La Libye déconstruit l’Irak

Faits et commentaires

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 1598

La Libye déconstruit l’Irak

20 juillet 2011 – Quatre mois que cette abracadabrantesque affaire libyenne a commencé. Nous n’insisterons pas, pour le côté du bloc américaniste-occidentaliste (BAO), sur les conditions diverses, du désordre sur le terrain, de la partie pseudo-“diplomatique”, des mélanges communication-people (BHL), des intrigues mélangeant l’incertaine identité de la multiplicité “rebelle” derrière le CNT, des pathétiques limites des armées occidentalistes dont l’hyper-modernité imposée par les conceptions US, – où les USA dominent, évidemment, – ne font que dupliquer les échecs récurrents enregistrés depuis 2001. (Avec préparation au printemps 1999, au Kosovo, où les forces militaires du bloc BAO furent totalement, – il faut peser ce mot, – tenues en échec, la “victoire“ n’étant obtenue que par la brutal lâchage russe des Serbes au début le 3 juin 1999.) Pour résumer, cette intervention libyenne constitue une sorte de sophisme stratégique, un non-sens géopolitique, à l’heure où, en plus, la géopolitique devient une conception des relations internationales complètement marginalisée au profit de l’élément psychopolitique imposée par le système de la communication, donc imposée par le Système général lui-même.

On peut certes composer diverses narratives géopolitiques pour tenter d’expliquer le conflit, à partir de projets divers et grandioses d’hégémonie du bloc BAO reconstituées après coup. C’est une occupation respectable. Elle ne transforme pas une seconde la réalité libyenne, quatre mois après le début du conflit. Par contre, cette “réalité libyenne” a transformé d’ores et déjà un fondement de la politique (?) qui a été suivie ces dernières années (jusqu'en 2008-2009à peu près), par le moyen absolument psychopolitique de la perception, influant directement sur les mythes et les symboles qui, justement, ont caractérisé cette même “politique” . Dans ce cas la “réalité libyenne” doit être placée dans la logique transformatrice, également au niveau de la perception, puis du mythe et du symbole, du “printemps arabe”, que nous nommons en général chaîne crisique. (D’ailleurs, la crise libyenne en fait partie originellement mais, à cause de l’intervention du bloc BAO, elle est devenue une situation spécifique, la “situation libyenne”, qu'il faut détacher de cette chaîne crisique) Nous allons décrire ce changement à partir de la guerre d’Irak (invasion de l’Irak en mars 2003, avec tout ce qui s’ensuivit), pour aboutir à la Libye.

Commençons par un élément d’actualité, enregistré lors d’une visite surprise du nouveau secrétaire US à la défense Leon Panetta en Irak, la semaine dernière. C’est la fameuse gaffe, ou lapsus révélateur c’est selon, de Panetta, telle que la rapporte, par exemple, RAW Story (AFP), le 11 juillet 2011.

«Newly appointed US Defence Secretary Leon Panetta told American troops in Baghdad on Monday that 9/11 was the reason they were in Iraq, before he was quickly corrected by his spokesman. “The reason you guys are here is because of 9/11. The US got attacked and 3,000 human beings got killed because of Al-Qaeda,” Panetta told about 150 soldiers at the Camp Victory US base. “We've been fighting as a result of that,” he said.»

Lapsus révélateur bien plus que gaffe, en effet. Panetta ne fait que dire involontairement ce qui était dans tous les esprits des dirigeants américanistes, lorsque fut lancée cette attaque contre l’Irak. Pour justifier l’attaque en Irak, cette direction avait le choix entre deux mensonges : un mensonge conjoncturel (Saddam a des armes de destruction massive [ADM] qui nous menacent, il faut le liquider, – il n’y avait pas une seule ADM) ; un mensonge structurel (Saddam est plus ou moins derrière 9/11, il est un terroriste, donc un proche d’al Qaïda, – impossibilité structurelle, puisque Saddam fut de tous temps, en tant que laïc, un adversaire farouche des ultra-fondamentalistes, dont al Qaïda, et se tint donc toujours très loin du terrorisme qui va avec). Washington choisit le mensonge conjoncturel d’autant plus que, dans l’atmosphère virtualiste créée à l’époque, on croyait vraiment, dans ce même Washington, à la vérité de ce mensonge, – Saddam avait vraiment des ADM. Mais la “vérité” pathologique des esprits enfiévrés de l’époque était bien qu’il fallait assimiler Saddam à la nébuleuse terroriste, y compris al Qaïda, car c’était bien, d’abord et avant tout, une revanche de 9/11 qu’on réalisait.

Si la narrative concernant la “démocratisation” fut largement employée pour l’Irak à une époque, notamment à l’instigation des infatigables neocons, elle le fut parce qu’on se trouvait à court de mensonges pour expliquer l’attaque de l’Irak ; et elle ne le fut que dans le sens où elle signifierait une défaite des terroristes (y compris al Qaïda, certes), idée impliquant à son tour que la bataille se faisait contre le terrorisme (y compris al Qaïda, certes) ; cela revenait à l’explication initiale et, plus proche de nous, au lapsus de Panetta. Dans tous les cas de figure, ou tous les cas de mensonges, on en revenait à l’idée centrale qui impliquait, à son tour, une assimilation entre l’islamisme, et les pays musulmans d’une façon vague mais générale, avec le terrorisme. C’est la logique implicite mais extrêmement puissante qui fut installée à partir de l’Irak encore plus que de l’Afghanistan : une identification du monde musulman (surtout au Moyen-Orient) et du terrorisme, conduisant à l’idée d’un affrontement inévitable, sinon nécessaire avec le monde musulman, – succédané du fameux “choc des civilisations” d’Huntington, mis au goût du jour et à la sauce neocons. Il s’agit effectivement d’un fondement essentiel de la “politique de l’idéologie et de l’instinct” dont nous parlons si souvent, et qui fit marcher à son rythme tout le bloc BAO, – sauf l’un ou l’autre dissident temporaire comme la France et l’Allemagne en 2003, – pendant à peu près une décennie.

…Vaille que vaille, tout de même au rythme de défaites catastrophiques (malgré le camouflages) des forces américanistes-occidentalistes, cette “vision” du monde se poursuivit jusqu’à la fin du mandat GW Bush. Puis vint Obama, mais vint surtout la crise de l’automne 2008 qui préfigurait l’effondrement décisif des capacités stratégiques et militaires US, lesquelles avaient fourni notamment le moyen de faire perdurer le mythe de l’ennemi terroriste/musulman par diverses initiatives d’intervention. Pourtant, l’élément décisif se situe évidemment en décembre 2010 avec le démarrage du “printemps arabe”, ou chaîne crisique. Tout le monde sait que le thème de cet événement d’enchaînement des crises n’a aucun rapport avec la question du terrorisme, alors qu’il concerne le monde musulman. Le système de la communication du bloc BAO, qui ne résiste pas à des mots tels que “démocratisation”, sauta aussitôt dans le bandwagon (quelles que soient ses manœuvres par ailleurs, de peu d’intérêt vu la maladresse des acteurs, et ses hypocrisies courantes sur certains cas comme celui de Bahreïn). Bien entendu, il soutint le principe, et par principe, le mouvement de “démocratisation”. Soudain, les masses arabes, y compris et surtout dans des pays/dictateurs amis du bloc BAO, devenaient des aspirantes à la démocratie… Le monde musulman, l’islamisme, qui sont et restent la caractéristique de ces masses, étaient brusquement l’objet d’une rupture avec l’épouvantail du terrorisme et se trouvaient rangés sans réserve dans le camp de la vertu, – selon le schématisme rapide de nos élites. Peu importe les approximations et quoi qu’il en soit des distorsions de la réalité, il reste que ce fut, symboliquement, un moment important, surtout dans la mesure où l’affaire libyenne allait le confirmer de manière éclatante.

Donc, Kadhafi est classé parmi les mauvais et pervers dirigeants, à l’image de Saddam Hussein dix et vingt ans plus tôt. Mais ce classement dans la rubrique des “mauvais” se fit au son des enthousiasmes du printemps arabe, c’est-à-dire sans aucune référence au terrorisme, au contraire selon le schéma classique de nos vertueuses démocraties. La guerre-croisade qui fut lancée contre lui le fut, sous les auspices de BHL, au son des perspectives démocratiques et, bien entendu, aux côtés de musulmans immensément vertueux (“les Massoud libyens”, confia BHL à Sarko, se référant à ce chef moujahiddine afghan qui ne vit même pas l’ère 9/11 puisqu’il fut assassiné deux jours avant, et qui représentait un “parti” musulman absolument acceptable pour les salonnards parisiens, – et, d’ailleurs, personnage objectivement peu marqué par l’extrémisme fondamentaliste).

Depuis ce mois de mars 2011 de l’intervention, la situation s’est encore plus brouillée par rapport aux schématismes hérités de la décennie 2000. Au contraire de ce que la logique du bloc BAO aurait pu fabriquer in illo tempore, ce serait plutôt du côté de la coalition du CNT qu’on trouverait des terroristes, notamment certains groupes relevant d’AQIM (Al-Qaeda in the Islamic Maghreb). Bien entendu, on en parle le moins possible et la dialectique terroriste-musulmans s’en est trouvée encore plus anémiée, jusqu’à tendre à disparaître complètement ; désormais triomphe sans plus aucune retenue la narrative classique “démocrates” versus dictateur. C’est une narrative usée, bien moins efficace que celle qui fut implicitement admise dans les années 2000 (musulmans/islamistes = terroristes), qui affadit la perception idéologique générale et complète ainsi parfaitement la démarche de liquidation symbolique de cette référence du “terrorisme”. Ainsi peut-on dire, en ce sens, que la Libye (le conflit libyen), prolongeant et substantivant le “printemps arabe” (avec toutes les classifications faussaires qui n’ont ici guère d’importance), enterre le mythe et le symbole que fut la guerre en Irak, avec ses interprétations de “Longue Guerre”, de “Guerre contre la Terreur”, etc., impliquant le monde musulman du côté des terroristes. (L’abstention stratégique US dans cette affaire, effective même si les USA restent présents pour des manipulations diverses et un soutien de commandement et de coordination, constitue un autre élément stratégique, indirect celui-là mais très significatif, qui renforce encore la perception qu’on décrit ici.)

On devrait ressentir d’une façon profonde, et assez rapidement, les conséquences de cette modification de la narrative officielle. (Cela, quelle que soit l’issue du conflit libyen, quel que soit le sort de Kadhafi, etc.) Le bloc BAO est en train de perdre dans les sables libyens un de ses principaux arguments de mobilisation contre des menaces réalisés par des montages massifs de propagande et de mensonges, souvent rassemblés dans des interprétations virtualistes capables de peser sur toute l’orientation du Système.

(Cela ne signifie pas la disparition du terrorisme, ni du terrorisme dans ou autour de pays musulmans. Les Russes, par exemple, restent extrêmement inquiets à propos de cette question, jusqu’à souhaiter le maintien de l'’OTAN en Afghanistan pour “fixer” ce qu’ils craignent de terrorisme à partir de ce foyer contre leur propre pays. Nous parlons essentiellement, voire exclusivement du “montage”, ou narrative qui a existé tout au long des années 2000 à partir des entreprises américanistes et occidentalistes-américanistes.)

Reclassement des antagonismes

Le changement très profond qu’on signale ci-dessus implique moins une modification des orientations des antagonismes politiques qu’une modification de la forme même des antagonismes politiques. L’atténuation radicale en cours, par la force des événements qu’on a vus, de la narrative qui identifie le terrorisme à l’islamisme touche essentiellement cette “politique de l’idéologie et de l’instinct” qui a exercé son empire sur le bloc BAO pendant une décennie. Cette évolution se fait parallèlement à l’effacement accéléré des directions politiques dans ce même bloc BAO, due à l’absence de légitimité et d’autorité qui les affecte et à l’affaiblissement radical des moyens, qui se marque là aussi par l’abandon des “projections de puissance” (ou plutôt des “projection des narrative de puissance”) vers l’extérieur. On retrouve de plus en plus souvent cette observation, comme dans l’appréciation d’Alexander Hamilton sur l’effondrement du statut de l’homme politique dans le bloc BAO, qu’on évoque par ailleurs (ce 20 juillet 2011), qui acte notamment l’échec, ou le désintérêt désormais pour ce type d’entreprise extérieure :

«The peculiar nature of Congressional politics may have forced him [Obama] in this direction […] … his reluctance to project American leadership in the Middle East and Libya. Even President Sarkozy, while desperately trying to assert French international leadership in Libya and West Africa, has been forced by the polls to address domestic concerns with ever more virulent, and indeed racist, calls to bear down on immigrants.»

D’une façon générale, il s’agit de la poursuite du reclassement des antagonismes qu’on a identifié depuis au moins 2010 (voir la question de l’irruption de la crise eschatologique [le 13 octobre 2010], autant que la dynamique d’“eschatologisation” des crises humaines [voir le 24 février 2011]). Il s’agit de l’abandon, plus ou moins forcé, par épuisement des instigateurs ou simplement indifférence, des entreprises fondées sur l’argument idéologique des années 2000. Cet argument idéologique ne cesse de perdre sa substance, ou bien se dilue dans le brouillage complet que suscitent les contradictions des situations extérieures et intérieures, voire des situations régionales. Il s’agit, – aussi et surtout puisque nous avons là une illustration directe de la transition dont il est question, – de la réduction concurrente accélérée de cet argument idéologique, avec l’affirmation de plus en plus puissante d’antagonismes nés des conséquences de la crise du Système. Le “printemps arabe”, tel qu’on l’a apprécié, en est un événement annonciateur puisqu’il a fait basculer pour les populations musulmanes l’antagonisme initial renvoyant au stéréotype idéologico-religieux à un antagonisme alimenté par l’hostilité à des pouvoirs directement issus de la collaboration avec le Système, et appliquant intégralement les normes structurelles du Système (tout cela, américaniste-occidentaliste, cela va de soi).

Il n’y a rien de plus important, dans les événements en cours, que ce reclassement des antagonismes, qui se fait à une vitesse remarquable, soit d’une façon spectaculaire (comme le “printemps arabe” dans son ensemble), soit d’une façon plus dissimulée (comme dans le cas de l’affaire libyenne). Tout cela s’emboîte sans accrocs ni à-coups pour former un phénomène général qui contribue au renforcement de la mise en place des véritables conditions de la crise générale du Système.