La révolte du ministre australien

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Les déclarations du ministre australien des affaires étrangères Kevin Rudd font des vagues. On les a évoquées hier, 8 décembre 2010, sous la seule forme de quelques extraits. Un article consistant du Guardian, ce 9 décembre 2010 donne de nombreuses précisions qui permettent de mieux mesurer l’ampleur de cette affaire. Il ne s’agit pas du tout d’une révolte d’un officiel du Système contre le Système mais d’une contestation sévère du fonctionnement de ce Système, par un officiel du Système.

D’une façon générale, disons sur le fond, Rudd n’adopte nullement une rhétorique antiaméricaniste. Pour lui, d’abord et avant tout, il y a une profonde absurdité, sinon une profonde injustice, dans le fait d'attaquer celui qui a exploité une faute du Système (les fuites sont venues du Système, à cause du Système). C’est la fameuse phrase anglaise “don’t shoot the messager”, tirer sur le porteur du message sous prétexte que le message contient une bien mauvaise nouvelle.

«Kevin Rudd said legal liability rested with the initial leakers and Assange should be protected from threats to his safety as the US stepped up pressure on companies and organisations with ties to WikiLeaks. […]

»Assange, who was arrested in London yesterday, faces extradition to Sweden for alleged sexual assaults, but Rudd took the offensive against the US over the leaks. “Mr Assange is not himself responsible for the unauthorised release of 250,000 documents from the US diplomatic communications network,” Rudd told Reuters.

»“The Americans are responsible for that. I think there are real questions to be asked about the adequacy of their security systems and the level of access that people have had to that material over a long period of time.” “The core responsibility, and therefore legal liability, goes to those individuals responsible for that initial unauthorised release,” he said.

»“There is a separate and secondary legal question … which is the legal liabilities of those responsible for the dissemination of that information, whether it's WikiLeaks, whether it's Reuters, or whether it is anybody else.” […]

»Asked what governments should do in response to the leaked cables, Rudd said: “Rule No 1 for our friends in the United States is – how do you tighten things up a bit? I think that's a fair old question. Maybe 2 million or so people having access to this stuff is a bit of a problem.”

Deuxième point important, Rudd réclame un changement de politique du gouvernement australien vis-à-vis d’Assange. En fonction de ce qui est dit précédemment et, d’ailleurs, selon la simple procédure légale, l’Australie doit prêter assistance à Assange qui est un de ses nationaux et qui, pour l’instant, n’est reconnu légalement coupable de rien.

«Rudd said that Australia would provide Assange with consular assistance after a request by him to the country's high commission in London. “That is the proper thing to do for any Australian citizen,” he said. […] Assange says he has faced calls for his assassination, among other threats. Rudd said: “We'd be concerned about the safety and security of all Australians. People should be free from any such threats.”»

Enfin, un élément personnel qui permet de mieux comprendre la réaction de Rudd. Des documents Wikileaks publiés par la presse australienne (l’article du Guardian donne les liens) décrivent, dans le chef des diplomates US, le ministre (et ancien Premier ministre Rudd) comme un “soldat récalcitrant”, qui avait l’habitude stupéfiante de prendre des décisions de politique extérieure sans, semble-t-il, demander l’imprimatur aux autorités américanistes (c’est ainsi que nous traduisons la phraséologie citée)… Attitude fort perverse, sans aucun doute.

« His comments came after the Sydney Morning Herald published leaked cables in which US diplomats described Rudd, then Australia's prime minister, as a mistake-prone control freak with a tendency towards making “snap announcements without consulting other countries or within the Australian government”. Rudd dismissed the criticism, saying that it was “like water off a duck's back”.»

C’est une affaire intéressante parce qu’on y trouve réunis divers éléments complètement cohérents et qu’il ne s’agit pas d’une de ces attaques violentes contre le Système (Washington en l’occurrence) qui serait évidemment aussitôt dénoncée par les directions politiques comme une trahison inexpiable et écarterait de ce fait les mises en cause internes. Rudd ne déserte pas. Il rechigne, il rue dans les brancards, et il dit principalement, ce qui est beaucoup plus terrible qu’une trahison pure et simple qui peut être aisément dénoncée et provoque des regroupements instantanés : “Le Système (les USA) est une usine à gaz complètement inefficace, qui prend eau de toutes parts, qui est incapable d’assurer sa propre protection, et qui cherche des boucs émissaires pour camoufler son incompétence, son inefficacité et sa paralysie”. De la part d’un allié fidèle (l’Australie est impeccablement alignée sur les USA), c’est une attaque bien plus vicieuse qu’un ministre s’écriant “le Système est le Mal en soi”, et aussitôt interné en hôpital psychiatrique pour la chose.

Comme d’habitude, Washington, pour masquer sa propre incompétence par réflexe automatique (il est au-delà de l’entendement du Système de même concevoir qu’aux yeux de l’extérieur il puisse paraître incompétent), se précipite sur le “messenger” porteur de facto du message de cette incompétence ; il le diabolise, Assange devient terroriste et une sorte de “ben Assange”, et l’extrémisme et l’outrance du propos n’apparaissent au Système à aucun moment porter le risque du discrédit de l’argument ; la CIA n’a pas encore analysé la phrase “tout ce qui est excessif est insignifiant” (ou, plus précisément pour notre cas, en version postmoderniste : “tout ce qui est absolument excessif est absolument insignifiant”, – c’est-à-dire, sans aucune signification).

Ces réalités diverses ne vont cesser de peser de plus en plus sur cette affaire. A notre sens, le cas de Rudd (qui n'est pour l'instant nullement désavoué par le gouvernement australien) n’est qu’un début, et l’on trouvera bientôt d’autres personnalités des directions politiques des divers membres du Système (d’autant plus, celles qui sont mises en cause par les câbles diplomatiques) pour se révolter contre les réactions follement brutales de Washington. Quant à Washington, c’est-à-dire cette machinerie bureaucratique sans souci des nuances et autres peccadilles intraduisibles pour elle, sa brutalité ne pourra être qu’exacerbée par la mise en évidence de ses propres tares et de ses vices irrémédiables par des gens de son propre Système. C’est un très beau cas de “discorde chez l’ennemi” et Sun-tzu, notre vieil inspirateur qui recommande de retourner sa propre force contre l’adversaire, doit esquisser un sourire énigmatique dans sa vieille tombe poussiéreuse.

…D’autant qu’au-dessus de tout cela planent des observations bien plus graves, sous forme de questions : l’effondrement américaniste, l’incompétence et la paralysie américaniste, la brutalité américaniste, ne montrent-elles pas que l’américanisme est désormais inapte à constituer le moteur et l’inspirateur centraux du Système ? Et le système peut-il subsister, et même simplement exister sans sa traduction postmoderniste du système de l’américanisme, sans l’Amérique comme moteur et inspirateur ? Nous avons la conviction de notre réponse, évidemment négative dans les deux cas.


Mis en ligne le 9 décembre 2010 à 07H05