La psychologie américaniste et l’“énigme” nippone

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Voici que nous avons deux articles un peu face-à-face, exprimant deux jugements qui paraissent singulièrement opposés. Nous avons signalé déjà un durcissement des relations entre les USA et le Japon, le 25 décembre 2009. Le 29 décembre 2009, le Washington Post publiait un article sur cette question, article qui a largement circulé et est considéré comme le point de ralliement d’un jugement pessimiste sur la chose. Le 31 décembre 2009, Foreign Policy publiait un article allant dans un sens plutôt contraire.

• L’article du Post est centré autour de l’entretien houleux qu’a eu Clinton (Hillary), “convoquant” (le 20 décembre 2009) avec une certaine brutalité l’ambassadeur du Japon à Washington pour le sermonner assez durement. «…That [Clinton] felt compelled to call the unusual meeting highlights what some U.S. and Asian officials say is an alarming turn in relations with Japan since Prime Minister Yukio Hatoyama led an opposition party to victory in August elections, ending an almost uninterrupted five decades of rule by the Liberal Democratic Party. Since the election, a series of canceled dinners, diplomatic demarches, and publicly and privately broken promises from the new government has vexed senior White House officials, causing new concern about the U.S. friendship with its closest Asian ally. The worry extends beyond U.S. officials to other leaders in Southeast Asia, who are nervous about anything that lessens the U.S. security role in the region.»

• L’article de Foreign Policy prend en compte tous ces faits mais tend plutôt à les mettre sur le compte de la mésentente de communication, de désaccords formels sinon fortuits, tandis que les “fondamentaux” restent stables et indiquent que l’alliance entre les deux pays doit se poursuivre. On parle de la jeunesse du nouveau Premier ministre Hatoyama, de son inexpérience, de sa récente venue au pouvoir qui le rend maladroit, mais que cela n’est que temporaire: «“To force this down a young government's throat is going to put this relationship on the wrong trajectory”, said Patrick Cronin, senior director of the Asia-Pacific Security Program at the Center for a New American Security. “We need to be flexible right now because the new government simply hasn't stood up.”» (Notez bien qu’aucune réserve de cette sorte n’est avancée pour la présidence Obama, dont on sait qu’elle est chenue, expérimentée, depuis des années au pouvoir et ainsi de suite; les experts ont le jugement conséquent, sinon bien contrôlé.)

Le fondement de la vision US est clair, même lorsqu’il s’oppose sur les perspectives: les nouveaux dirigeants japonais vont s’entêter dans leur vision faussaire des relations USA-Japon ou bien s’adapter à la situation du monde, c’est-à-dire s’aligner sur les USA. En aucun cas, il n’est question de mettre en question — pas question! – la position US. Pas de surprise. Ce qui est intéressant, ce sont les erreurs, surtout de type formel, qui sont ainsi commises. Deux exemples données par les deux articles.

• Le Post: «On Dec. 17, Hatoyama officially informed the Obama administration that he would not make a decision about the air base by the end of the year. He told Clinton the news in conversation at a dinner in Copenhagen at the conclusion of the United Nations climate-change summit.

»After the dinner, Hatoyama told Japanese reporters that he had obtained Clinton's “full understanding” about Tokyo's need to delay. But that apparently was not the case. To make sure Japan understood that the U.S. position has not changed, Clinton called in the Japanese ambassador during last week's storm, apparently having some impact. “This is a thing that rarely occurs, and I think we should take this [Clinton's action] into account,” the ambassador told reporters as he left the State Department.»

Foreign Policy: «The most oft-talked about moment in the new U.S.-Japan dynamic, insiders say, is a now-infamous conversation between Obama and Hatoyama in Tokyo earlier this year, when the two spoke frankly about the Futenma basing issue. Obama's team had decided to communicate privately to Hatoyama that the U.S. wanted to keep the current plan to relocate the airstrip to Camp Schwab as is, but wanted to avoid creating problems for Hatoyama in public by airing the differences in the press.

»Hatoyama told Obama “Trust me,” and Obama decided to do so, leaving the meeting confident that Hatoyama would deliver. The problem was that Obama's understanding of “trust me” might not have been exactly what Hatoymama intended. “The ‘trust me’ seemed to be that this was going to be resolved with the Futenma Replacement Facility at Camp Schwab, simple as that,” the administration official explained, noting that the timing of Hatoyama's perceived promise remained ambiguous.

»“That's not what he meant,” said Cronin. “‘Trust me’ did not mean he could fully implement to the letter the realignment agreement. He never meant that. It was a political ‘trust me,’... work with me and I can help you.” And so the relationship between the two leaders became somewhat soured.»

Notre commentaire

@PAYANT Au départ, notez que la querelle est et reste réduite à la localisation d’une base du Corps des Marines. C’est une chose dont on s’arrangerait entre gens civilisés; mais le Corps des Marines n’est pas le réceptacle rêvé pour des “gens civilisés”, ni le Pentagone qui dirige toute cette affaire et le statut d’occupation qu’il fait subir au Japon, ni l’américanisme en général. Mais tout cela n’est pas nouveau et doit reste secondaire dans notre analyse.

Ce qui nous intéresse dans ces rapports sur les relations USA-Japon, c’est qu’à partir des mêmes faits et des mêmes réactions, ils nous disent le contraire. La raison en est qu’ils sont envisagés à partir de deux perspectives:

• La première perspective est celle des faits rationnellement et, disons, “objectivement” appréciés. Comme nous le disions plus haut, effectivement la querelle sur la localisation de la base du Corps des Marines de Futenma est mineure par rapport aux intérêts communs entre les deux nations, notamment sous la forme où les conçoivent les experts américanistes. Par conséquent, cette querelle mineure doit s’effacer devant les évidences d’intérêts beaucoup plus élevés. Stricto sensu, cette perspective n’est certainement pas fausse.

• Il n’empêche que, du point de vue des relations, la situation s’aggrave, avec des incidents qui mettent en cause la susceptibilité publique des uns et des autres. Il y a des camouflets publics, des injonctions, des engagements qu’on juge trahis, etc. Il y a une évolution qui fait que, de plus en plus, les uns et les autres se trouvent dans des positions où ils ne peuvent céder sans “perdre la face”.

Que se passe-t-il? Notre explication est toujours et reste fondamentalement psychologique; elle renvoie au cloisonnement constaté dans l’agencement de la psychologie américaniste. Nous abordons souvent cet aspect des choses, ce cloisonnement non pas du jugement conscient mais de la psychologie inconsciente. D’un côté, le jugement, l’appréciation, l’évidence des faits entraînent chez les analystes, les experts, etc., du côté américaniste une très forte pondération des capacités US. On reconnaît que la puissance US est en déclin, voire en déclin accéléré, voire proche de l’effondrement dans certains domaines pour certains. Cela conduit à des jugements de prudence, de retenue, d’accommodements, etc. A côté de cela, la psychologie reste complètement celle de l’absolue supériorité américaniste, absolument incontestable et nécessairement incontestée, et l’on continue à croire à la transcription dans la réalité de cette puissance. On continue à croire absolument, malgré les jugements sur le déclin de la puissance US, que les intérêts des autres sont de s’aligner sur les intérêts US, parce que les USA sont la plus grande puissance possible et que leur vertu même garantit cette puissance. Ainsi, un arrangement entre les USA et le Japon, y compris chez ceux qui pensent que la question de la base est mineure et que les intérêts des deux pays les pousseront à s’accommoder, cet arrangement ne peut être du point de vue US que l’acceptation complète par le Japon des exigences US concernant la base. Ainsi, quand le Premier ministre japonais dit à Obama : “Faites-moi confiance”, Obama, généreusement, accepte de lui faire confiance ; mais il est entendu qu’il a, lui, entendu : “Faites-moi confiance, je résoudrai la question des bases et ce sera évidemment en finissant par accepter, ou par faire accepter toutes les conditions US”. Le Premier ministre japonais, lui, n’a voulu dire que ceci : “Faites-moi confiance, je résoudrai la question des bases en mettant sur pied un arrangement qui sera acceptable par tous” – ce qui implique que le Pentagone devrait songer éventuellement à faire cette chose horrible qui est d’accepter de faire l’une ou l’autre concession – ce qui est évidemment impensable. (De même, lorsque l’ambassadeur japonais, brutalement convoqué par Clinton, déclare aux journalistes: «This is a thing that rarely occurs, and I think we should take this [Clinton's action] into account…», nul parmi les commentateurs US n’imagine autre chose que ceci: “Les Japonais ont compris que nous ne plaisantons pas, ils vont s’aligner”; mais, selon les circonstances, cela pourrait être ceci – l’ambassadeur expliquant qu’il a effectivement compris la leçon, que le Japon sait maintenant que, pour négocier avec les USA, la méthode d’accommodement ne marche plus et qu’il faut envisager de se montrer également plus brutal.)

Le Japonais avait donc dit: “Vous verrez, nous nous entendrons”; l’Américain avait compris: “Vous verrez, nous capitulerons”… Ce qui est le plus caractéristique de la machine intellectuelle de l’américanisme, et donc de la “pensée” américaniste en général, c’est qu’elle émet analyses et jugements impeccables de logique à partir de données psychologiques inconscientes faussées, et semble-t-il impossibles à redresser. Elle y est encore encouragée, dans certains cas, par la crainte de certains des interlocuteurs de l’américanisme d’être trop clair. (Le Japonais Hatoyama peut-il dire crûment qu’il craint de perdre sa majorité s’il dit clairement aux USA qu’il est temps que les USA prennent en compte la souveraineté nationale du Japon? Peut-il dire crûment que c’est éventuellement son sentiment?) Il résulte de ces relations perverties par des rapports d’allégeance en pleine crise de contestation d’un côté, d’exigence réaffirmée de cette allégeance de l’autre côté, des mésententes et des incompréhensions, pour l’instant, qui vont alimenter méfiance et soupçon, aggravant encore cette mésentente et cette incompréhension. Ainsi pourrait-on en venir subrepticement et à partir du cas assez futile de l’emplacement de la base du Corps des Marines, à des problèmes plus fondamentaux qui concernent les relations entre les USA et le Japon. La perspective est largement ouverte à cet égard, parce que les “problèmes plus fondamentaux entre les USA et le Japon” ne manquent certainement pas.


Mis en ligne le 4 janvier 2010 à 05H24