La Libye, le Système et la lucidité des Russes

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La Libye, le Système et la lucidité des Russes

La position de la Russie sur la question libyenne est incertaine. Après avoir laissé passer la résolution de l’ONU, puis s’être opposés sur bien des aspects à l’opération de l’OTAN, les Russes ont évolué vers un soutien à l’objectif implicite du bloc BAE d’abattre le régime Kadhafi (spécifiquement, position de Medvedev au G8). Ils prennent à nouveau position selon une ligne sceptique par rapport à cette opération, par deux déclarations, successivement de Rogozine et de Lavrov, essentiellement sur la question de l’évolution de la forme de l’intervention vers une opération terrestre.

• Le 2 juin 2011, l’ambassadeur russe à l’OTAN Dmitri Rogozine affirmait lors d’une interview télévisée que les forces de l’OTAN étaient d’ores et déjà, de facto engagées dans une opération terrestre. (Rapporté par l’agence Novosti, le 2 juin 2011.

«En réalité, les pays de la coalition occidentale mènent déjà une opération terrestre en Libye où ils sont intervenus contre le régime de Mouammar Kadhafi, a affirmé jeudi Dmitri Rogozine, délégué permanent russe auprès de l'Otan. “Certains pays membres de la coalition ont outrepassé déjà depuis longtemps la résolution 1973 du Conseil de sécurité et se sont mis à frapper des cibles au sol, en intervenant ouvertement aux côtés de l'une des parties en conflit civil et dépêchant leurs conseillers aux insurgés […]. C'est déjà en partie une opération terrestre”, a déclaré l'ambassadeur à la chaîne de télévision Rossiya 24.»

• Le 4 juin 2011, Novosti rapporte des déclarations de Lavrov allant dans le même sens que celles de Rogozine.

«“Nous savons que la France et la Grande-Bretagne ont l'intention d'utiliser des hélicoptères de combat. Nous avons déjà porté une appréciation sur les actions de l'Otan. Nous estimons qu'il s'agit d'un glissement conscient ou inconscient vers une opération au sol. Ce serait déplorable”, a affirmé le ministre en visite en Ukraine. “Les dérogations déjà commises aux résolutions du Conseil de sécurité sont plus que suffisantes pour nous faire réfléchir sur notre attitude envers cet organe international supérieur chargé de promouvoir la paix et la sécurité”, a indiqué le chef de la diplomatie russe.»

Observons que l’AFP, par le canal de Yahoo.com (le 4 juin 2011), donne une version un peu différente des déclarations de Lavrov en reprenant les termes de Novosti-anglais, dans le sens d’une description plus approfondie de ce qui est reproché aux Occidentaux. On cite ici le passage (deuxième paragraphe), précédé d’une partie de la déclaration déjà citée par Novosti-français, – en soulignant en gras une partie de phrase qui nous intéresse particulièrement.

«“We know that France and Britain intend to use military helicopters. We have given our view of NATO's actions,” Foreign Minister Sergei Lavrov said, quoted by the RIA Novosti news agency. “We consider that what is going on is either consciously or unconsciously sliding towards a land operation. That would be very deplorable,” he added.

»“We think our Western partners understand that the events in Libya are taking an undesirable turn, but the decisions that have been taken are continuing by momentum,” Lavrov told journalists in Odessa, according to the news agency.»

Les termes utilisés par les deux diplomates russes, à trois jours d’intervalle, sont intéressants, – moins marqués chez Rogozine mais clairement identifiés chez Lavrov. Le ministre russe continue à appeler les Occidentaux “nos partenaires” et les crédite d’une bonne foi dans leur intention de ne pas évoluer vers des opérations terrestres; il précise à plusieurs reprises qu’ils “glissent” vers une intervention terrestre, et il suppose clairement que c’est sans vraiment s’en rendre compte et fort certainement sans le vouloir : “glissement conscient ou inconscient”, “mais les décisions prises sont poursuivies par leur propre rythme”. Il s’agit d’une appréciation qui n’est pas nouvelle chez les Russes, qui se poursuit et s’amplifie. Rogozine, notamment, s’est spécialisé dans cette sorte de critique de système plus que politique, où il met en cause “le technologisme” de l’Ouest et la façons dont les pressions bureaucratiques du Système conduisent à des décisions quasiment involontaires, et absolument pas pesées dans leurs conséquences bien entendu, qui engagent les appareils politiques et militaires (américanistes-occidentalistes) dans des voies aventureuses et incontrôlées (pour Rogozine, voir les 4 août 2008 et 9 mai 2009).

En l’occurrence, ces appréciations sont particulièrement intéressantes parce qu’elles viennent d’une partie bien informée, qui ne souhaite pas vraiment l’échec du bloc BAE dans l’aventure libyenne, qui observe les événements avec une attention critique appuyée à cause des incertitudes critiquables de cette intervention, qui est particulièrement expérimentée dans les matières des pesanteurs et automatismes bureaucratiques de système (le passé soviétique n’est pas si loin). Il est évident que les Russes ont eu des garanties de certains de leurs “partenaires” de l’OTAN, quant à la volonté d’écarter tout engagement terrestre, et qu’ils observent que ces engagements sont menacés de n’être pas tenus à cause de décisions techniques (notamment, l’engagement d’hélicoptères d’attaque français et britanniques). Ils ne mettent pas en doute la bonne foi de ces mêmes “partenaires”, ce qui indique un réel travail de coopération entre tous ; ils préfèrent y voir l’impuissance de ces “partenaires” à contrôler le Système et ses exigences, domaine dont ils ont certainement parlé avec eux. D’un point de vue neutre et “technique”, il nous semble que c’est bien de cela qu’il s’agit, puisque, justement, on peut résumer une estimation raisonnablement réaliste en observant que les Russes sont à la fois bien informés, vigilants et rompus à l’analyse des événements. D’une façon générale, les Russes privilégient l’analyse d’un Système hors de contrôle plutôt que le soupçon de la tromperie et, en cela, ils nous semblent bien avisés. C’est exactement à ce stade que se trouve le Système, qui reste d’une force et d’une influence écrasantes dans les directions politiques du bloc BAO, de loin le plus gangrené par cette situation. Les directions politiques sont à la dérive, incapables de le contrôler leur politique et les conséquences en découlant, ne comprenant rien aux implications des décisions techniques auxquelles ils se croient obligées d’acquiescer en espérant obtenir une “victoire” rapide derrière laquelle ils courent depuis près de trois mois.

D’une façon générale, on a là un recoupement particulièrement satisfaisant de l’analyse selon laquelle l’opération en Libye, comme d’autres opérations actuelles sur d’autres théâtres et en d’autres occurrences, est menée par des exigences systémiques, de type bureaucratique ou technologique, y compris dans le cadre militaire. Les directions politiques décident une action, ou, plus généralement, sont amenées à décider une action par les circonstances, dans tous les cas sans jamais en peser les implications et les conséquences, essentiellement de type systémique. Ensuite, ces directions sont prisonnières du “rythme”, comme dit Lavrov, de l’enchaînement des obligations que chaque nouvelle décision suscite et exige. Tous ces gens, de nos directions politiques, d’un Sarko à un BHO, sont donc parfaitement prisonniers du Système, simplement occupés à bavarder pour tenter de verrouiller leur prochaine élection.


Mis en ligne le 6 juin 2011 à 07H52