La minutieuse comptabilité du désastre

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La minutieuse comptabilité du désastre

Au Pentagone, le JSF est devenu, paraphrasant un slogan de relations publiques à Hollywood, concernant Eric von Stroheim du temps (du muet) de sa carrière d’acteur dans cette ville-industrie : “The program you love to hate…”. Le directeur au Pentagone des tests opérationnel et d’évaluation, J. Michael Gilmore, a remis un rapport au Congrès, de 342 pages concernant la plupart des grands programmes en développement. Seize pages sont consacrées, non pas “au JSF” en soi, mais, comme l’écrit le site NextGov.com, ce 15 janvier 2013… «to problems with the over-budget and behind-schedule fighter program». Le programme JSF est devenu rien d’autre qu’une production accélérée et sans cesse en accélération de problèmes s’ajoutant aux problèmes déjà en cours, et ainsi de suite. Ce que les connaisseurs de la chose nomment “la spirale de la mort” d’un programme est devenu une “spirale de crises” qui semble enchaîner le système du Pentagone à la survie d’un programme qui, pour survivre, ne peut que produire crise sur crise (c’est pourquoi la “spirale” concerne “des crises” successives et non une seule). On comprend que la “spirale de la mort” serait infiniment préférable pour couper court, et couper la branche pourrie, si elle pouvait seulement aller à son terme.

Nous avons rarement entendu des jugements aussi abrupts, des prospectives aussi catastrophiques par rapport aux conceptions et réalisations de base, concernant un programme d’un nouvel avion de combat, et de celui-ci, de cette importance colossale, de ce coût, de cette prétention, etc. Par exemple ces mots de Gilmore aux parlementaires, concernant l'année 2012 : «The Defense Department has made “virtually no progress in the development, integration, and laboratory testing” of software for production versions of the F-35 Lightning II fighter aircraft…», – nihil, zéro, rien, nada… Effectivement Gilmore, s’est attaché essentiellement au monstre des monstres, au Moby Dick des problèmes du JSF, son monstrueux programme software, dont on prévoyait qu’il serait opérationnel et efficace en 2011-2012 (selon les versions), et dont on peut envisager, au mieux, si aucun problème majeur ne le retarde encore, – imaginez les conditions idylliques ! – qu’il sera prêt en 2017 pour la première version. (Le F-35B des Marines ? Pas vraiment de précision parce que, en vérité, on n’en sait rien, et même 2017 est lancé parce qu’il faut bien faire montre de quelque précision.) Voici donc quelques “précisions” extraites du rapport de J. Michael Gilmore…

«Contractor Lockheed Martin Corp. develops software for the F-35 in a series of five blocks. The annual report reveals all blocks are incomplete and behind schedule. Software development for the F-35 stands out as one of the “largest and most complex projects” in history, totaling some 9.5 million lines of code for the aircraft -- three times the amount of code in the F-22A Raptor fighter, the Government Accountability Office reported in July 2012.

»The operational test and evaluation report said F-35 Block 1 software, used in test aircraft and lacking any combat capability, has not been completed, with some 20 percent not integrated and delivered for flight test. Block 2A software experienced a four-month delay in delivery for flight test, with only 50 percent of the software delivered.

»Block 2B software, designed to manage missiles and bombs, was supposed to have been ready for use at the end of 2012, but as of August, only 10 percent had been delivered, the report said. Block 3i software, planned for use on production aircraft and hosted on an upgraded computer processor, “has lagged on integration and laboratory testing.” The Block 3i software is expected to enter flight test in mid-2013 and the final production version, Block 3F, will start a 33-month series of flight tests in early 2014, the report said, which puts the end of these tests close to 2017. […]

»In his introduction to the overall test report, Gilmore highlighted problems with software development in military systems. “The test-fix-test cycle for software is faster and less visible than for other systems types. For many software issues, there is no meaningful distinction between maintenance and follow-on development. Given the speed of software development, the inability to oversee software in detail, and the fact that one must develop code to fix code, the line between fixing defects and adding features is nearly always blurred,” Gilmore wrote. He added, “Given the pace at which new security patches and product updates and changes in the computing environment occur, there is also essentially no such thing as a stable software system.»

De tous côtés, c’est le même écho. Quelques jours plus tôt, des documents sur les essais et tests du JSF en 2012 avaient été rendus publics. Le détail en est une litanie de contre-performances, d’échecs, de retards, de contretemps, etc. ; pourtant, l’attitude du département, du Pentagone, est toujours d’alimenter ce tonneau des Danaïdes, toujours d’y mettre de l’argent, toujours de pousser les feux de la “spirale de crises”… Le 12 janvier 2013, sur son site ELP.defense, Eric Palmer, l’un des critiques les plus endurants du JSF, présente ce rapport dans les termes habituels de ses commentaires méprisants, gouailleurs, furieux, etc.

«Years on, and over $50B-plus later, the F-35 is not ready to be a part of any future U.S. DOD force structure, especially with significant budget cutting where money is taken away from day-to-day operations. The Secretary of the USAF has stated that flying hours, operations, and other core capability will be cut. Yet the huge disconnect is that they are willing to commit more money and time to a failed tac-air recap project known as the F-35. It is hard to listen to ANY DOD official talk about cutting operational hours and take them seriously when they are unwilling to cancel failed programs.

»The U.S. DOD test community has released its 2012 evaluation of the F-35. You can read it at the bottom of this post. Again, like previous years, there are problems still not fixed. The aircraft is unlikely to be affordable, sustainable, lethal or survivable…»

Ainsi donc se poursuit le calvaire du JSF, beaucoup moins entouré des attentions du système de la communication (information sur ses avatars) mais toujours plus assuré de son catastrophique destin. (Ce désintérêt relatif du système de la communication n’est pas un cover up pour camoufler les problèmes de l’avion. C’est parce que le destin du JSF a cessé de passionner les spéculations et, pour le système de la communication, ce programme est un échec sans retour destiné à se terminer en catastrophe, inéluctablement.)

Cette affaire du software de l’avion, qui est en elle-même une “crise dans la crise”, constituera sans aucun doute la phase fondamentale et décisive du calvaire. La date de 2017 avancée pour sa résolution est, dans l’hypothèse optimiste où la crise est résolue et le software mené à bien, évidemment complètement irréaliste. Donc, l’optimiste parlerait plutôt de 2020, au mieux, pour fixer la date où l’on pourrait envisager des JSF opérationnels pour les années suivantes… Le pessimiste, c’est-à-dire le réaliste (ou “l’optimiste bien informé”), sait bien, lui, que cette crise ne sera pas résolue, et que le JSF n’aura jamais sa “suite électronique” qui est un cas en pointe de l’impasse du système du technologisme ; c’est-à-dire que le JSF n’atteindra jamais son niveau d’opérationnalité requis. Entretemps, comme on a déjà commencé à le faire, on conclura officiellement, comme on le sait déjà, que le niveau opérationnel de l’avion est totalement inadéquat et insuffisant, presque un pas en arrière par rapport à ce qui précède, – aussi l’impossibilité de jamais atteindre ce niveau serait-elle presque une bonne chose…

Aujourd’hui, le point le plus intéressant est l’enchaînement du Pentagone à un programme dont tout le monde sait qu’il est une catastrophe qui ne fournira jamais un avion de combat utilisable. Plus qu’enchaînement, on parlerait d’une “addiction” presque pathologique, parce qu’elle est subie alors que le sort irrémédiable du programme est compris par tous. Les USA n’auront jamais que des JSF “d’exposition”, sans la moindre capacité opérationnelle novatrice bien entendu, et sans doute sans la moindre capacité effective tout court. Que cela soit dit in fine, haut et fort, comme dans le cas de Gilmore, rend encore plus pathétique et tragique l’incapacité du Pentagone de prendre la seule décision qui s’imposerait pour sauver ce qui peut l’être encore, – qui est l’abandon du programme et le lancement en catastrophe de programmes de remplacement, F-15 et F-16 améliorée pour l’USAF (la Navy ayant pris, elle, ses dispositions pour faire sans ce JSF dans lequel elle n’a jamais cru).

Le sort du JSF n’a plus guère d’importance parce qu’il est scellé. Ce qui est fascinant, explosif, presque sublime, c’est de suivre l’apparition des prémisses des effets absolument catastrophique et incontrôlables de la poursuite de ce “programme”, sur l’équilibre de la puissance US, sur l’équilibre même du pouvoir à Washington avec des facteurs tels que la pression de la dette et la catastrophe budgétaire, l’attitude du Congrès, l’arrivée de Hagel au Pentagone, sur le sort même du système du technologisme confronté aujourd’hui à sa phase d’impuissance et de paralysie. L’incapacité du Système à se débarrasser de cette branche pourrie qui pourrait infecter l’arbre dans son entièreté, la fascination qui nourrit cette incapacité, constituent un des exemples les plus achevés du couple équationnel surpuissance-autodestruction constitutif aujourd’hui de l’activité du même Système.


Mis en ligne le 17 janvier 2013 à 07H32