La marionnette de la crise

Faits et commentaires

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 1142

La marionnette de la crise

25 janvier 2010 — Le 19 janvier 2010 et l’élection partielle du Massachusetts, gagnée par un républicain, un changement important, peut-être radical c’est à voir, s’est amorcé dans la situation de la crise américaniste. C’est un nouveau “chapitre” de cette crise. Dès le 21-22 janvier, on pouvait juger que ce changement était consommé. La crise générale, y compris l’interprétation de la crise financière, est devenue politicienne et politique, touchant particulièrement le Congrès et le président lui-même.

Comme on l’a vu et lu, l’interprétation naturelle et évidente de ce tournant est une adaptation politicienne nouvelle à cette situation, essentiellement de la part des démocrates. Le 21 janvier 2010, Robert Reich traduisait ce tournant de cette façon:

«President Obama is now, finally, getting tough on Wall Street. Today he’s giving his support to two measures critically important for making sure the Street doesn’t relapse into another financial crisis: (1) separating the functions of investment banking from commercial banking (basically, resurrecting the Depression-era Glass-Steagall Act) so investment banks can’t gamble with insured commerial deposits, and (2) giving regulatory authorities power to limit the size of big banks so they don’t become “too big to fail,” as antitrust laws do with every other capitalist entity. […]

»A cynic might conclude that Obama’s born-again populism is for the cameras. Scott Brown’s upset victory in Massachusetts revealed the strength of I’m-mad-as-hell populism in the electorate right now. Add in the $150 billion of bonuses the Street is about to bestow on itself and the outrage meter could blow. With sky-high unemployment and surly voters, Democrats have to show they’re on the side of the people, not the powerful, as Al Gore put it in the last days of the 2000 election (too late to help himself).

»For almost a year now, Democratic pollsters have been pointing out how much the public hates the bank bailout and despises Wall Street. But there was no reason for Democratic leaders in Congress or the White House to pay much attention. After all, it was a Republican president and a Republican Congress that came up with the bank bailout plan to begin with. Some stalwart Republicans had grumbled about it, of course, but Republicans have always been on the side of Wall Street and big business and weren’t likely to call for strong measures to prevent the Street from getting into trouble again.

»Larry Summers and Tim Geithner scuttled Paul Volcker’s plan to separate the banks’ commercial and investment functions, and didn’t want to limit the size of banks or the risks they could take on. Summers and Geithner have wanted to get the banks back to profitability as soon as possible. And Dems in Congress have had no stomach to take on Wall Street, a major source of campaign funding.

»But suddenly the winds are blowing in a different direction over the Potomac. The 2010 midterms are getting closer, and the Dems are scared. Their polls are plummeting. The upsurge in mad-as-hell populism requires that Democrats become indignant on behalf of Americans, and indignation is meaningless without a target. They can’t target big government because Republicans do that one better, especially when they’re out of power. So what’s the alternative? Wall Street.

»Perhaps I’m being too cynical. Maybe the Obama and congressional Democrats are now ready to give up Wall Street trickle-down economics and focus on Main Street trickle-up. “There are two ideas of government,” said William Jennings Bryan at the Democratic National Convention in Chicago in 1896. “There are those who believe that you just legislate to make the well-to-do prosperous, that their prosperity will leak through on those below. The Democratic idea has been that if you legislate to make the masses prosperous their prosperity will find its way up and through every class that rests upon it.” He couldn’t have said it better.»

@PAYANT Non, le gentil Robert Reich, d’ailleurs peu habitué à la polémique, n’exagère certes pas dans son jugement. Il n’est pas «too cynical», lorsqu’il offre un lien direct de cause à effet entre le résultat du 19 janvier 2010 et le soudain changement de Barack Obama, se transformant en “président populiste”, en une sorte de FDR-“born again”, tempêtant contre Wall Street et l’argent des banques. Le président ne fait d’ailleurs que suivre un courant très à la mode qui touche en général, on l’a vu largement ces derniers jours, les élus du Congrès et nombre de commentateurs. Ben Bernanke est parmi ceux qui en subissent les conséquences, avec la mise en cause – temporaire sans doute, mais qui laissera des traces – de son deuxième mandat à la tête de la Federal Reserve.

Tout cela nous éclaire un peu plus sur Barack Obama. Cet homme, élu sans aucun doute à cause de la crise et par la crise, évolue d’une façon importante à cause de la crise lorsque ses conséquences affectent directement la fortune politique de son parti, et de lui-même indirectement mais inéluctablement. S’il est “une marionnette” de quelque chose, BHO l’est moins de Wall Street que de la crise elle-même. Bien entendu, l’hypothèse déjà évoquée d’un BHO qui serait une “énigme vide”, d’un Obama qui “ne sait pas vraiment ce qu’il croit” (voir notre Bloc-Notes du 19 janvier 2010), est particulièrement renforcée. Il faut à nouveau insister sur les mots employés par Bruce Anderson de The IndependentBarack Obama did not really know what he believed…»), qui possèdent leur vérité propre (peut-être plus que n’a voulu Anderson) et conduisent le jugement; des mots que nous commentions précisément de cette façon: «Le terme choisi est intéressant, (“croire” et non “vouloir”: “il ne savait pas ce qu’il croyait” et non “il ne savait pas ce qu’il voulait”)…»; nous pourrions ajouter que l’emploi du mot “savoir” – plutôt “ne pas savoir ce qu’on croit”, qui implique que l’on croit à quelque chose mais qu’on ignore à quoi, que “ne croire à rien” – est lui aussi fort réjouissant en l’occurrence.

Nous confirmons que nous irions conceptuellement plus loin qu’Anderson, et chronologiquement plus près, puisqu’adoptant ce jugement, non plus seulement pour l’élection, mais pour aujourd’hui encore, sinon encore plus... Nous penserions finalement qu’Obama ne sait toujours pas “ce qu’il croit”, c’est-à-dire qu’il ne “croit rien”, ou “ne croit à rien” par ignorance de la chose, ou peut-être par désarroi dans la situation où il est, plutôt que par cynisme ou par nihilisme. Cela en fait un président paradoxalement fort intéressant parce que d’une sensibilité extrême aux événements, alors que les événements ne cessent chaque jour de se faire plus pressants. C’est BHO plus “maistrien” que Maistre lui-même n’aurait osé envisager…

Si l’hypothèse est bonne, ou tout au moins approchante d’une certaine réalité, la situation devient, à l’image du président, extrêmement intéressante. Le président s’avère une “marionnette”, certes, mais non de tel ou tel groupe, mais des événements qui secouent le système dans tous les sens – cette attitude, avec ses voltes soudaines et tournoyantes, qu’il peut justifier par l’argument de la survie du système, sinon du suivi de la crise du système – par conséquent, Obama se présentant comme irréprochable. Le président devient un président-désordre à l’image du désordre qui secoue le système dans tous les sens. Non seulement, il est un l’anti-FDR, mais il est aussi l’anti-Hoover (prédécesseur de Roosevelt, qui avait une ligne politique et économique décrite comme inverse de celle de Roosevelt), puisqu’il peut-être à la fois, dans la foulée, un nouveau Hoover et un nouveau Roosevelt, selon les événements.

La route du “populisme”, vraiment?

En France, à cette heure, à l’heure où tout le monde désigne le président US comme “populiste” et que les commentateurs de la gauche US lui tressent des lauriers, en France donc, on en serait à distribuer des sels aux belles dames intellectuelles des salons et des talk-shows, à l’audition de ce mot impie – “populisme”. Autre monde, autres mœurs… Reste à voir s’il s’agit bien de “populisme”, made in USA.

Lorsqu’on parle de “populisme” aux USA, on désigne une situation bien particulière: un mouvement populaire identifiée, bientôt coordonné pour tenter de peser un poids politique, une ou des revendications claires, des composants du système qui prennent position par rapport à la chose et vont jusqu’à la soutenir, jusqu’à des présidents ou candidats-président prêts à prendre le train en marche. (Andrew Jackson au XIXème siècle, les deux Roosevelt, se targuèrent d’être “populistes” ou furent étiquetés de la sorte. Teddy Roosevelt, au début du XXème siècle, roulait des mécaniques en se présentant comme populiste, ennemis des trusts et des banques. Son neveu, Franklin Roosevelt, porta effectivement l’étiquette, dans tous les cas dans ses premières années présidentielles, disons de 1933 à 1937.) On doit bien observer que ce n’est pas le cas de cette situation aujourd’hui.

Plutôt que de “populisme” bien ordonné, parlons de désordre. Populiste, certes, le mouvement Tea Party est le phénomène qui se rapproche plus du qualificatif aujourd’hui, n’en déplaise à la même gauche US et bien-pensante. Pour autant, on ne peut dire que Tea Party ait un objectif bien précis ni qu’il ait une allure parfaitement coordonnée; de même, s’il occupe quelque position que ce soit par rapport à Obama, qu’on désigne désormais comme populiste, c’est sans aucun doute celle de l’hostilité. Les électeurs indépendants et démocrates qui ont préféré le républicain Brown dans le Massachusetts, représentent une réaction qu’on qualifierait aujourd’hui de populiste mais ils ne portaient pas BHO dans leur cœur lorsqu’ils portèrent leurs bulletins de vote jusqu’à l’urne. (Même si le vote est électronique, tant pis.) Les sénateurs qui expriment ou exprimaient des doutes à l’encontre de Bernanke et de sa confirmation pour un deuxième mandat à la Fed, sont-ce des populistes? Oui et non, ou bien peut-être, épisodiquement… Et ainsi de suite.

Désordre, désordre, voilà le maître-mot. Et, pour chapeauter le tout, un président qui “ne sait pas ce qu’il croit”, ce qui est encore plus juteux, et certainement beaucoup plus désordre, qu’un président qui ne croit à rien ou qu’un président qui sait qu’il ne croit à rien. Cette situation est beaucoup plus intéressante qu’une poussée de populisme, que le système est accoutumé depuis l’origine à affronter, à contrôler, à récupérer et à détourner dans le sens qui importe. Son intérêt repose notamment dans une espèce de force ironique; dans ce qu’on ne pourra pas l’étouffer elle-même rapidement, cette situation, comme fait d’habitude le système, en récupérant la chose ou, pratique plus moderniste, en “zapant” selon le fonctionnement échevelé et mécanique des réseaux de la communication. Il y a une borne qui est un but, que nul ne peut déplacer – là encore, magie des événements, même ceux qu’on organise – puisque tout cela se produit dans la perspective des élections dites du mid-term, de novembre prochain, dans laquelle tant de caciques du système voient leur carrière engagée, sinon en danger. Par conséquent, impossible de “zaper”, au contraire il faut s’atteler à la rude tâche de convaincre l’électeur, y compris et éventuellement en paraissant plus populiste que nature.

Dans cette perspective, le désordre est encore plus grand. Nul ne sait qui fait quoi et qui l’emportera, et qui a l’avantage. Les démocrates sont à la dérive alors qu’ils détiennent une majorité colossale mais les républicains ne sont pas plus rassurés pour autant, notamment avec ce Tea Party qui est aussi facile à récupérer qu’un savon glissant par la main tremblante d’un rescapé de l’ère GW Bush. Les engagements des uns et des autres vont dans tous les sens, sans que nul ne sache exactement pourquoi; les démocrates tentent de se démarquer de Wall Street mais les républicains, qui ont tout intérêt à faire de l’anti-Wall Street, ne peuvent aller trop loin, eux qui sont par vocation, on dirait presque par vertu, le parti de l’argent et de la corruption. Quant au président-devenu-populiste, qui sait s’il ignorera encore demain ce qu’il croit, ou s’il ne préférera pas croire qu’il est préférable de ne pas croire. (Il y a une excellente et très instructive chronique de Robert Kuttner sur les limites insondables et indéchiffrables du président-populiste qui ne l’est pas tout à fait même s’il est en partie tenté de le devenir, ce président plus que jamais «Hamlet postmoderne déguisée en un Othello qui serait en même temps son Iago».)

La route du désordre est donc ouverte jusqu’au verdict de novembre 2010. Nul ne sait ce qui la pavera, ni les obstacles qu’on y trouvera. Plus personne n’a de plan, sinon celui de sauver sa peau et son poste. Là-dedans, on trouvera du “populisme” plus qu’à son tour, certes, mais le mot ne suffit certainement pas à embrasser l’ensemble des choses et du tintamarre qui nous attend.