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2262Nous revenons sur un article de Steve Clemons qu’un lecteur avait signalé le 8 février 2010, dans la rubrique Ouverture libre. L’article détaille d’une façon critique, lui-même à partir d’un article également critique de Ed Luce, du Financial Times, les modalités de fonctionnement de la direction de l’administration Obama, avec un président s’étant constitué une sorte de “bande des 4” (Emanuel, Axelrod, Gibbs, Jarrett) qui l’isole complètement de l’extérieur.
• Dans le long extrait de l’article de Luce que cite Clemons, il y a cette phrase, avec notre souligné en gras: «And barring Richard Nixon's White House, few can think of an administration that has been so dominated by such a small inner circle.» Si l’on lit le reste de l’article, on comprend aisément que cette allusion est critique ; elle nous dit, si l’on veut : “seule l’organisation de Richard Nixon fut pire (plus resserrée, plus refermée sur elle-même) que celle de Barack Obama”.
• Pourtant, le même Steve Clemons, le 26 janvier 2010, écrivait un article à la gloire de Nixon, avec ce titre étonnant si l’on a à l’esprit ce qui précède: «Obama Needs to Channel Nixon» (“Obama doit suivre la méthode Nixon”). Clemons fait un panégyrique de la façon de travailler de Nixon, des résultats obtenus, etc. Il observe que Nixon jugea justement qu’il devait appliquer une politique réaliste et novatrice, après les catastrophiques années du Vietnam, – et il le fit, – comme Obama devrait le faire et ne le fait pas. «Only problem was that Obama's realists don't do realism so well – and many on his team are not sold on the discipline and importance of national priority-setting that a realist, or progressive realist, approach requires. […] «Nixon changed the way global gravity worked by engineering an opening to China – and Obama, more than anything else, needs to refashion his vision and get the backbone to do the same kind of gravity-curving work on Israel-Palestine matters, Cuba, Russia, China and Iran if he wants to reinvent American leverage and regain momentum.»
• Dans le même article, Clemons écrit : «Walter Pincus has a nice piece in today's Washington Post looking back at “Nixon the Political Scientist” and finding many lessons the Obama team better learn quickly.» Il s’agit de l’article de Pincus, du 26 janvier 2010 dans le Washington Post, avec pour titre «More insights from Nixon the political scientist». A la lumière de la déclassification de dizaines de milliers de mémos de fonctionnement interne de l’équipe Nixon, – enfin, hors de l’emprise obsessionnelle de la période Watergate, – on a enfin une vision d’une efficacité rare, d’une analyse constante des situations, de la nécessité d’exposer cette politique au public hors des canaux de la bureaucratie et ainsi de suite…
Décidément, Nixon est de retour, et la plus grande surprise méthodologique de l’administration Obama est qu’on lui propose aujourd’hui en modèle le scandaleux, le diabolique, l’innommable Richard Milhous Nixon, plutôt que le tragique et héroïque Abraham Lincoln ou le lumineux et volontariste Franklin Delano Roosevelt qui semblèrent être les modèles initiaux de BHO. Mais il y a, dans l’exposé ci-dessus de quelques pièces de ce dossier un vice de raisonnement, ou une absence d’interconnectivité des raisonnements qui rend la démonstration incomplète et, par conséquent, la leçon politique à tirer plus qu’incomplète, peut-être faussée.
D’un côté, l’on célèbre la méthode de Nixon, principalement celle des années qui ne sont pas encombrées par le montage historique vicieux du Watergate, c’est-à-dire les années 1969-1973 (disons, le premier mandat et le tout début du second). On célèbre également cet autre aspect de la méthode de Nixon qui consistait à tenter d’exposer sa politique directement à l’opinion publique, sans passer par le filtre des bureaucraties, de la même façon que la méthode Nixon était de travailler avec une équipe resserrée pour brûler les bureaucraties et leurs freins naturels. (Et l’on comprend pourquoi c’est la bureaucratie et non le couple bidon Woodward-Bernstein qui eut la peau de Nixon – voir aussi notre rubrique dedefensa dans le numéro du 25 janvier 2010 de dde.crisis, qui étudie en détail l’analogie des oppositions aux forces du CMI de Nixon en son temps, et d’Obama dans le sien.)
Le problème de la contradiction apparente est que, par ailleurs, notamment avec l’extrait de l’article Ed Luce que nous avons relevé, dans l’article de Clemons du 7 février 2010, c’est justement la structure humaine resserrée de la méthode Nixon qui est donnée implicitement comme référence négative pour démontrer l’erreur actuelle de l’administration Obama («And barring Richard Nixon's White House, few can think of an administration that has been so dominated by such a small inner circle»). Comment une structure humaine condamnée ici peut-elle avoir donné un résultat si heureux, telle qu’elle est célébrée là? Plus encore, il s’avère, au travers des commentaires de Pincus et des divers documents déclassifiés de l’administration Nixon que c’est précisément cette structure très resserrée, ce travail concentrée dans une petite équipe qui permit effectivement à Nixon de réaliser sa politique extérieure (mais aussi sa politique intérieure) d’une façon extrêmement efficace.
Nixon avait effectivement une méthode de travail extrêmement resserrée, principalement avec ses deux collaborateurs (chef de cabinet et conseiller spécial) Robert Haldeman et John Erhrlichman, et son conseiller de politique de sécurité nationale, Henry Kissinger, qui était à la tête du Conseil de Sécurité Nationale, et beaucoup plus comme exécutant des idées de Nixon qu’inspirateur de ces idées comme on a voulu le faire croire pour discréditer encore plus Nixon. La vision conventionnelle, caractérisée par la “démonisation” de Richard Nixon et l’hostilité idéologique et psycho-sociologique à son encontre, était que cette méthode de travail trahissait le caractère obsessionnel de Nixon et son intention d’établir un pouvoir absolu, de type dictatorial, hors de tout “contrôle démocratique”. La réalité que nous montre la nouvelle approche, c’est que Nixon voulait se débarrasser, au contraire, de la dictature de la bureaucratie en éliminant tous les relais et les courroies de transmission de cette bureaucratie. Là-dessus s’enchaînaient, dans la narrative anti-nixonnienne classique les accusations contre un homme enfermé avec un petit groupe de conseillers, coupé de la réalité et du peuple, accentuant sa schizophrénie obsessionnelle et ainsi de suite, tout cela permettant de condamner un peu plus Nixon au nom de leur démocratie-sainte. Les accusations entretenues pendant 40 ans contre Nixon au nom d’un point de vue conformiste du système impliquaient, à la lumière de ce qu’on découvre aujourd’hui, rien de moins que l’idée que les pressions et l’emprise de la bureaucratie sur le pouvoir équivalent au “contrôle démocratique”! En fait de vision orwellienne, on ne fait guère mieux… Ou bien alors, c’est une involontaire révélation du fond de leur pensée.
Les “dérapages” divers et répondant à l’infamie ordinaire du système lors de la présidence Nixon, notamment l’action au Vietnam (attaques secrètes dévastatrices et criminelles du Cambodge) ou bien l’action de la CIA au Chili (Allende et coup d’Etat du 11 septembre 1973), relèvent aussi bien de la politique expansionniste et interventionniste courante du système de l’américanisme, et aussi de l’action de la bureaucratie de sécurité nationale, que du vice d’un homme particulier. Là aussi, l’analyse qui met le seul Nixon en accusation relève de l’habituelle opération de “blanchiment” du système par lui-même, comme fut le Watergate (la narrative d’un système si vertueux qu’il abat lui-même son président parce qu’il a moralement fauté). Nixon n’est certainement pas un monument de vertu mais il est le seul président à avoir sérieusement et par moment efficacement lutté contre les pressions de la bureaucratie pour restaurer le pouvoir politique; et l’on comprend mieux que c’est bien cette bataille, et non celle de la vertueuse “démocratie américaine”, qui eut raison de lui avec le montage du Watergate.
C’est dans ce domaine qu’il faut chercher la différence fondamentale entre les deux méthodes Nixon et Obama, en apparence similaire dans la forme. Obama s’enferme avec une petite équipe, non pas pour appliquer par la force du pouvoir ses idées contre la bureaucratie, mais par inexpérience et par absence d’idées bien précises, toutes choses qu’il ne veut pas faire apparaître. Il en résulte qu’au contraire de Nixon, cet isolement sans directives impératives permet d’autant mieux aux bureaucraties d’appliquer leurs propres politiques et d’interférer gravement dans l’unité et la coordination d’une seule politique US. On a chaque jour des exemples de cette politique sans contrôle, de ce désordre, où la présidence ne parvient absolument pas à maîtriser sa politique, dont on est évidemment conduit à se demander si elle existe seulement. (Dernier cas en date, l’affaire de l’accord sur les anti-missiles avec la Roumanie.) C’est bien dans le cas d’Obama qu’il faut parler d’emprisonnement stérile par une petite équipe; mais ce n’est pas la méthode qu’il faut critiquer mais l’absence totale d’inspiration et de conceptions du chef de cette équipe et, par conséquent, l’effet de la perversion de la méthode. Nixon avait la même méthode, mais la méthode n’était pas un but dans son cas mais un moyen pour tenter de tourner la dictature de la bureaucratie. Nixon a perdu, mais avec les honneurs contrairement à la réputation qu’on lui fait, et après avoir accompli des choses non négligeables; Obama n’a même pas perdu puisque, jusqu’ici, il ne s’est même pas battu. C’est d’autant plus regrettable et condamnable que, bien plus encore que Nixon, il a historiquement la tâche de devoir se battre dans ce sens, et il a les capacités humaines pour le faire. C'est tout le problème de l'“American Gorbatchev”, que Nixon faillit être par anticipation, et tenta d'être, et qu'Obama aurait pour tâche historique de devenir, et avec beaucoup plus de capacités pour le devenir, et qu'il ne tente en aucune façon de devenir.
Mis en ligne le 11 février 2010 à 07H54