La prison buissonnière des codes sources, ou l’“effet-JSF”

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Un des multiples débats autour de la monumentale catastrophe du programme JSF concerne le transfert (le non-transfert) des codes sources aux partenaires internationaux (éventuels) du programme, de façon à ce que ceux-ci puissent (ne pas) assurer l’entretien, la maintenance, etc., de l’avion. Les Américains ont pris la décision, qui n’est pas nouvelle mais qui semble solennelle, de ne pas livrer les codes source à leurs alliés, notamment et particulièrement aux Britanniques. Ces mêmes Britanniques qui croyaient avoir un accord du président des Etats-Unis dans ce sens (en mai 2006), renforcé par la signature (en décembre 2006) d’un accord dans ce sens, accord qu’il croyait confirmée par un traité plus général entre le président des etats-Unis et le Premier ministre britannique (en mai 2007) – et ainsi de suite, au gré de la houle caressante des special relationships...

Mais venons-en au principal: notre ami Bill Sweetman est de retour. Après une aussi longue absence sur le blog d’Aviation Week (Arès-Defense), notre commentateur-chroniqueur préféré des aventures du JSF revient en ligne le 1er décermbre 2009. Sweetman dresse le tableau fort peu idyllique de l’état des lieux du programme JSF, cela sans surprise, puis aborde divers autres sujets.

• Il s’arrête notamment à cette décision US de non-transfert et nous communique un rapide commentaire de quelques paragraphes, dont nous retenons un passage, souligné par nous en gras, qui alimentera notre commentaire plus bas.

«As I write this, a charcoal-backed banner advert from Jack Daniel's wraps around Reuters' report last week from Jim Wolf. It might be appropriate, because some people might have needed a stiff drink after reading the story, in which JSF international-affairs head Jon Schreiber firmly stated that no JSF partner was going to get access to the source code that underpins the software.

»Some partners probably don't care. Their model (whether their politicians know it or not) is that they will never operate outside a US coalition. But rumblings out of the UK indicate a certain level of shock. After all, the UK (like some other international partners) spends a lot of time and money on acquiring SIGINT, enabling it to build up its own electronic order of battle (EOB). SIGINT involves not just identifying the type of emitter but even individual systems, giving valuable clues to the way that the adversary deploys and moves systems. But it's all useless if you can't program it into the JSF's electronic warfare systems.»

• Puis, dans les commentaires du texte de Sweetman, nous relevons trois interventions entre deux interlocuteurs, les deux se répondant effectivement. La première apporte une information complètement inédite sur le programme JSF, provenant de SAAB. (Nous conservons les surnoms en gras, ces commentaires étant également du 1er décembre 2009.) (NB: “s/w” pour software.)

Awacs: «Chimago: At a presentation in the Netherlands yesterday, Saab's VP for Operational Capabilities Peter Nilsson suggested that the F-35 s/w is integrated to such an extent, that giving individual customers access to the code entails the risk that allied F-35s start falling out of the sky because some change made to the mission s/w has accidentally impacted on the flight-critical s/w. “The U.S. cannot give away the code because they haven't separated the critical s/w from the non-critical s/w,” he said. Of course he went on to claim that in the case of Gripen NG, this is different. Saab has separated the critical and non-critical s/w by using layers and partitions, he said. Gripen NG customers would be "able to change the non-critical s/w however they like; in the future maybe even by downloading open architecture s/w applications from the Internet.”»

Chimago: «AWACS, that would mean that s/w development has been performed by plumbers... with all due respect for plumbers when they make their jobs. I find it incredible if true. What the Saab VP explained is standard practice in serious commercial s/w development.»

Awacs: «Chimago: Saab is in a very challenged market position so one should be careful when they make allegations about their competitor. On the other hand, if what they say is indeed true, the U.S. refusal to release F-35 source code suddenly starts to make sense.»

Notre commentaire

@PAYANT Ainsi vont les informations sur les JSF, qu’on rencontre au gré de lectures qui semblent accessoires et qui, en un instant, se révèlent essentielles. C’est la magie d’Internet. Dans les quelques phrases citées ci-dessus, le JSF nous montre quelques facettes de plus de ce qu’il représente – un projet dément, une sorte de Frankenstein globalisé qui est bien parti pour dévorer ceux qui l’ont fabriqué de toutes pièces – car il y a tant de pièces, tant de lignes de codes sources, tant de virtualisme et de désinformation que les manipulateurs eux-mêmes sont décidément et définitivement condamnés à errer dans leur imbroglio kafkaïen, comme le fait le Joseph K. du roman, et eux jusqu’à ce que mort du programme s’ensuive.

Référence pour référence, ces divers détails qui surgissent d’écrits aussi divers, comme autant de bulles crevant la surface de l’eau tranquille et puissante du JSF vurtualiste qu’il nous avait concocté, sont en train de former un formidable dossier pour “le procès” du JSF. Il est désormais assuré de science certaine que le programme JSF l’une des plus grossses escroqueries involontaires (car les créateurs y croient toujours et ne l’ont pas conçu comme telle) de l’ère technologiste et de la postmodernité. (Il faut toujours avoir à l’esprit que la “quincaillerie” produite par le Complexe est sans le moindre doute possible l’un des facteurs essentiels de l’ère technologiste et de la postmodernité. C’est la raison pour laquelle les philosophes, s’il y en a encore, auraient intérêt à mettre leurs blanches mains dans le cambouis et à s’y intéresser de près.)

Les petites nouvelles recueillies ci-dessus nous montrent que le JSF est à la fois une prison qui est elle-même emprisonnée, tout cela fagoté dans l’imbroglio qu’est devenu ce programme. Ce qu’emprisonne le JSF pour mieux s’emprisonner lui-même, ce ne sont pas seulement des stratégies ou des opérations à venir, mais les valeurs structurantes elles-mêmes contre lesquelles la modernité est en guerre impitoyable: la souveraineté, l’indépendance, en d’autres mots le droit de refuser l’enchaînement mécanique, bureaucratique et guerrier, que le Pentagone tente d’imposer au reste du monde en même temps qu’il se l’impose à lui-même, comme dans toute bonne logique systémique. Ce que nous dit également la phrase du VP de SAAB («The U.S. cannot give away the code because they haven't separated the critical s/w from the non-critical s/w»), c’est que le processus est tellement verrouillé que si quelque mécanicien en train de frotter une aile de JSF pour qu’il paraisse aussi propre qu’un sou neuf décide de déboutonner le bouton de son col parce que ça lui serre un peu et qu'il fait chaud dans les champs des tulipes hollandaises, tout le processus s’enclanche, inexorable jusqu’à l’interruption du mécanisme nommé respiration pour tous les membres de la corporation-JSF. Apprendre en un seul souffle et quelques lignes que le JSF emprisonne encore plus les pays qui l’achètent aux consignes du Pentagone qu’on ne le croyait (Sweetman), et que si un farceur modifie ici une ligne de codes sources de la merveille dont il a la garde comme le gardien a la garde de son musée des JSF tomberont comme des mouches à l’autre bout de la terre (SAAB), selon l’“effet -papillon” de la théorie du chaos, c’est vraiment trop beau pour ne pas être vrai. (Le JSF invite même à modifier cul par-dessus tête les vieux dictons).

Il est vrai que nous devrons désormais créer une nouvelle catégorie de dictons concernant la postmodernité du Pentagone et de l’américanisme sous le nom d’“effet-JSF”. Il s’agit de l’impasse colossale dans laquelle s’est engouffrée cette puissance non moins colossale du système de l’américanisme, avec le Pentagone, le “rentabilisme” né du capitalisme triomphant sous Clinton, le front de taureau de la bureaucratie et la “servilité volontaire” caractérisant l’empire occidentaliste de la liberté. Le JSF rassermble tout cela, pour ceux qui n’y verraient qu’un morceau de quincaillerie de plus. Les détails qui continuent à s’accumuler sur la véritable nature de la chose monstrueuse sont à la fois stupéfiants et effrayants, et profondément festifs (ne disons pas jouissifs) à la pensée que tout cela est en train de s’effondrer comme un vieux “fromage qui pue” (dixit, monsieur Sylvestre-Stallone des Guignols de l’info). A mesure que nous les découvrons s’ancre l’idée que, décidément, ils n’arriveront bien entendu jamais à faire leur monstrueux bidule et que le JSF est destiné à devenir la plus fantastique catastrophe industrielle et technologique de l’histoire de la deuxième civilisation occidentale, et à creuser un peu plus profond la tombe du système de l’américanisme.


Mis en ligne le 2 décembre 2009 à 06H54