La Libye est-elle une “crise bouffe” ?

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Patrick Cockburn a incontestablement trouvé l’incontestable avantage de la crise libyenne : la vitesse avec laquelle sont atteintes et dépassées les phases de dégradation qui mirent plusieurs années à se manifester, dans des circonstances similaires pour le fonctionnement du Système, en Afghanistan et en Irak… «One advantage of Libya is that the failings became obvious quickly. Never has “mission creep” crept so fast. The failings of local allies are more obvious more quickly in Libya than they were in Baghdad or Kabul. The difficulty in breaking the military stalemate opens the door to a ceasefire agreement and a resort to political and economic pressure to displace Gaddafi rather than the present ill-considered war.»

Ecrivant dans The Independent du 3 avril 2011, Cockburn remarque encore : «There is still something extraordinary about the alacrity with which Britain has plunged into the dangerous but also comic opera world of Libyan politics.»… Il ne nous a pas volé l’idée, mais il s’en est rapproché ; au lieu d’“opéra comique”, nous songions à “opéra bouffe” pour qualifier la crise libyenne, jusqu’à machiner l’expression de “crise bouffe”, avec “bouffe” du verbe “bouffer”, signifiant «se gonfler, prendre du volume», disons comme la grenouille avec le bœuf éventuellement (les anglo-saxons ont aussi le terme bombastic, venu de “bombast”, qui va comme un gant, avec comme signification “grandiloquent, pompeux”).

Plusieurs textes mettent en évidence, ce week-end, le caractère étrange que prend la crise libyenne, que ce soit Kim Sengupta , dans The Independent, le 3 avril 2010, qui raconte l’incident où les rebelles anti-Kadhafi célébraient une de leurs innombrables “victoires” en tirant en l’air, ce qui fut pris pour une attaque du sol par des avions US, qui ripostèrent en lançant une attaque, à la manière US bien entendu… Par conséquent, la “crise bouffe” est aussi une tragédie, oscillant entre une caricature de guerre et une guerre d’un désordre indescriptible.

«The rebel fighters were celebrating “victory” in their usual wasteful way, loosing off round after round into the air, using up ammunition in short supply. But this time it was a suicidal mistake: seconds later their vehicles, and an ambulance parked near by, were destroyed in an attack arriving with shattering explosions.

»Air strikes had been carried out by a pilot from the international coalition who then thought an anti-aircraft barrage was being directed at him. Fifteen people, including three members of medical staff, were killed instantly when the warplane, believed to be an A-10 Tankbuster, responded with its devastating firepower.»

Le désordre d’une caricature de guerre transforme la Libye en une étrange circonstance dont on ne sait plus ce qui doit être mis le plus en évidence. «[T]he dangerous but also comic opera world of Libyan politicsw», écrit donc Cockburn, qui rappelle, de son expérience de divers reportages dans la Libye de Kadhafi : «Life in Libya always seems to have a farcical but dangerous element to it.» Le Guardian conclut (ce 3 avril 2011) en résumant la situation, alors que la coalition ralentit le rythme de ses opérations, que les USA se retirent de plus en plus visiblement, qu’il ne reste paraît-il que Sarkozy à en vouloir encore, – sans qu’on sache qui capitulera le premier, Kadhafi ou les sondages en France…

«On the rebel side, a familiar scenario has been played out repeatedly as their poorly armed and ill-disciplined fighters have advanced chaotically to occupy towns briefly vacated by Gaddafi's troops, only to be driven back through scores of miles of desert at the first salvo of rocket or tank fire despite the bravado of their rhetoric.

»On Gaddafi's side, his armour and aircraft harried by coalition jets, the momentum similarly has faded since his forces were driven back from the edges of Benghazi by the entry of international forces into the conflict.

»And the coalition, too – so optimistic at first behind the scenes about being able to lever Gaddafi out of power with a limited air campaign – has also run out of steam as the US has quickly moved to limit its involvement in the war, ruling out ground troops, and its participants have come to realise the limitations of the UN resolution that authorised force in the first place.

»Instead, what has begun to emerge is what many feared in the first place – a stalemate, defined by two sides playing a kind of lethal tag in the desert over deserted oil towns…»

…Sur la fin de son texte, Cockburn s’interroge : après tout, écrit-il, pourquoi n’a-t-on pas tenté d’imposer un cessez-le-feu plutôt que de se précipiter sur l’idée d’une No-Fly Zone, qui impliquait d’une façon ou l’autre, une participation aux combats, jusqu’à l’imbroglio actuel où nul ne sait plus ce qui se passe sur le terrain et s’il existe quelque chose qui ressemble à une issue ? Puis il ajoute aussitôt, Cockburn : «It has not happened because the not-so-covert aim from the start was to get rid of Gaddafi.» En effet, la recherche d’un cessez-le-feu eût été plus sage mais elle eût supposé que la coalition ne prît pas partie et cherchât d’abord à faire cesser les combats. Cela est impossible depuis le début des années 1990, où le bloc américaniste-occidentaliste (BAO) n’a plus aucun obstacle dans son déchaînement manichéen, face à sa prétention d’accomplir une mission, – libéraliste, humanitariste, “démocratisation”, – qui implique que ses valeurs seront appliquées par le fer et le feu purificateurs ; qui implique, sans aucun doute et à l’exemple fascinatoire du Pentagone, que tout, effectivement, se règle par les armes triomphantes de la civilisation occidentale, dont l’usage implique une “guerre juste” pour ceux qui s’en servent. Pour cela, il faut, démarche classique, un ennemi, un démon, un diabolisé, ce qui implique exactement le contraire d’un cessez-le-feu.

Par ailleurs, le bloc BAO n’a rien compris au soi-disant “printemps arabe”. Il pense, là aussi, à une bataille manichéiste, où les choses sont organisées selon les schémas habituels, où le Bien est du bon côté, du côté du bloc BAO et de la démocratie, et éventuellement du côté des matières premières (pétrole) quand c’est le cas. (Ne pas prêter attention aux situations qui ne correspondent au schéma, SVP, comme à Bahreïn, en Arabie, etc.) Le bloc BAO n’a pas compris que le “printemps arabe”, c’est d’abord le désordre parce que c’est une entreprise métahistorique, inspirée par un courant bien supérieur à l’éventuel esprit d’organisation subversive des sapiens, et dont le but est d’abord la déstructuration de l’ordre régnant dans le monde arabe, justement établi dans les récentes décennies à l’inspiration de ce même bloc BAO… Et il n’est certes pas un pays où ces diverses contradictions s’expriment mieux, jusqu’à l’exacerbation pathologique, que dans la Libye du colonel Kadhafi, le “fou de Libye” selon Sadate, qui a répandu son propre état d’esprit dans le fonctionnement de son pays après 42 ans de direction lunatique.

Ainsi la coalition est-elle en train d’atteindre, à une vitesse extraordinairement rapide où la séquence qui demande d’habitude quelques années se déroule en deux ou trois semaines, le stade où sa toute-puissance ne sert strictement à rien. Le théâtre d’opération se dérobe sous ses pieds, le champ de bataille se transforme en un champ de sables mouvants enrichis ici et là des habituels mirages du désert. Ce n’est pas la défaite que risque la coalition en Libye, mais le ridicule, qui est peut-être une arme de destruction massive d’un nouveau style, attaquant d’abord les psychologies. Tout cela, – cette “crise bouffe”, – n’empêche pas, bien entendu, les morts et les destructions, puisque la “crise bouffe” a aussi un côté tragique qui renvoie à notre crise générale… D’ailleurs, tout compte fait, notre incompréhension de la situation, notre entêtement à voir le monde selon nos préjugés catastrophiques, l’impuissance de notre puissance déchaînée, – tout cela a également un côté tragique, à côté de l’évidente dérision de la chose.

Et maintenant, “que faire?”, – comme interrogeait Lénine deux mois avant la Révolution d’Octobre.


Mis en ligne le 4 avril 2011 à 11H59