villepin ne pose aucun problème d’aucune sorte, et certainement pas sémantique. A l’agonie dans les sondages, défié par une grande partie de la droite et de ses électeurs, Nicolas Sarkozy est effectivement “un des problèmes de la France, parmi les principaux problèmes qu’il faut régler”. Il suffit d’ailleurs de lire la presse française ou internationale pour s’en convaincre. Cela étant, ne soyons pas faux-cul : en réalité, Dominique de Villepin, à travers cette exécution, ne remet-il pas en cause la légitimité démocratique de Nicolas Sarkozy ? C’est bien cela le problème posé par la petite phrase assassine.»

Sur ce site de dedefensa.org, des lecteurs ont abordé ce problème de la légitimité, essentiellement dans le chef de la position de l’actuel président de la république. Citons, sur Ouverture libre, Jean-Paul Baquiast (le 25 octobre 2010) et notre lecteur “GEO”, citant principalement Jacques Sapir (le 5 novembre 2010).

Ajoutons que l’affaire a été jusqu’à traverser le Channel puisque le Daily Telegraph a fait un petit article à ce propos, le 9 novembre 2010, – sans oublier de mentionner que ce jour marquait le quarantième anniversaire de la mort du général de Gaulle.

Expédions l’“affaire Villepin”. Il ne nous intéresse nullement ici d’enquêter pour connaître les pensées et arrières pensées des uns et des autres, de Villepin, de ses amis et de ses ennemis, des commentateurs divers, du monde politique français ; il ne nous intéresse pas plus d’apprendre que l’opposition se trouve mise en mauvaise posture par ces déclarations de Villepin, parce que ces déclarations constituent une attaque que cette opposition ne peut vraiment soutenir, malgré son intérêt dans ce sens, à cause de l’attaque qui serait par conséquent faite contre “le processus démocratique” ; il ne nous intéresse pas davantage de connaître les avis des uns et des autres sur la “tactique” de Villepin, si “tactique” il y a, si Villepin se met en position d’être un “nouveau Bayrou” contre Sarko, etc. Seule la déclaration nous intéresse, et ce qu’elle soulève du point de vue de la question fondamentale de la légitimité.

D’abord, nous posons ceci que Villepin dit le vrai, comme Szafran l’affirme. Sarkozy est encore bien plus qu’un “problème pour la France”, il est avéré pour nous qu’il est devenu totalement illégitime dans la position où il se trouve, après avoir fait ce qu’il a fait, et après n’avoir pas fait ce qu’il n’a pas fait. Nous ne consulterons pas les sondages ni ne compterons les manifestants dans les rues. Nous poserons cela comme une vérité d’évidence, par rapport à l’idée qu’il faut se faire de la dignité d’un pays et, dans ce cas, d’un pays comme la France, et cela appuyé sur une attitude faite à la fois d’expérience et d’intuition. Nous écrivons cela, conduit par une conviction sans faille. Qui ne comprend cela par expérience et connaissance historique ne serait-ce que des derniers trois-quarts de siècle (disons, depuis 1940), et surtout qui ne sent cela comme quelque chose d’absolument évident, qui concerne le personnage de ce président-là, son comportement, sa politique, ses orientations, sa façon de ne pas savoir tenir son rang et de se trouver si en-dessous de son rang, – celui-là ne peut saisir pour ce qu’elles sont l’essence même de ce qu’est la légitimité, et la tragédie de ce temps pour ce qu’il fait de cette sorte de principes…

Nous ajouterions, – et peut-être cela paraîtrait-il curieux ou audacieux à nos lecteurs, – que nous écrivons cela presque objectivement, sans vindicte particulière contre le personnage (Sarko), presque en le plaignant s’il faut faire montre d’un sentiment humain, comme on plaint une nature pauvre et un caractère bas de l’être autant, et d’être si peu et si mal à sa place. L’échec de Sarko est bien qu’il n’a pas su se laisser transformer par la fonction, qu’il n’a pas eu cette humilité qui fait la force des grands dirigeants, qui les légitime dans leurs fonctions, même sans qu’ils soient nécessairement de grandes et remarquables intelligences, – l’intelligence n’est certainement pas le premier problème de la chose. (Selon la bande dessinée «Chirac, le roman d'un procès», publié en août par Le Monde, et dont on sait qu’elle saupoudre la fiction de citations officieuses mais vraies, – il y a celle-ci, de Chirac, dont nous jurerions qu’elle est vraie, – ou bien du genre si non è vero, è ben trovato : «Le drame de Sarkozy c'est qu'il n'est pas transcendé par la fonction…»)

Cela étant admis, on remarquera aussitôt que Sarkozy est loin d’être un cas unique. La “délégitimation” des dirigeants politiques est une vérité fondamentale présente du système occidentaliste-américaniste. L’on ne compte plus les dirigeants “délégitimés” par les situations de leurs pays, l’humeur publique, les sondages, leurs décisions catastrophiques, leurs comportement stéréotypés, leur surdité entêtée aux réalités pressantes et tragiques de l’époque, etc., – bref, “délégitimés” par “l’air du temps” jaugé par l’éclairage de l’intuition dont on doit se servir pour cela. Les élections remettent régulièrement en selle ces dirigeants discrédités pour la simple raison que le système interdit qu’il y en ait d’autres, d’une catégorie différente. Ceux-là qui, d’une façon un peu différente, semblent faire illusion à cause des circonstances et du désordre du système à l’intérieur des structures de ce système, comme Barack Obama avec la crise de l’automne 2008 durant sa campagne électorale victorieuse, dispersent aussi vite cette illusion, – d’ailleurs sans qu’on puisse trancher impérativement sur le fait de savoir si c’est par complaisance pour le système, par faiblesse personnelle ou par impuissance à réellement tenter quelque chose. Il s’ensuit que le soi-disant pouvoir de “légitimation” du système (de la démocratie, dans ce cas) semble devenir de plus en plus une tentative de “relégitimation” de personnages délégitimés, et une tentative de plus en plus poussive, aussitôt démentie par les faits, qui tourne de plus en plus proche de tourner “à vide”. On comprendra alors, – et l’on y reviendra plus loin, – que ce qui se passe n’est pas la délégitimation des personnes mais la perte, puis la disparition, ou bien l’absence pure et simple de la capacité de légitimation du système politique enfanté par notre système général comme faux masque pour l’apparence vertueuse (ce qu’on dénomme “démocratie libérale”, ses urnes et ses coutumes).

Un autre point dans le même sens est que la “délégitimation” des personnages choisis, prétendument légitimés par le système, se fait de plus en plus souvent, et de plus en plus sans faute ni trahison fondamentales, et même au contraire dans le cours d’un comportement extrêmement conformiste et semblable à celui de toute la classe dirigeante du système. Sarkozy s’est délégitimé sans catastrophe majeure, sans trahison exceptionnelle, un peu comme Obama lui-même, également délégitimé, et qui l’est sans non plus avoir accompli une félonie fondamentale. (Certains reprochent même à Obama, sans s’en cacher, de n’être pas assez le “salopard” intégral, sans scrupules ni principes, que nécessite, selon ces critiques qui font du cynisme la marque de l’esprit fort, la direction du système.)

Les hommes ont certes une responsabilité, parce qu’ils sont en général du calibre qui sied au système, – sans consistance, sans intuition de la puissance transcendantale de la fonction, sans conscience intuitive du rang qu’ils doivent honorer, sans volonté ni force de rompre s’ils distinguent la nécessité de rompre, – mais ils sont la conséquence, dans le choix opéré, du diktat du système, qui opère une sélection niveleuse sinon entropique. Ils sont moins mauvais que faibles, moins diaboliques et comploteurs que dépourvus, non seulement d’une vision renvoyant à l’essence des choses, mais de la simple substance d’un être pouvant laisser espérer une transformation transcendantale. Ces pauvres êtres en sont réduits à leurs travers les plus grossiers ou les plus paralysants, – Sarkozy à sa vanité clinquante, vulgaire et agressive, Obama à son arrogance lointaine et presque indifférente, comme détachée du monde. Bref, ils ne sont pas à leur place selon ce que les peuples et les nations attendent d’eux, moins à cause de leurs manigances qu’à cause du diktat du système.

A la lumière de ces divers éléments, la question de la légitimité demande à être revisitée, et elle devra subir une complète redéfinition.

La délégitimation d’une civilisation

La légitimité n’est nullement une référence fixe, nullement un principe intangible. C’est un principe, certes, mais qui devient une référence mobile et changeante dans certaines circonstances. Lorsque de Gaulle part à Londres en 1940 et prétend représenter la légitimité de la France, sa cause est formellement bien faiblarde et le jugement de “factieux” lancé par le régime Pétain contre lui a toutes les apparences de la justesse formelle. C’est sur ce précédent que les “officiers factieux” du putsch d’Alger d’avril 1961 justifièrent leur action, puis la formation de l’OAS, estimant que de Gaulle, en abandonnant l’Algérie territoire français, brisait sa propre légitimité et ouvrait le champ à une redéfinition de la légitimité ; ainsi affirmaient-ils qu’ils agissaient comme de Gaulle l’avait fait en 1940. C’est l’argument d’un Hélie Denoix de Saint-Marc, officier du grade de commandant en 1961, commandant par intérim le 1er REP (Régiment Etranger de Parachutistes, – Légion Etrangère), et l’un des architectes du putsch d’Alger. Saint-Marc, d’une vieille famille aristocratique de province, résistant à 19 ans (en 1941), arrêté sur dénonciation et déporté à Buchenwald en juillet 1943, combattant de la guerre d’Indochine puis de la guerre d’Algérie, est l’archétype de la négation méprisante de la caricature du “para sadique et tortionnaire” que nous sert la propagande du “parti des salonards” depuis 40 ans.

(Pour ce “parti des salonards” et en a parte, une saine lecture devrait être celle de J’ai été fellagha, officier français et déserteur, – du FLN à l’OAS, de Rémy Madoui (au Seuil). Rémy (ou Sid Ali) Madoui, Algérien, combattant du FLN à partir de septembre 1955, devenu cadre supérieur de la Willaya IV (région d’Alger), “purgé” en 1960 par les staliniens du même FLN, – ceux-là qui prirent le pouvoir à l’indépendance, – pour ses tendances démocratiques et soumis à un séjour d’un mois dans un camp de torture du toujours même FLN en Algérie, sorte de Guantanamo avant l’heure, avant de s’évader pour rejoindre l’armée française et y devenir officier. Cela, aussi, aide à mieux cerner les réalités de la légitimité des uns et des autres dans des temps incertains.)

Saint-Marc, dans ses écrits et dans des interviews, défend son choix d’avril 1961 en précisant qu’il le ferait à nouveau si c’était à refaire, mais il lui arrive de reconnaître ou de laisser entendre, même en le regrettant, que, finalement, de Gaulle n’avait pas eu tort aux yeux de l’Histoire. Ainsi définit-il de facto un de ces moments où la légitimité d’un groupe humain, principe en général transcendantal, se trouve à cause des circonstances réduit au rang de référence imprécise, soumise à la contingence de l’histoire courante (“immédiate”), de sa violence, de sa confusion, donc ouverte à une redéfinition. Ainsi Saint-Marc montre-t-il bien combien la légitimité a effectivement une face de référence incertaine, qu’elle est un principe extrêmement difficile à déterminer et à retrouver dans certaines circonstances. A posteriori, l’Histoire a montré que de Gaulle avait raison, et en 1940, et en 1961, non par manœuvre politique ou par pauvre argument idéologique type “parti des salonards”, mais par intuition fondamentale à propos de la légitimité.

Depuis, certes, les choses ont changé, elles ont été bouleversées au-delà de ce qu’on pouvait concevoir. Cela n’a rien à voir avec le Progrès, les mœurs, etc., toutes ces broutilles, mais bien avec le rapport entre la substance et l’essence des choses fondamentales. Plongée dans le bouillon épouvantable du maximalisme déstructurant du système tel qu’il s’est développé depuis le début des années 1980 (avec le développement notamment du système de la communication en plus du système du technologisme), puis du démarrage du développement très rapide de la crise terminale de ce même système central en parallèle, à partir des années 1990, la légitimité a perdu entièrement son essence transcendantale de principe pour ne plus être que cette référence incertaine en constante recherche du principe que le système l’empêche de redevenir, une substance informe à laquelle tout le monde se réfère et qui ne signifie plus rien.

Les caractères du système qui se sont développés monstrueusement, notamment sous la pression du système de la communication, – conformisme systématique du comportement et des jugements, bientôt inclus dans l’habillage général du virtualisme, – empêchent toute déviation en la rendant à la fois impossible et inutile, selon les projets de ceux qui la concevraient. Ainsi affirmons-nous de façon répétitive que, dans ce système, l’idée du “coup d’Etat” ou d’une dictature militaire représente une dialectique complètement obsolète et irréalisable par absence d’utilité, et elle n’est agitée que par des dissidents nostalgiques d’un passé révolu qui ne réalisent pas qu’en agitant cette fausse menace ils s’écartent de l’“ennemi principal”. Le régime du système règne absolument, sans nécessité d’un “coup d’Etat” puisqu’il est lui-même, par rapport aux normes d’une vérité politique et métahistorique, un “coup d’Etat permanent”. Ce qui peut apparaître comme un avantage est en fait un piège mortel où le système a foncé tête baissée, car cette situation générale nous ramène à une situation d’illégitimité absolue, qui est sa caractéristique essentielle. Cette illégitimité est évidente, elle s’affiche partout, elle n’a besoin de nulle démonstration, et elle infecte tout le système et son régime politique. Si le processus électoral peut être défini, comme l’écrit Sirota, comme l’“opium des masses”, il s’agit alors d’un opium qui perd à une vitesse foudroyante toutes les “vertus” de la drogue bienheureuse, y compris sa “vertu dormitive” ; c’est un opium sans effet qui, du coup, apparaît à tous et à ciel ouvert comme une supercherie permanente, application permanente de l’illégitimité du système et de son régime.

Ce ne sont pas les hommes (les dirigeants politiques) qui sont “délégitimés” mais le système qui est au-delà, désormais complètement illégitime. Par conséquent, les hommes ne peuvent plus être délégitimés ; Sarko ne peut être délégitimé parce que, en vérité, il n’a jamais été légitimé par l’élection réalisée dans le cadre d’un système illégitime par sa substance même. Il aurait pu l’être de lui-même, “se légitimer” lui-même si, au contraire de ce que juge justement Chirac, il avait fait en sorte d’être transcendé par la fonction, – mais, décidément, ce ne fut pas le cas. S’il avait été transcendé, alors il aurait posé des actes qui auraient été fondamentalement antisystèmes, ceux d’une révolte contre le système illégitime (on aurait pu le croire, l’espérer, au début de la crise financière, quand il a attaqué le dogme libéral, comme le 24 septembre 2008 à Toulon ; mais il n’alla pas plus loin…). De même pour Obama. Son élection ne lui donna aucune légitimité mais s’il avait choisi la voie de l’“American Gorbatchev”, il aurait acquis une véritable légitimité qui, là aussi, ne pouvait se construire que sur une révolte antisystème.

En disant ce qu’il a dit, Villepin n’a fait que dire “le roi est nu”, et il n’est pas difficile de constater qu’il s’agit d’un roi de bien piètre tenue. La « phrase assassine» ne tuera personne et ne fera rien trembler sur ses bases, puisque plus aucune base légitime n’existe plus. Alors, quoi ?... Il nous reste à attendre et à veiller, à suivre les événements qui se bousculent, en cherchant leur part révélatrice, pour distinguer lorsqu’il surviendra le moment où quelque chose de légitime, de plus puissant ou de plus novateur que le reste, se produira et enfantera d’une légitimité. Pour cela, un seul moyen pour l’esprit : l’appel à la haute intuition, puisque la raison, le jugement politique, le droit, etc., sont tous phagocytés par l’illégitimité de toutes choses étant plus ou moins compromises avec le système aujourd’hui.

C’est une situation sans précédent (rengaine de nos conclusions), où la délégitimation est telle qu’elle s’est transformée en une illégitimité comme substance d’un régime, d’une idéologie, d’un système, comme substance d’une civilisation devenue ainsi informe. Reste à voir combien de temps nous supporterons cela, avant de nous tourner vers la métahistoire et l'inspiration intuitive qu'elle dispense.