La marche des Patriot

Les USA sont engagés dans une opération dite, selon le jargon militaro-bureaucratique US, de “damage control” vis-à-vis des pays d’Europe de l’Est. Il s'agit essentiellement de la Pologne et de l’affaire des systèmes anti-missiles en Europe (BMDE) que l'administration Obama veut abandonner. Une interview de Zbgniew Brzezinski au journal polonais Gazeta Wyborcza illustre clairement cette opération.

Brzezinski a tous les avantages pour cette sorte d’intervention. Il a la réputation d’être proche de l’administration Obama, de jouer un rôle de conseiller occulte, type “vieux sage”, auprès du président pour les matières de sécurité nationale. Il est d’origine polonaise. Sa méfiance, voire son hostilité à la Russie constitue une garantie implicite qu’il ne souscrirait pas à une opération de “lâchage” des pays d’Europe de l’Est, surtout pas son pays d'origine; son argumentation en faveur de ce qu’il déclare être une évolution vers l’abandon du BMDE peut être prise pour rassurante à cet égard.

L’agence Novosti rapporte, le 16 mars, des extraits de cet interview.

«La coopération entre Moscou et Washington sur le problème nucléaire iranien pourrait rendre inutile le déploiement d'éléments du bouclier antimissile américain en Pologne, a estime lundi Zbigniew Brzezinski, ex-conseiller à la Sécurité du président US, dans une interview au journal polonais Gazeta Wyborcza. “Personne ne garantira aujourd'hui que des éléments du système ABM seront déployés en Pologne”, a estimé M. Brzezinski.

»“Il n'est pas à exclure qu'à l'issue des négociations entre les Etats-Unis et la Russie et suite aux pressions contre l'Iran, une nouvelle situation apparaisse quand la nécessité du déploiement du bouclier antimissile diminue ou même disparaisse complètement”, a expliqué l'ancien conseiller de la présidence américaine.»

Un point important, qui signale l’évolution de la dialectique américaniste dans cette affaire, est mis en évidence par Brzezinski lorsqu’il estime que «les missiles antimissiles américains Patriot sont beaucoup plus importants pour la sécurité de la Pologne que le système ABM [BMDE]». La dépêche Novosti rappelle obligeamment de récentes déclarations polonaises à propos des missiles Patriot, qui n’occupaient primitivement qu’une place accessoire et accidentelle dans cette affaire, et qui tendent à en devenir le centre aujourd’hui.

«La semaine dernière le ministre polonais de la Défense Bogdan Klich a espéré que Washington et Varsovie pourraient achever leurs négociations sur le déploiement de la première batterie de missiles antimissiles américains Patriot en Pologne en avril prochain.

»Fin février, le ministre polonais des Affaires étrangères Radoslaw Sikorski a déclaré à l'issue d'un entretien à Washington avec la secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton qu'une batterie de missiles antimissiles Patriot serait déployée en Pologne indépendamment des perspectives d'installation d'éléments du bouclier ABM américain le sol polonais.»

Tout cela permet d’observer, sinon d’admirer une étonnante rupture de la rhétorique de cette affaire, à cause de l’obligation, pour les USA, de transformer ce qui est manifestement l’abandon désormais probable du BMDE, avec le risque d'endommager leurs relations avec la Pologne, en une opération de substitution dont on espère qu'elle va au contraire resserrer ces liens. Désormais, les Patriot sont plus importants que le BMDE, dixit Brzezinski, alors qu’il n’en fut jamais question d’une façon fondamentale, pour des raisons opérationnelles et de sécurité.

• La question des Patriot fut introduite à la fin de l’année 2007, au cours des négociations américano-polonaises pour l’installation du BMDE, à la demande des Polonais du nouveau gouvernement Tusk. L’idée était spécifiquement celle du nouveau ministre des affaires étrangères Sikorski, et elle était spécifiquement liée au déploiement du BMDE. Les Patriot, qui sont des missiles de défense sol-air, étaient proclamés nécessaires pour défendre la base BMDE qui allait être installée en Pologne, contre la menace supposée d’une attaque russe. La situation de tension créée artificiellement par la perspective du BMDE était supposée créer artificiellement une menace russe contre le BMDE, contre laquelle il importait de se prémunir par avance avec les Patriot.

• Aujourd’hui, surprise surprise, on découvre, notamment dans la bouche de Brzezinski, que les missiles Patriot, sont nécessaires en eux-mêmes, sans base BMDE à protéger, pour la sécurité de la Pologne per se. Les Patriot contre quoi? Eventuellement contre la Russie, cela va de soi car il suffit de regarder une carte, ou bien contre les goélands de la Mer Baltique s'il s'avère qu'on est (re)devenus amis des Russes. (Qu'il soit rappelé, en passant et pour les âmes fraîchement acquises à l'American Dream, que le Patriot est, comble de prouesse, d'une inefficacité notoire et avérée.)

• Les Polonais semblent marcher dans la combine, Brzezinski n’ayant pas manqué de rappeler que Sikorski avait lui-même rappelé, à Washington le mois dernier après une rencontre avec Clinton, que la question du BMDE ne regardait que les USA; les Patriot, au contraire, concernent au premier chef les Polonais. Cela signifie que la susceptibilité des Polonais peut ainsi être rencontrée et apaisée, et c’est encore bien mieux sans le BMDE. Lorsqu’on parlait du BMDE, les Polonais n’avaient pas leur mot à dire sur le fond, puisque la décision incombait aux seuls USA, et leur goût bien connu de l’indépendance pouvait en être affecté ; avec les Patriot, au contraire, ils ont leur mot à dire, ô combien, et leur indépendance nationale en est confortée.

• C’est une manœuvre étonnante. Le besoin pour les Patriot n’a jamais existé dans les évaluations opérationnelles, et il n’existe pas plus aujourd’hui. (Les Russes ont d’autres chats à fouetter à cet égard.) Le cas du Patriot est apparu à cause du BMDE, pour la sécurité de la base projetée du BMDE, et pour donner une compensation aux Polonais. Le BMDE est en train de disparaître et il apparaît soudain que l’important, c’est le Patriot. Raytheon (fabriquant du Patriot) est content; le gouvernement polonais est content, s’il obtient des conditions de vente intéressantes; l’administration Obama est contente, elle va pouvoir abandonner le programme BMDE sans risquer, espère-t-elle, la mauvaise humeur de la Pologne.

Comme on voit, dans tout cela la logique des impératifs stratégiques et des impératifs opérationnels de la sécurité nationale de la Pologne a joué à plein sur un dossier complètement vide et dans le cadre d’une réalité absolument inexistante. Il se confirme qu’il est devenu difficile, dans une époque entièrement réglée par la communication pour habiller des impératifs politiques fabriqués pour des causes diverses, commerciales et idéologiques, de parler sérieusement de la géopolitique. Le cas BMDE était à l’origine bâti sur une simple opération de communication impliquant le complexe militaro-industriel US et les réseaux d’influence néo-conservateurs; il est en train de s’achever sur une opération de communication en sens inverse, de la part de l’administration Obama. Dans ce cheminement, on a peine à trouver trace de la réalité géopolitique.

Mis en ligne le 17 mars 2009 à 06H55